18 mai 2015

L'énigme des portulans

Il a fallu un "impossible" savoir pour créer les mystérieuses cartes médiévales

Les marins de la fin du 13ème siècle ne disposaient pas de GPS, ni de radar, ni de sonar. Atteindre sa destination dépendait de la compétence et de l'expérience – sans parler de l'audace – du pilote du bateau. De plus, un voyage dans ces conditions exigeait fréquemment d'utiliser des cartes de navigation extrêmement prisées qu'on nommait "portulans" (de l'italien 'portolano') qui donnaient la direction et la distance pour les divers ports de la Méditerranée.



Exemple d'un portulan de 1603 montrant la mer Méditerranée

Avec la naissance de ce qu'on a appelé 'l'ère des découvertes', au début du 15ème siècle, les portulans étaient traités par les puissances maritimes, l'Espagne et le Portugal, comme des secrets d'état. Les hollandais et les anglais les utiliseront plus tard comme guides pour leurs attaques et missions commerciales. Les experts ont longtemps pensé que les portulans étaient le résultat d'une accumulation d'expérience des marins de Méditerranée qui fournissait les caps essentiels et les estimations de distance appris au cours de générations d'essais-erreurs. Prouver cependant la réelle origine des cartes portulans s'est avéré illusoire et à ce jour leur vraie source demeure l'un des grands mystères non résolus. Et aujourd'hui, grâce à une nouvelle étude, l'affaire se corse.

Selon une intensive recherche d'un spécialiste en géodésie, Roel Nicolai, de l'université d'Utrecht (Pays-Bas), les réalistes cartes de navigation de Méditerranée et de la Mer Noire, apparues au départ à Pise (Carta Pisano) aux environs de 1290 et venant on ne sait d'où, ne peuvent certainement pas provenir de l'Europe médiévale.

Traçant les contours des côtes et figurant les ports, les cartes étaient quadrillées de nombreuses lignes reliant les rivages opposés à l'aide des 32 directions qu'indique la boussole du navigateur. Les anciens portulans, étrangement, n'apparaissent cependant pas dans les versions précédentes et ne révèlent aucun cheminement logique de développement ou d'évolution. Pourtant, malgré les connaissances limitées et les instruments de mesure de l'époque, la précision des portulans est incontestable – fait étonnant attribué par les spécialistes à d'heureuses coïncidences. Mais par l'emploi de méthodes géodésiques de pointe, les recherches de Nicolai ont pu déterminer aujourd'hui que, même avec la meilleure volonté, l'hypothèse des "heureuses coïncidences" est "impossible".

"Jusqu'ici", explique Nicolai, "on supposait que les marins enregistraient soigneusement les données des courses et les distances parcourues sur les routes commerciales fréquentées. On pensait de plus que les mesures étaient compilées en livres d'instructions de navigation puis finalement transformées en cartes". Il a pourtant démontré que l'existence de la boussole à cette époque-là était peu plausible ; et qu'il est extrêmement improbable que les méthodes de navigation utilisées à ce moment-là soient suffisamment sophistiquées pour établir des distances avec une telle précision.

Dans l'intention de reproduire la méthode de création présumée des cartes portulans, Nicolai a fait des moyennes de données provenant de nombreuses archives de marine détaillant l'emplacement des ports, les directions de navigation, etc. La précision qui en a résulté était dix fois moins bonne que celle des véritables cartes portulans. Il faut savoir aussi que les méthodes utilisées pour calculer les moyennes n'ont pas été disponibles avant la fin du 17ème siècle. Ce n'est qu'au 19ème siècle que les cartographes ont pu retrouver la précision des portulans.

Une analyse récente du portulan le plus ancien ayant survécu – créé par le cartographe portugais Jorge de Aguiar en 1492 – a révélé que ses données de départ ont dû être extraites ou copiées sur des cartes inconnues plus anciennes et non d'une quelconque liste écrite de chiffres. Les copieurs de cartes, qui se servaient certainement de parchemins, n'avaient probablement en fait aucune idée du degré de précision des détails qu'ils transféraient. "Nous reconnaissons immédiatement (sur le portulan) la forme de la Méditerranée", dit Nicolai, "mais même à la fin du Moyen-Âge, cette forme était loin d'être restituée sur les cartes. Personne ne savait vraiment comment se présentaient tous les littoraux méditerranéens".

Nicolai a également montré qu'on copiait les portulans à partir de diverses sources :"Il y a des différences manifestes d'échelle et d'orientation entre les différentes zones des cartes portulans. Cela démontre clairement que non seulement elles étaient un assemblement de cartes différentes, mais que ces cartographes du moyen-âge n'avaient pas l'habitude des techniques utilisées pour créer ces différentes sources".

Le plus étonnant : Nicolai a montré que trois siècles avant Mercator, les auteurs des portulans possédaient des mathématiques sophistiquées pour projeter la courbure de la terre sur une surface plate. Ce qui n'est pas chose facile.

La raison principale d'une apparence grossière ou primitive des cartes anciennes pour un œil moderne est leur incapacité à refléter la rotondité de la terre à la manière de celles d'aujourd'hui. En 1569, le cartographe flamand Gerardus Mercator dévoila une méthode de projection des contours terrestres sur un cylindre virtuel, ce qui permit de montrer les lignes de cap constant, appelés "loxodromes". La technique conservait les angles avec les méridiens. L'échelle linéaire était égale dans toutes les directions autour de n'importe quel point, simplifiant ainsi les problèmes de navigation. En d'autres mots, les lignes droites sur une carte étaient traduites en lignes droites en mer. La projection Mercator, qui nécessitait une formule mathématique de conversion avancée, a eu pour effet d'élargir l'échelle apparente des régions près des pôles et de rétrécir celles près de l'équateur, mais elle représentait une grande amélioration par rapport aux anciennes méthodes. Rien ne laisse croire que la connaissance requise pour les projections de cartes existait à l'époque de la création des portulans. La démonstration que les portulans se basaient sur de telles méthodes de projection s'avérerait un réel changement de donne.

Dans son identification de la source originelle des mystérieuses cartes, Nicolai envisageait Constantinople, mais l'a par la suite exclue. Les byzantins, pense-t-il, n'ont fait qu'un apport minime au savoir scientifique qu'ils avaient hérité de la période classique – en ne fournissant aux grecs et aux arabes qu'une base de connaissances. Et il ne voit pas les raisons qui auraient incité les byzantins à cartographier les côtes anglaises et françaises qui étaient au-delà de leur sphère d'intérêt.

Les portulans pourraient-ils avoir des antécédents arabes ? Après tout, les arabes étaient de fins astronomes et de bons navigateurs. Mais, conteste Nicolai, la précision des portulans surpasse la capacité à naviguer des arabes à l'époque et en l’occurrence, surpasse aussi ce que nous savons sur les connaissances scientifiques des Romains et des Grecs. Bien qu'il concède que les arabes étaient en avance sur les européens sur le plan scientifique et qu'ils avaient un savoir considérable sur la projection cartographique, il ne pense pas avoir vu de démonstration convaincante sur le fait qu'ils avaient la connaissance requise pour réduire en planisphère les observations faites sur la courbure de la terre.

Ce qui implique inévitablement, selon Nicolai, qu'il est nécessaire de réécrire cette partie de l'histoire. "C'est à faire même si je me trompe", dit-il, "parce que (les créateurs des portulans) avaient au Moyen-Âge une avance bien plus considérable sur le plan des connaissances que ce que nous pensions". Qu'il y ait pu avoir de telles acquisitions dans l'Europe médiévale qui nous ont totalement échappées, est pour lui non plausible. Après tout, explique-t-il, les cartes d'autres parties de l'Europe étaient visiblement moins précises que les portulans de la Méditerranée et de la Mer Noire.

Il semble plausible que les portulans soient originaires d'une tradition aujourd'hui perdue. Quant à spéculer sur des civilisations perdues, il ne souhaite pas s'y aventurer. Pour l'instant, il est malgré tout convaincu que nous devons repartir en arrière étape par étape.

Si cette technologie cartographique sophistiquée ne provient ni des grecs, ni des romains, ni des byzantins, ni même des phéniciens, la question brûlante qui subsiste est d'où pourrait-elle provenir exactement ?

De manière assez étrange, des spécialistes pensent que la réponse a pu être proposée il y a un demi-siècle par le professeur novateur d'un collège de Nouvelle-Angleterre.

La carte de Christophe Colomb

Il s'avère que les portulans de la Méditerranée et de la Mer Noire n'étaient pas les seules cartes extrêmement précises, bien que déformées, ayant survécu à l'antiquité. En 1966, Charles Hapgood (1904-1982), professeur d'histoire formé à Harvard et cartographe, publia "Cartes des anciens rois de la mer". Le livre montrait de nombreuses cartes, qui révélaient clairement une connaissance avancée de source inconnue. La plus remarquable était la carte de Piri Reis de 1513. Cette carte et les autres, pensait Hapgood, fournissait une preuve solide que des gens évolués avaient précédé tous les personnages connus de l'histoire".

Hapgood n'était pas un quelconque petit professeur de collège. Il avait été membre officiel de l'administration du président Franklin Roosevelt. Dans les années 1950, il fut le conseiller personnel du président Eisenhower pour les preuves de l'ancienneté des cartes. Albert Einstein écrivit même la préface de l'un de ses livres.

Concernant le mystère des portulans, Hapgood admettait que la plupart de ces cartes étaient celles décrivant la Méditerranée et la Mer Noire, mais il savait que des cartes bien authentiques d'autres régions avaient également survécu – des cartes qui démontraient une précision identique mais sur une plus grande échelle. Dans la préface des Cartes des anciens rois de la mer, il déclarait catégoriquement que "les voyageurs du passé voyageaient d'un pôle à l'autre". Aussi impossible que cela puisse paraître, il écrivait, "des preuves indiquent néanmoins que d'anciens peuples ont exploré la côte de l'Antarctique quand elle était libre de glace. Il est clair également qu'ils avaient un instrument de navigation permettant de découvrir avec exactitude les longitudes des endroits, de loin supérieur à tout ce que possédaient les peuples des temps anciens, médiévaux ou modernes jusqu'à la seconde moitié du 18ème siècle."

Découverte en 1929, dans un ancien palais impérial de Constantinople, la carte la plus remarquable d'Hapgood fut créée par Piri Reis, un amiral turc du 16ème siècle. Des inscriptions dans sa marge déclarent que la partie occidentale, montrant les côtes américaines, a été copiée à partir d'une carte qui avait appartenu à Christophe Colomb mais qui était tombée entre les mains de l'amiral avec le butin saisi sur huit vaisseaux espagnols capturé dans une bataille au large de Valence en 1501 ou 1508.


La fameuse carte de Piri Reis (en couleur)

Cette carte, pensait Hapgood, faisait partie d'une autre plus grande, qui avait guidé Colomb en 1492 dans son épique voyage d'exploration. Dans sa correspondance avec le président Eisenhower, Hapgood encourageait à renouveler les efforts pour retrouver la carte qui selon lui se trouvait toujours en Espagne.

"Le détail le plus remarquable de la carte de Piri Reis, témoin de son énorme ancienneté", écrivait Hapgood à Eisenhower, "a été relevé par le capitaine Mallory il y a quelques années. Ce dernier déclarait que la partie inférieure de cette carte montrait la topographie sous-glaciaire de la Terre de la Reine Maud en Antarctique et de la péninsule de Palmer. Après quatre années à étudier la carte, nous en sommes venus à reconnaître que la déclaration du capitaine Mallory était correcte, mais désirant une vérification la plus fiable possible de nos conclusions, nous avons soumis les données à l'équipe cartographique du Strategic Air Command" [le S.A.C.]. Hapgood joignait l'étude de l'Air Force à sa lettre. Il continuait, "Il va sans dire que c'est un sujet d'une énorme importance pour la cartographie et l'histoire. La calotte glaciaire de l'Antarctique a aujourd'hui plus d'un kilomètre d'épaisseur dans les régions montrées sur la carte de Piri Reis. Après avoir consulté des spécialistes en géologie, il ressort sans aucun doute que les données de la carte datent de plusieurs milliers d'années. Il semble que la calotte glaciaire antarctique a recouvert la côte de la Terre de la Reine Maud pendant au moins les 6000 dernières années... l'information a dû être obtenue plus tôt, soit par les Phéniciens soit par un peuple plus ancien (et inconnu)."

Les anciennes cartes marines, y compris celle de Piri Reis, pensait Hapgood, montraient la possession d'informations extrêmement précises qui avaient été transmises pendant des milliers d'années d'un peuple à l'autre. Il est possible que les Minoens (les rois de la mer de l'ancienne Crète) et les Phéniciens aient pu participer à une transmission, même s'ils ne sont pas nécessairement à l'origine de ces informations. Dans son livre, Hapgood fournissait la preuve que les anciennes cartes étaient rassemblées et étudiées dans la grande Bibliothèque d'Alexandrie et que les géographes y travaillant en faisaient des compilations. La bibliothèque a été complètement détruite à la fin du 4ème siècle, et son contenu complètement perdu.

Eh bien, peut-être pas "complètement"...

Hapgood savait aussi que des copies de ces cartes avaient été transférées à Constantinople. Rand Flem-Ath, qui, avec sa femme Rose, a écrit L’Atlantide sous la glace (2012), correspondait fréquemment avec Hapgood. Dans son livre Flem-Ath dit qu'Hapgood pensait que ces cartes inspirèrent en Europe "l'époque des découvertes et particulièrement les expéditions sous la direction du roi Henri, le navigateur du Portugal".

Dans le numéro 78 de Atlantis Rising (novembre-décembre 2009), dans son article, "La carte mondiale perdue de Christophe Colomb", Flem-Ath expliquait que Hapgood craignait que les espagnols ne poursuivent la recherche, inquiets à l'idée qu'elle pourrait révéler que quelqu'un d'autre que Colomb méritait le crédit de la découverte de l'Amérique. Toujours est-il qu'Eisenhower suivit la proposition du professeur, en donnant des instructions à son ambassadeur en Espagne, John David Lodge, pour tenter de localiser la carte.

À ce jour, cependant, son emplacement reste un mystère.

Atlantide connexion

Dans ses publications universitaires professionnelles, Hapgood préférait attribuer des cartes comme celle de Piri Reis aux anciens égyptiens et évitait de faire mention de l'Atlantide. Le mot même était (et l'est toujours dans une certaine mesure) tabou. Mais avec ses étudiants, il était tout à fait ouvert au sujet et les encourageait même à faire des recherches. Et, selon Flem-Ath, qui a examiné les archives personnelles de Hapgood à Yale, l'idée de l'Atlantide était à la base de sa fascination pour les cartes des anciens rois de la mer. Les îles de St Pierre et St Paul au milieu de l'Atlantique, selon Hapgood, correspondaient en fait à la description de Platon d'une plaine sur laquelle se tint autrefois la cité de l'Atlantide.

"Quand il repéra ces îles", racontait Flem-Ath, "il pensa immédiatement – Atlantide ! Il tenta même d'intéresser le président Kennedy à cette quête". Son moment fut mal choisi. Après sa première approche en octobre 1963, il espérait voir JFK avant Noël, mais – comme nous le savons tous – les événements de Dallas s'interposèrent.

De nombreuses questions persistent concernant le genre de société oubliée qui aurait pu posséder la connaissance nécessaire pour créer la carte de Piri Reis et les portulans. Pour ceux qui traitent sérieusement le sujet, les indices ne manquent pourtant pas de la présence autrefois sur cette planète d'une civilisation en possession de nombreux grands secrets qui ont été perdus.

Il suffit d'envisager les technologies avancées qui ont dû être employées pour construire des monuments mystérieux comme la Grande Pyramide, Angkor Vat ou l'Île de Pâques, pour réaliser que nous avons beaucoup oublié. Immanuel Velikovsky, scientifique, psychiatre et auteur de Mondes en collision, pensait que la situation psychologique de la Terre avec ses antécédents relevaient d'une amnésie, avec la destruction catastrophique de sociétés autrefois évoluées conduisant à une incapacité presque universelle de gérer consciemment les données de notre origine.

John Michell, expert formé à Cambridge, pensait que les anciens ouvrages terrestres et les monuments de pierre autour du monde – partageant de nombreuses caractéristiques mais construits dans un but inconnu – étaient les restes d'un système mondial unifié qui desservait la science fondamentale de la civilisation que Platon nommait Atlantide. "Nous vivons dans les ruines d'une ancienne structure", disait-il, "dont la vastitude l'a rendue jusqu'ici invisible". Les recherches actuelles pourraient-elles dévoiler la silhouette d'un ancien édifice dont les dimensions complètes ont échappé, pour une quelconque raison, à l'attention de l'élite dominante de la recherche ?

Si, à l'instar des glaces du passé, l'amnésie se met à fondre un peu, ce serait une bonne chose, mais cela pourrait annoncer l'arrivée de mers houleuses – non répertoriées par les portulans – à l'horizon.
 
Par Martin Ruggles, Atlantis Rising
Traduit par Hélios

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