23 mars 2015

Poutine déclassifie le dossier de la Crimée

Les remarques franches émises par le président russe Vladimir Poutine pendant près d’une heure à la télévision vendredi, coïncidant avec le premier anniversaire du retour de la Crimée au sein de la Russie, sont les premiers récits complets du Kremlin sur les événements dramatiques qui ont suivi le changement de régime à Kiev en février de l’an dernier.

Poutine a divulgué quelques détails opérationnels, qui deviennent des pépites historiques. D’abord, Poutine a révélé que les «services russes de surveillance électronique» détenaient des informations spécifiques selon lesquelles les nationalistes extrémistes [néo-nazis, NdT] qui ont usurpé le pouvoir le 21 février 2014 avaient planifié l’élimination physique de l’ancien président Victor Ianoukovitch. Il n’a pas mentionné la CIA en tant que telle, mais il est évident que les Américains faisaient partie du tableau. Poutine a décrit comment «une escadrille d’hélicoptères russes avec une équipe de Spetsnaz» [sorte de GIGN, NdT] a finalement sauvé Ianoukovitch et l’a emmené en Crimée, où il a décidé de de se mettre à l’abri (avant de se rendre en Russie quelques jours plus tard).


L’idée que Poutine se fait des auteurs du coup d’État du 21 février, basée à l’évidence sur des éléments apportés par les services de renseignement, est directe et claire: «Le truc à comprendre dans le contexte – alors que l’opposition était formellement soutenue prioritairement par les Européens – était que nous savions parfaitement, nous ne l’avons pas seulement compris, mais nous le savions, que nos partenaires et amis américains étaient les véritables marionnettistes. Ce sont eux qui ont aidé à former les nationalistes, qui ont aidé à entraîner les détachements d’activistes, par un entraînement en Ukraine de l’ouest aussi bien qu’en Pologne et, en partie, en Lituanie. Qu’ont fait nos partenaires? Ils ont aidé et encouragé un coup d’état. On peut dire qu’ils ont employé la force. Je ne pense pas que ce soit la bonne manière de se conduire sur la scène internationale en général et envers les nations de l’ère post-soviétique en particulier. Après tout, ces nations ne sont pas encore totalement constituées, elles sont fragiles et leur pays, leur constitution, leur système juridique devraient être traités avec égards. Tout cela a été ignoré et piétiné. Les conséquences ont été graves, comme vous pouvez le voir. Certains étaient d’accord, mais d’autres ne veulent pas accepter cela. Ainsi, le pays a fini par se diviser. » [Traduction non officielle : le Kremlin n’a pas encore publié le texte officiel.]

Le long récit de Poutine à la télévision – il a duré 55 minutes – a porté sur les développements qui ont conduit à ce que la Crimée redevienne une partie de la Russie. Poutine a révélé que dans la nuit fatidique du 22 au 23 février de l’an dernier, pendant que le coup d’État parrainé par les États-Unis se déroulait à Kiev, il était en réunion avec les principaux chefs des services de renseignements et de l’armée russes, et après une nuit entière consacrée à l’analyse des événements, lorsqu’ils ont levé la séance à 7h, Poutine a donné des instructions et détaillé les «tâches spécifiques» pour «commencer à travailler à ce que la Crimée redevienne une partie de la Russie», mais avec la réserve qu’en premier lieu, la population de la Crimée ait «l’occasion de se déterminer elle-même». Bien sûr, une des premières tâches assignées par Poutine était qu’un «sondage d’opinion discret» soit organisé pour connaître l’avis de la population en Crimée. Les services de renseignement russes ont estimé que les trois quarts des gens en Crimée opteraient pour le rattachement à la Russie. Voici comment Poutine a décrit le cordon ombilical qui a lié la Crimée à la Russie pendant des siècles :

«Dans l’esprit du peuple russe, la Crimée est associée aux épisodes héroïques de notre histoire. Cela s’applique à la période même pendant laquelle la Russie a acquis ces territoires et à la défense héroïque puis à la reprise de la Crimée et de Sébastopol pendant la Seconde Guerre mondiale. La Crimée fait partie de l’histoire russe, de la littérature russe, de l’art, de la famille du tsar. Toute l’histoire de la Russie est tissée avec celle de la Crimée, d’une manière ou d’une autre.»

Le déploiement russe en Crimée pendant l’opération comprenait «quelque 20 000 hommes entièrement mobilisés et complètement armés» dans la base russe de Sébastopol, «43 lanceurs de missiles S-300, jusqu’à 18 lanceurs de missiles Buk, plus d’autres armes lourdes de ce type, y compris des blindés». Selon les mots de Poutine, il ressort clairement de tout cela que Moscou avait pris en compte l’éventualité d’une intervention américaine (étant donné l’énorme importance stratégique de la Crimée dans le grand jeu pour expulser la flotte russe de la mer Noire ainsi que des réserves d’hydrocarbures estimées au large). Les navires de la marine américaine étaient déjà présents en mer Noire. Il semble que le déploiement par la Russie de son formidable système de missiles Bastion était en particulier destiné à envoyer le message au Pentagone que les coûts de toute intervention militaire en Crimée seraient excessivement élevés. Avec les mots de Poutine :

«Bastion est un système de défense. C’est un système de défense côtier, pour la défense territoriale. Il n’est pas destiné à attaquer quiconque. Mais oui, c’est une arme de haute précision, efficace, une technologie de dernière génération. Pour le moment, personne d’autre ne détient cette sorte d’arme. C’est probablement le système de défense côtier le plus efficace au monde actuellement. Ainsi, oui, à un certain point, dans le but d’affirmer clairement que la Crimée est sérieusement protégée, nous avons déployé ces système côtiers Bastion. Et, en plus, nous les avons délibérément déployés de manière à ce qu’ils soient vus depuis l’espace. »

Rétrospectivement, la grande question qui doit être posée est celle de savoir si toute la crise ukrainienne, n’est pas finalement une révolution de couleur bâclée. Les États-Unis ont pu installer leur homme au pouvoir à Kiev pour remplacer le gouvernement destitué – le Premier ministre Arseniy Iatseniouk – mais à quel énorme prix et pour quel résultat ? L’objectif stratégique principal d’établir une présence militaire états-unienne en Crimée et de vaincre complètement la flotte russe de la mer Noire (que la Grande Catherine avait créée en 1783) n’a pas pu être atteint. Le régime qui a succédé à Kiev est en effet sous la coupe américaine, mais il est incapable de stabiliser la situation. Pendant ce temps, le programme d’entrée de l’Ukraine dans l’Union européenne et l’Otan est éventé. L’Ukraine elle-même est irrévocablement divisée et son économie est en chute libre. La douloureuse thérapie du FMI pourra seulement aggraver les tensions socio-économiques, conduisant finalement à un soulèvement populaire.

Les assertions douteuses selon lesquelles les États-Unis ont réaffirmé leur leadership transatlantique ou que l’Otan a été ramenée à la vie ou même que la Russie a été isolée sont aussi de plus en plus discutables. Ironiquement, la diplomatie US aura maintenant besoin de se concentrer sur la mobilisation de l’opinion afin de contrecarrer le désir des grandes puissances européennes de restaurer leurs liens économiques rompus avec la Russie. La plus terrible erreur de calcul de Washington a été de sous-estimer la force de la réaction de Poutine face à la prise du pouvoir par les nationalistes ukrainiens soutenus par les États-Unis. De nouveau, contrairement aux attentes états-uniennes de voir Poutine discrédité et politiquement affaibli, ce dernier grâce à ses choix décisifs, a vu sa cote de popularité en Russie aujourd’hui atteindre un incroyable 86%.

Alors que de plus en plus de détails sur l’opération américaine pour déposer le gouvernement élu de Ianoukovitch sont révélés en temps voulu – pas seulement par Moscou mais aussi par d’autres capitales européennes – le conflit en Ukraine aura le droit de prendre place dans les livres d’histoire comme un grand désastre de politique étrangère pour les États-Unis au XXIe siècle et comme une tache sérieuse sur la présidence de Barack Obama lui-même. Les services de renseignement russes sont sûrement en possession d’un matériel dévastateur pour mettre en évidence le rôle des États-Unis, et Poutine peut n’avoir qu’effleuré la surface.

Traduit par Diane, relu par jj pour le Saker Francophone

Source


Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire

Remarque : Seul un membre de ce blog est autorisé à enregistrer un commentaire.