Note du Saker Francophone : Cet article vient en contre argument de l'article d'Eric Zuesse, que nous avons traduit ici.
Alors qu’il y a une base factuelle à tout cela, l’article original induit le lecteur en erreur avec un titre choquant, How US nuclear force modernization is undermining strategic stability : The burst-height compensating super-fuze [Comment la modernisation de la force nucléaire étasunienne nuit à la stabilité stratégique : le super fuze qui compense la hauteur d’explosion], et présente plusieurs conclusions non étayées. En outre, cet article original a été examiné plus avant par de nombreux observateurs, qui manquent tout simplement de l’expertise suffisante pour comprendre ce que signifient réellement les faits mentionnés. Ensuite, les diverses sources ont commencé à se citer les unes les autres et, pour finir, tout cela a débouché sur une « peur du super fuze » totalement infondée. Essayons de comprendre.
Comprendre les frappes nucléaires et leurs objectifs
Pour comprendre ce qui s’est réellement passé, je dois d’abord définir quelques termes fondamentaux :
Capacité de destruction d’une cible difficile : cela se rapporte à la capacité d’un missile de détruire une cible fortement protégée, comme un silo de missiles souterrain ou un poste de commandement profondément enterré.
Capacité de destruction d’une cible facile : la capacité de détruire des cibles peu ou pas protégées.
Frappe de la force antagoniste : cela réfère à une frappe visant les capacités militaires de l’ennemi.
Frappe de contre-valeur : cela se rapporte à une frappe sur des ressources non militaires, comme des villes.
Comme les silos de missiles nucléaires et les postes de commandement sont bien protégés et profondément enterrés, seuls des missiles capables de détruire des cibles difficiles (HTK dans son acronyme anglais) peuvent procéder à une attaque de la force antagoniste. Des systèmes capables de détruire des cibles faciles (STK dans son acronyme anglais) sont par conséquent vus généralement comme la capacité ultime de représailles pour frapper les villes ennemies. L’idée fondamentale ici est que la capacité HTK n’est pas fonction de la puissance explosive, mais de la précision. Oui, en théorie, une arme extrêmement puissante peut compenser à un certain point un manque de précision, mais en réalité, tant les États-Unis que l’URSS/la Russie ont compris depuis longtemps que la véritable clé des armes HTK résidait dans leur précision.
Pendant la Guerre froide, les missiles balistiques intercontinentaux (ICBM) étaient plus précis que les missiles balistiques sous-marins (SLBM), simplement parce que viser depuis la surface et à partir d’une position fixe était beaucoup plus facile que le faire depuis un sous-marin immergé et en mouvement. Les Américains ont été les premiers à déployer un SLBM HTK opérationnel, avec leur Trident D-5. Les Russes n’ont acquis cette capacité que très récemment (avec leur R-29RMU Sineva SLBM).
Selon le Bulletin of Atomic Scientists [Bulletin des scientifiques atomiques], il y a une dizaine d’années, seuls 20% des SLBM américains étaient capables de HTK. Ce que font ces super fuzes est de mesurer très précisément l’altitude optimale à laquelle exploser, compensant ainsi partiellement le manque de précision d’une arme incapable de détruire une cible difficile. Bref, ces super fuzes ont rendu tous les SLBM américains aptes au HTK.
Est-ce important ?
Oui et non. Ce que cela signifie sur le papier est que les États-Unis n’ont fait que bénéficier d’une augmentation massive du nombre de leurs missiles de capacité HTK. Ainsi, ils ont maintenant une force beaucoup plus importante de missiles en mesure de pratiquer une frappe pour désarmer la force ennemie. En réalité, cependant, les choses sont beaucoup plus compliquées.
Comprendre les frappes stratégiques
Effectuer une frappe stratégique pour désarmer les force ennemies que sont l’URSS et plus tard la Russie, est un vieux rêve américain. Vous souvenez-vous du programme de « Guerre des étoiles » de Reagan ? L’idée derrière était simple : développer la capacité d’intercepter suffisamment d’ogives nucléaires soviétiques entrantes pour protéger les États-Unis d’une contre-attaque soviétique en représailles. Cela pourrait fonctionner de la manière suivante : détruire, disons, 70% des ICBM/SLBM soviétiques et intercepter les 30% restants avant qu’ils puissent atteindre les États-Unis. C’était une absurdité totale tant technologiquement (la technologie n’existait pas) que stratégiquement (rien que quelques « fuites » soviétiques pouvaient effacer des villes américaines entières, qui pourrait prendre un tel risque ?). Le déploiement le plus récent des systèmes américains de missiles anti-balistiques en Europe a exactement le même but : protéger les États-Unis d’une contre-attaque en représailles. Sans entrer dans des considérations techniques complexes, disons seulement qu’actuellement, ce système ne protégerait jamais les États-Unis de quoi que ce soit. Mais à l’avenir, nous pourrions imaginer un scénario de ce genre :
Les États-Unis et la Russie acceptent de pratiquer des coupes encore plus profondes dans leurs forces nucléaires stratégiques, ce qui réduit de manière importante le nombre total des SLBM/ICBM russes.
Les États-Unis déploient tout autour de la Russie des systèmes anti-balistiques qui peuvent capturer et détruire des missiles russes, au tout début de leur vol vers eux.
Les États-Unis déploient aussi un grand nombre de systèmes dans l’espace étasunien ou autour pour intercepter toute ogive nucléaire russe entrante.
Les États-Unis disposant d’une force HTK très importante exécutent une frappe stratégique réussie détruisant 90% (ou environ) des capacités russes, puis le reste est détruit pendant leur vol.
C’est le rêve. Ça ne marchera jamais. Voici pourquoi :
Les Russes n’accepteront pas de réduire fortement leurs forces nucléaires stratégiques.
Les Russes ont déjà développé leur capacité à détruire le système anti-balistique américain déployé en Europe.
Les ogives et les missiles russes sont maintenant manœuvrables et peuvent même suivre n’importe quelle trajectoire, y compris au-dessus du pôle Sud, pour atteindre les États-Unis. Les nouveaux missiles russes ont une première étape d’utilisation initiale beaucoup plus courte et plus rapide, ce qui les rend beaucoup plus difficiles à intercepter.
La dépendance de la Russie aux missiles balistiques sera progressivement remplacée par des missiles de croisière stratégiques (à longue portée) – davantage à ce sujet ci-dessous.
Ce scénario présume à tort que les États-Unis sauront alors où seront les sous-marins russes lanceurs de SLBM lorsqu’ils les lancent et qu’ils seront en mesure de les engager (davantage à ce sujet ci-dessous).
Ce scénario ignore totalement les ICBM russes mobiles sur route et par rail (davantage à ce sujet plus tard).
Comprendre les MIRV
Avant d’expliquer les points 4, 5 et 6 ci-dessus, je dois mentionner un autre fait important : un missile peut transporter une seule ogive ou plusieurs (plus de 12 ou davantage). Lorsqu’un missile transporte plusieurs ogives indépendantes, il se nomme MIRV, comme dans « multiple independently targetable reentry vehicle » [ogives à têtes multiples indépendamment guidées].
Les MIRV sont importants pour plusieurs raisons. Tout d’abord, un seul missile avec dix ogives peut, en théorie, détruire dix cibles différentes. Parallèlement, un seul missile peut transporter, disons, 3 à 4 vraies ogives et 6 à 7 leurres. Pratiquement, ce qui a l’air d’un missile au décollage peut se transformer en 5 véritables ogives, toutes visant des objectifs différents, et en 5 faux leurres conçus pour rendre une interception plus difficile. Les MIRV, cependant, présentent aussi un grand problème : ce sont des cibles peu rentables. Si, avec une de mes ogives, je peux détruire un de « vos » missiles MIRV, je perds une ogive mais vous en perdez dix. C’est une des raisons pour lesquelles les États-Unis abandonnent progressivement leurs MIRV et leurs ICBM terrestres.
L’idée importante ici est que la Russie a un grand nombre d’option possibles entre lesquelles choisir et il est impossible de prédire combien de ses missiles comporteront des ogives indépendamment guidées. Par ailleurs, tous les SLBM américains et russes resteront guidés indépendamment, dans un avenir prévisible (« dé-MIRVer » des SLBM n’a aucun sens, puisque tous les sous-marins transportant des missiles nucléaires (ou SSBN) constituent une gigantesque bloc de lancement MIRV, par définition).
Contrairement aux missiles avec MIRV, des missiles à ogive unique sont de très mauvaises cibles pour tenter de les détruire en utilisant des armes nucléaires : même si « mon » missile détruit « vos » missiles, chacun de nous en perd un. Quel est l’intérêt ? Pire, si j’ai à utiliser deux des « miens » pour m’assurer vraiment que les « vôtres » sont déjà détruits, mon attaque aura pour résultat que j’utilise deux ogives en échange d’une seule des vôtres. Cela n’a aucun sens.
Enfin, dans les contre-mesures de représailles, les ICBM/SLBM dotés de MIRV sont une menace terrible : un seul SLBM R-30 Bulava (SS-N-30) ou un seul SLBM R-36 Voevoda (SS-18) peut détruire dix villes américaines. Le risque en vaut-il la chandelle ? Par exemple, si les États-Unis ont échoué à détruire un seul SSBN de classe Borei – ce qui pourrait signifier théoriquement que cet unique SSBN pourrait détruire plus de 200 villes américaines (20 SLBM avec 10 MIRV chacun). Qu’est-ce que cela représente comme risque ?
Comparer la triade nucléaire américaine et russe
Des armes nucléaires stratégiques peuvent être déployées sur terre, en mer ou expédiés par avion. C’est ce qu’on appelle la « triade nucléaire ». Je ne discuterai pas de la partie aérienne des triades américaines et russes, puisqu’elles n’ont pas d’effet significatif sur le tableau d’ensemble et parce qu’elles sont à peu près comparables. Les systèmes marins et terrestres et les stratégies qui les sous-tendent ne pourraient pas être plus différents. En mer, les États-Unis ont des capacités HTK depuis de nombreuses années et ils ont décidé de maintenir la plus grande partie de leur arsenal nucléaire dans des SSBN. Au contraire, les Russes choisissent de développer des missiles balistiques intercontinentaux transportables sur route. Le tout premier a été le RT-2PM Topol (SS-25) déployé 1985, suivi par le T-2PM2 « Topol-M » (SS-27) déployé en 1997 et le RT-24 Yars révolutionnaire, ou Topol’-MR (SS-29) déployé en 2010 (les États-Unis ont envisagé des missiles stratégiques mobiles sur route mais n’ont jamais réussi à développer leur technologie).
Les Russes ont également développé des missiles mobiles sur rail, appelés RT-23 Molodets (SS-24) et sont sur le point de déployer une version plus récente dite RS-27 Barguzin (SS-31?). Voici à quoi ils ressemblent :
ICBM russes mobiles sur route et sur rail
Les SSBN et les missiles mobiles sur route et sur rail ont deux choses en commun : ils sont mobiles et ils dépendent de leur dissimulation pour survivre, puisque aucun d’eux ne peut l’espérer autrement. Le SSBN se cache dans les profondeurs de l’océan, les lanceurs de missiles mobiles sur route traversent les immenses étendues de la Russie et peuvent se dissimuler, littéralement, dans n’importe quelle forêt. Quant au train de missile mobile, ils se dissimule en étant totalement indiscernable de tout autre train sur l’immense réseau ferroviaire russe (même de près, ils est impossible de dire si ce que vous voyez est un convoi de fret normal ou un train spécial de lancement de missiles). Pour détruire ces systèmes, la précision ne suffit absolument pas : vous devez les trouver, et les trouver avant qu’ils lancent leurs missiles. C’est, de toute évidence, tout à fait impossible.
La Marine russe aime garder ses SSBN sous la calotte polaire ou dans ce qu’elle appelle des « bastions », comme la mer d’Ohotsk. Alors que ce ne sont pas vraiment des zones « interdites » pour les sous-marins d’attaque américains (SSN), elles sont extrêmement dangereuses, la Marine russe y dispose d’un énorme avantage sur les États-Unis (ne serait-ce que parce que les sous-marins d’attaque américains ne peuvent pas compter sur le soutien de navires de surface ou d’avions). La Marine étasunienne possède quelques-uns des meilleurs sous-marins sur la planète et des équipages admirablement formés, mais je trouve très peu probable l’idée que les SSN américains peuvent trouver et détruire tous les SSBN russes avant que ceux-ci ne puissent les lancer.
En ce qui concerne les missiles montés sur rail et sur route, ils sont protégés par les défenses aériennes russes, qui sont les plus avancées sur la planète, pas le genre d’espace aérien où les États-Unis voudraient envoyer des bombardiers B-53, B-1 ou B-2. Mais le plus important est que ces missiles sont totalement cachés, et même si les États-Unis pouvaient les détruire d’une manière ou d’une autre, ils ne parviendraient pas à en trouver assez pour faire d’une première frappe de désarmement une option viable. D’ailleurs, le RS-24 a quatre MIRV (ce qui fait 4 villes américaines), tandis que le RS-27 en aura entre 10 et 16 (ce qui fait encore 10 à 16 villes anéanties).
À propos de la géographie et des missiles de croisière
Enfin, examinons la géographie et les missiles de croisière. Deux missiles de croisière russes sont particulièrement importants pour nous : le Kh-102 et le 3M-14K (?) :
KH-102 3M-14K
Portée: 5500km 2600km
Lanceur: Bombardier stratégique Avion, bateau, conteneur
Ogive: Nucléaire 450 kilotonnes Nucléaire (inconnue)
L’important, pour ces deux missiles de croisière, est que le KH-102 a une énorme portée et que le KM-14K peut être lancé depuis des avions, des navires et même des conteneurs. Regardez cette vidéo qui montre les capacités de ce missile :
Examinons maintenant où est située l’immense majorité des villes américaines – le long des côtes Est et Ouest des États-Unis – et le fait que ces dernières n’ont aucune sorte de défenses aériennes pour les protéger. Un bombardier stratégique russe pourrait frapper n’importe quelle endroit de la côte Ouest, à partir du milieu de l’océan Pacifique. Quant à un sous-marin russe, il pourrait frapper n’importe quelle ville américaine depuis le milieu de l’Atlantique. Enfin, les Russes pourraient dissimuler un nombre inconnu de missiles de croisière dans ce qui ressemble à un navire porte-conteneur normal (portant pavillon russe ou n’importe quel autre pavillon, d’ailleurs), naviguer simplement à proximité immédiate de la côte étasunienne et déchaîner un barrage de missiles nucléaires.
Quel temps de réaction un tel tir de barrage donnerait-il au gouvernement des États-Unis ?
Comprendre le temps de réaction
Il est vrai que le système spatial d’alerte précoce soviétique et russe est en mauvais état. Mais savez-vous que la Chine n’a jamais pris la peine de développer un tel système spatial en premier lieu ? Donc qu’est-ce qui ne va pas avec les Chinois, sont-ils stupides, en retard technologiquement ou savent-ils quelque chose que nous ignorons ?
Pour répondre à cette question, nous devons examiner les choix auxquels est confronté un pays victime d’une attaque de missiles nucléaires. Le premier choix est dit « lancement sur alerte » : vous voyez les missiles arriver et vous pressez le « bouton rouge » (des clés, en réalité) pour lancer vos propres missiles. On en parle parfois en disant « les utiliser ou les perdre ». Le choix suivant est « lancement sur frappe » : vous lancez tout ce que vous avez, dès qu’une frappe nucléaire sur votre territoire est confirmée. Et, pour finir, il y a « les représailles après la sortie » : vous absorbez tout ce que votre ennemi a tiré sur vous, puis vous prenez la décision de frapper en retour. Ce qui est évident est que la Chine a adopté, par choix politique ou en raison de ses capacités spatiales limitées, l’option d’un « lancement sur frappe » ou de « représailles après sortie ». C’est particulièrement intéressant, puisque la Chine possède relativement peu d’ogives nucléaires et encore moins d’ICBM à vraiment longue portée.
Comparez cela avec les Russes, qui ont récemment confirmé qu’ils ont depuis longtemps un « système d’emprise mortelle » appelé « Perimetr », qui vérifie automatiquement qu’une attaque nucléaire a eu lieu et lance automatiquement une contre-frappe. Ce serait une attitude de « lancement sur frappe », mais il est aussi possible que la Russie ait une double posture : elle essaie d’avoir la capacité de lancer sur alerte, mais s’assure doublement avec une « emprise mortelle » par une capacité de « lancement sur frappe ».
Jetez un coup d’œil sur cette estimation des stocks mondiaux d’ogives nucléaires stratégiques : alors que la Chine est créditée de seulement 260 ogives, la Russie en a encore un énorme 7000. Et une capacité d’« emprise mortelle ». Et pourtant la Chine se sent suffisamment confiante pour annoncer une politique de « non première frappe ». Comment peuvent-ils dire cela, sans capacité spatiale de détection d’un lancement de missiles nucléaires ?
Beaucoup diront que les Chinois souhaitaient avoir plus d’armes nucléaires et de capacités de détection spatiale de lancement de missiles nucléaires, mais que leurs moyens financiers et technologiques actuels ne le leur permettent tout simplement pas. Peut-être. Mais personnellement, je suppose qu’ils comprennent que même leur force très minime représente une dissuasion suffisamment bonne pour tout agresseur potentiel. Et ils pourraient avoir raison.
Permettez-moi de vous poser la question : combien de généraux et de politiciens américains voudraient sacrifier, ne serait-ce qu’une grande ville des États-Unis, pour désarmer la Chine ou la Russie ? Quelques-uns, probablement. Mais j’espère vraiment que la majorité comprendrait que le risque resterait énorme.
D’une part, la guerre nucléaire moderne n’a été « mise en pratique » jusqu’à présent que sur le papier et sur ordinateur (et Dieu merci !). Donc personne ne sait avec certitude comment une guerre nucléaire se jouerait vraiment. La seule certitude est que rien que les conséquences politiques et économiques seraient catastrophiques et totalement imprévisibles. En plus, il reste très peu clair comment empêcher qu’une telle guerre ne détruise entièrement un côté. La prétendue « désescalade » est un concept fascinant, mais jusqu’ici personne ne l’a réellement imaginée. Enfin, je suis personnellement convaincu que les États-Unis comme la Russie ont plus que suffisamment d’armes nucléaires capables de survivre pour décider finalement de lancer une attaque à grande échelle contre l’ennemi. C’est le grand problème que de nombreux pacifistes bien intentionnés n’ont jamais compris : c’est une bonne chose que « les États-Unis et la Russie aient les moyens de faire exploser le monde plus de dix fois », simplement parce que si chaque côté a réussi à détruire, disons, 95% des forces nucléaires étasuniennes ou russes, les 5% restants seraient plus que suffisants pour balayer le camp attaquant dans une contre-offensive dévastatrice. Si la Russie et les États-Unis avaient, par exemple, seulement 10 ogives nucléaires, alors la tentation d’essayer de les abattre serait beaucoup plus grande.
C’est effrayant et même malsain, mais avoir une quantité d’armes nucléaires est plus sûr, du point de vue de la « stabilité d’une première frappe » que d’en avoir peu.
Considérez qu’en temps de crise, les États-Unis et la Russie précipiteraient leurs bombardiers stratégiques et les maintiendraient dans les airs, les ravitaillant en cas de besoin, aussi longtemps que nécessaire pour éviter qu’ils ne soient détruits au sol. Donc même si les États-Unis détruisaient TOUS les ICBM/SLBM russes, il y aurait encore quelques bombardiers stratégiques en attente sur des aires de rassemblement, à qui on pourrait donner l’ordre de frapper. Et ici, nous arrivons à un dernier concept fondamental.
Les frappes de contre-attaque exigent beaucoup d’ogives capables d’atteindre des cibles difficiles (HTK). Les estimations des deux côtés sont gardées secrètes, bien sûr, mais nous parlons de plus de 1000 cibles dans chaque camp, au moins répertoriées, si ce n’est effectivement visées. Mais une frappe de contre-attaque exigerait bien moins. Les États-Unis n’ont que dix villes de plus d’un million d’habitants. La Russie n’en a que douze. Et, souvenez-vous, théoriquement une seule ogive suffit pour une ville (ce n’est pas vrai, mais à toutes fins pratique, ça l’est). Regardez seulement ce que le 9/11 a fait aux États-Unis et imaginez si, par exemple, « seulement » Manhattan avait été vraiment atomisé. Vous pouvez facilement imaginer les conséquences.
Conclusion 1 : les super fuzes ne sont pas vraiment aussi super que ça
La peur des super fuzes est si exagérée qu’elle est presque une légende urbaine. Le fait est que, même si tous les SLBM américains sont maintenant capables de HTK et que même si la Russie n’a pas de capacité fonctionnelle de détection spatiale de lancement (elle travaille à une nouvelle version, d’ailleurs), cela n’affecte nullement le fait essentiel qu’il n’y a rien, rien du tout, que les États-Unis puissent faire pour empêcher la Russie d’anéantir les États-Unis dans une frappe de représailles. L’inverse est également vrai, les Russes ont exactement zéro espoir d’atomiser les États-Unis et de survivre aux inévitables représailles américaines.
La vérité est que dès le début des années 1980, les spécialistes soviétiques (le maréchal Oharkov) et américains étaient déjà arrivés à la conclusion qu’une guerre nucléaire était ingagnable. Ces trente dernières années, deux choses ont énormément changé la nature du jeu. Premièrement, un nombre croissant d’armes conventionnelles sont devenues comparables par leurs effets à de petites armes nucléaires et les missiles ont largement accru leurs capacités. La tendance actuelle est aux missiles de croisière supersoniques RCS à longue portée (furtifs) et à des ICBM manœuvrant des ogives qui les rendront encore plus difficiles à détecter et à intercepter. Réfléchissez un instant : si les Russes tiraient une rafale de missiles de croisière à partir d’un sous-marin, par exemple à 100 km au large de la côte américaine, quel sera le temps de réaction qu’auront les États-Unis ? Disons que ces missiles à faible RCS commencent à voler à une altitude moyenne pratiquement invisible aux radars, aux infra-rouges et même au son, descendent à 3 à 5 mètres au-dessus de l’Atlantique, puis accélèrent à une vitesse de Mach 2 ou Mach 3. Bien sûr, ils seront visibles par les radars une fois qu’ils franchiront l’horizon, mais le temps de réaction restant serait mesuré en secondes, pas en minutes. En outre, quel genre de système d’armement pourrait arrêter ce type de missiles, de toute façon ? Peut-être la sorte de défense aux environs d’un porte-avion américain (peut-être), mais il n’y a tout simplement rien de la sorte le long de la côte des États-Unis.
En ce qui concerne les ogives des missiles balistiques, tous les systèmes anti-balistiques actuels et prévisibles reposent sur des calculs pour une ogive qui ne manœuvre pas. Une fois que les ogives commencent à effectuer des tours et des zig-zags, le calcul nécessaire pour les intercepter devient plus difficile, de plusieurs ordres de grandeur. Certains missiles russes, comme le R-30 Bulava, peuvent même manœuvrer pendant leur phase initiale de mise à feu, ce qui rend leur trajectoire encore plus difficile à estimer (et le missile lui-même plus difficile à intercepter).
La vérité est que dans un avenir prévisible, les systèmes anti-missiles balistiques (ABM) seront beaucoup plus chers et difficiles à construire que les missiles l’emportant sur ces ABM. Donc gardez à l’esprit qu’un missile ABM est aussi beaucoup, beaucoup plus cher qu’une ogive. Franchement, j’ai toujours soupçonné que l’obsession américaine pour diverses sortes de technologies ABM consiste davantage à donner de l’argent au Complexe militaro-industriel et, au mieux, à développer de nouvelles technologies utiles ailleurs.
Conclusion 2 : le système de dissuasion nucléaire reste stable, très stable
À la fin de la Deuxième Guerre mondiale, les alliés de l’Union soviétique, mus par le traditionnel amour occidental pour la Russie, ont immédiatement monté un plan pour une guerre conventionnelle et nucléaire contre l’Union soviétique (voir Operation Unthinkable et Operation Dropshot). Ni l’un ni l’autre de ces plans n’a été exécuté, les dirigeants occidentaux étant probablement suffisamment rationnels pour ne pas vouloir provoquer une guerre totale contre les forces armées qui avait détruit environ 80% de la machine de guerre nazie. Ce qui est certain, cependant, est que les deux camps comprenaient parfaitement que la présence d’armes nucléaires avait profondément modifié la nature de la guerre et que le monde ne pourrait plus jamais être le même : pour la première fois dans l’Histoire, l’humanité faisait face à une véritable menace existentielle. Résultat direct de cette prise de conscience, d’énormes sommes d’argent ont été allouées à quelques-unes des personnes les plus brillantes de la planète, pour s’attaquer au problème de la guerre nucléaire et de sa dissuasion. Cet immense effort a débouché sur un système étrangement redondant, multidimensionnel et sophistiqué, qui ne peut être renversé par aucune percée technologique. TELLEMENT de redondance et de sécurité ont été construites au sein des forces nucléaires stratégiques russes et américaines, qu’une première frappe visant au désarmement est presque impossible, même si nous faisons les suppositions les plus improbables et les plus farfelues donnant à un côté tous les avantages et à l’autre tous les désavantages. Pour la plupart des gens, il est très difficile de comprendre un système où il est si difficile de survivre, mais tant les États-Unis que la Russie ont procédé à des centaines et même à des milliers de simulations très avancées d’échanges nucléaires, dépensant sans compter des heures et des millions de dollars pour tenter de trouver un point faible dans le système de l’autre gars, et chaque fois le résultat était le même : il en reste toujours assez pour infliger une contre-attaque absolument cataclysmique en représailles .
Conclusion 3 : le vrai danger pour notre avenir commun
Le véritable danger pour notre planète ne vient pas d’une subite percée technologique qui rendrait sûre la guerre nucléaire, mais des esprits déments des néocons américains, qui croient qu’ils peuvent attirer la Russie dans le jeu de la « poule mouillée nucléaire ». Ces néocons se sont apparemment convaincus eux-mêmes que lancer des menaces conventionnelles contre la Russie, comme par exemple imposer unilatéralement des zones d’exclusion aérienne au-dessus de la Syrie, ne nous rapproche pas d’une confrontation nucléaire. Si, cela nous en rapproche.
Les néocons aiment dénigrer les Nations unies en général, et le droit de veto des cinq membres permanents du Conseil de sécurité de l’ONU, mais ils oublient apparemment la raison pour laquelle ce droit de veto a été créé en premier lieu : pour interdire tout action qui pourrait provoquer une guerre nucléaire. Bien sûr, cela présume que les cinq permanents se préoccupent du droit international. Maintenant que les États-Unis sont clairement devenus un État voyou, dont le mépris pour le droit international est total, il ne reste plus de mécanisme légal pour les empêcher de commettre des actions qui compromettent l’avenir de l’humanité. C’est cela qui est véritablement terrifiant, pas les « super fuzes ».
Ce à quoi nous sommes confrontés aujourd’hui est un État voyou nucléaire, dirigé par des individus déments qui, imprégnés d’une culture de supériorité raciale, d’impunité totale et d’arrogance impériale, essaient constamment de nous rapprocher d’une guerre nucléaire. Ces gens ne sont contraints par rien, ni la morale, ni le droit international, ni même le bon sens ou la logique de base. En vérité, nous avons affaire avec un culte messianique, tout aussi insensé que celui de Jim Jones ou d’Adolf Hitler et, comme tous les fous qui s’adorent eux-mêmes, ils croient à leur invulnérabilité.
C’est l’immense péché du soi-disant « monde occidental » de laisser ces individus déments prendre le contrôle avec peu ou pas de résistance, et maintenant, presque toute la société occidentale manque du courage d’admettre qu’elle a capitulé devant ce que je ne peux qu’appeler un culte satanique. Les paroles prophétiques d’Alexandre Soljenitsyne, prononcées en 1978, se sont maintenant totalement concrétisées :
« Le déclin du courage est peut-être le trait le plus saillant de l’Ouest aujourd’hui, pour un observateur extérieur. Le monde occidental a perdu son courage civique, à la fois dans son ensemble et singulièrement, dans chaque pays, dans chaque gouvernement, et bien sûr, aux Nations Unies. Ce déclin du courage est particulièrement sensible dans la couche dirigeante et dans la couche intellectuelle dominante, d’où l’impression que le courage a déserté la société toute entière. Bien sûr, il y a encore beaucoup de courage individuel, mais ce ne sont pas ces gens là qui donnent sa direction à la vie de la société. » (Discours de Harvard, 1978)
Cinq ans plus tard, Soljenitsyne nous avertissait encore :
« Aux espoirs inconsidérés des deux derniers siècles, qui nous ont réduits à l’insignifiance et nous ont conduits au bord de la mort nucléaire et non nucléaire, nous ne pouvons que proposer une quête déterminée de la main chaleureuse de Dieu, que nous avons repoussée si rapidement et avec tant d’assurance. Ce n’est qu’ainsi que nos yeux pourront s’ouvrir sur les erreurs de ce malheureux vingtième siècle et que nos mains seront dirigées pour les corriger. Il n’y a rien d’autre à quoi s’accrocher sur ce terrain glissant : la vision mêlée de tous les penseurs des Lumières n’est plus rien. Nos cinq continents sont pris dans un tourbillon. Mais c’est dans ce genre d’essai que les plus grands dons de l’esprit humain se manifestent. Si nous périssons et perdons ce monde, la faute en reviendra à nous seuls. » (Discours de Tempelton, 1983).
Nous avons été mis en garde, mais tiendrons-nous compte de cet avertissement ?
The Saker
L’article original a été publié sur Unz Review
Traduit par Diane, vérifié par Wayan, relu par M pour le Saker francophone
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