12 juillet 2015

On assiste à la 3éme autodestruction de l’Europe, sous direction allemande...


Pour Emmanuel Todd, l’Europe est en train de se scissionner par le milieu : nord contre sud

Si son intransigeance insupporte une partie des opinions publiques européennes, Alexis Tsipras s’est gagné en retour la sympathie de nombreux supporters par-delà ses frontières nationales. Par empathie pour le petit peuple grec, qui ploie sous des mesures d’austérité jugées scélérates ? Sans doute. Mais n’incarnerait-il pas, aux yeux de ceux qui l’admirent, quelque chose de plus vaste, qui ressemblerait au combat d’un David, fort de son histoire et de sa culture, face au géant froid de Bruxelles, convaincu que la Raison est la faculté de l’unité ?

Nous avons questionné l’historien, démographe et anthropologue français Emmanuel Todd, auteur, notamment, de L’Invention de l’Europe (Seuil): essai dont il espérait «qu’il permettra à certains européistes de sonder l’épaisseur anthropologique des nations».

Comment analysez-vous le psychodrame grec ?

Ce qui me frappe, c’est que l’Europe à laquelle on a affaire n’est plus celle d’avant: c’est une Europe contrôlée par l’Allemagne et par ses satellites baltes, polonais, etc. L’Europe est devenue un système hiérarchique, autoritaire, «austéritaire», sous direction allemande. Tsipras est probablement en train de polariser cette Europe du nord contre l’Europe du sud. L’affrontement, il est entre Tsipras et Schäuble (le ministre allemand des Finances, NDLR). L’Europe est en train de se scissionner par le milieu. Au-delà de ce que disent les gouvernements, je suis prêt à parier que les Italiens, les Espagnols, les Portugais… mais aussi les Anglais ont une immense sympathie pour Tsipras.

Un clivage nord-sud plutôt que gauche-droite?

Observez l’attitude des sociodémocrates allemands: ils sont particulièrement durs envers les Grecs. Tout le discours des socialistes français, jusqu’à très récemment, consistait à dire: «On va faire une autre Europe, une Europe de gauche. Et grâce à nos excellents rapports avec la social-démocratie allemande, il va se passer autre chose»… Je leur répondais: «Non, ça va être pire avec eux !» Les sociodémocrates sont implantés dans les zones protestantes en Allemagne. Ils sont encore plus au nord, encore plus opposés aux «cathos rigolards» du sud… Ce qui ressort, ce n’est donc pas du tout une opposition gauche-droite, c’est une opposition culturelle aussi ancienne que l’Europe. Je suis sûr que si le fantôme de Fernand Braudel (grand historien français: 1902-1985) ressortait de la tombe, il dirait que nous voyons de nouveau apparaître les limites de l’Empire romain. Les pays vraiment influencés par l’universalisme romain sont instinctivement du côté d’une Europe raisonnable, c’est-à-dire d’une Europe dont la sensibilité n’est pas autoritaire et masochiste, qui a compris que les plans d’austérité sont autodestructeurs, suicidaires. Et puis en face, il y a une Europe plutôt centrée sur le monde luthérien – commun aux deux tiers de l’Allemagne, à deux pays baltes sur trois, aux pays scandinaves – en y rajoutant le satellite polonais – la Pologne est catholique mais n’a jamais appartenu à l’empire romain. C’est donc quelque chose d’extraordinairement profond qui ressort.

On n’entend guère la France dans ce débat nord-sud…

C’est la vraie question: est-ce que la France va bouger ? La France est double. Il y a la vieille France maurrassienne reconvertie en France socialiste, décentralisatrice, européiste et germanophile, qui bloque le système. Mais il est clair que les deux tiers de la France profonde sont du côté de l’Europe du sud. Quelque part, le système politique français – qui n’en finit pas de produire ces présidents ridicules, où l’asthénique succède à l’hystérique – ne joue pas son rôle. Le système est bloqué. Jusqu’à présent, la France jouait le rôle du bon flic quand l’Allemagne faisait le mauvais… Pour Hollande, c’est la minute de vérité. S’il laisse tomber les Grecs, il part dans l’Histoire du côté des socialistes qui ont voté les pleins pouvoirs au maréchal Pétain. Si les Grecs sont massacrés d’une façon ou d’une autre avec la complicité et la collaboration de la France, alors on saura que c’est la France de Pétain qui est au pouvoir.

Un Grexit précipiterait-il la fin de l’euro, que vous prophétisez depuis longtemps?

A terme, la sortie de la Grèce amènerait de manière quasi certaine la dissolution de l’ensemble. Il est vraisemblable que l’Allemagne constituera une zone monétaire avec ses satellites autrichiens, scandinave, baltes, avec l’appui de la Pologne – qui n’est pas dans la zone euro. De l’autre côté, on pourrait assister à un retour d’un partenariat franco-britannique pour équilibrer le système.

Ce qu’on a vu depuis 2011, c’est l’incroyable obstination des élites européennes – et notamment des élites françaises néovichystes (laissez «néovichystes»!) : mélange de catholiques zombies, de banquiers et de hauts fonctionnaires méprisants – à faire durer ce système qui ne marche pas. L’euro est le trou noir de l’économie mondiale. L’Europe s’est obstinée dans une attitude d’échec économique incroyable qui évoque en fait un élément de folie. On est dans l’irrationnel et la folie: une sorte d’excès de rationalité qui produit un irrationnel collectif. D’un côté, ça peut encore durer très longtemps. Mais d’un autre côté, ce que j’ai senti, et pas seulement chez les Allemands et chez les Grecs, c’est le début d’un vertige, d’une attirance par la crise. Personne n’ose dire que ça ne marche pas, personne n’ose prendre la responsabilité d’un échec – car c’est un échec ahurissant, l’histoire de l’euro! – mais on sent aussi chez les acteurs une sorte de besoin d’en finir. Plutôt une fin effroyable qu’un effroi sans fin. Dans ce cas, la Grèce serait le détonateur. Les gens sont au bord d’une prise de conscience du tragique réel de la situation. Le tragique réel de la situation, c’est que l’Europe est un continent qui, au XXe siècle, de façon cyclique, se suicide sous direction allemande. Il y a d’abord eu la guerre de 14, puis la deuxième guerre mondiale. Là, le continent est beaucoup plus riche, beaucoup plus paisible, démilitarisé, âgé, arthritique. Dans ce contexte ralenti, comme au ralenti, on est en train sans doute d’assister à la troisième autodestruction de l’Europe, et de nouveau sous direction allemande.

Et quid de la Grèce?

Est-ce que ça prendra 5 ans?, est-ce que ça prendra 10 ans? – mais la Grèce va commencer à se sentir mieux à l’extérieur de la zone euro. Les Grecs sont des gens remarquablement intelligents et adaptables, et qui auront de plus le soutien du patriotisme comme facteur de redressement. Et c’est à ce moment-là que la situation deviendra insupportable sur l’euro. Laisser sortir la Grèce, c’est prendre le risque d’administrer la preuve qu’on est mieux à l’extérieur de la zone que dedans.

Quand on est dans l’Europe folle, on a l’impression que les forces anti-grecques sont majoritaires de façon écrasante. Mais quand on lit la presse internationale, on se rend compte que les Grecs ont tout le monde avec eux ! Lisez simplement la presse américaine: elle considère que les gens de Bruxelles, de Strasbourg et de Berlin sont complètement fous ! Il y a énormément de gens qui auront intérêt à retaper la Grèce, à commencer par les Américains, qui ne peuvent pas permettre que ce pays parte en lambeaux, compte tenu de sa position stratégique. Plein de gens vont aider la Grèce, c’est ça le problème…

Source : William Bourton, Le Soir, 10/07/2015
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