– … l’aristocratie des agents d’influence », lança une voix en marge du groupe.
Tous se retournèrent. Francisco d’Anconia se tenait devant eux. Il était bronzé par un soleil estival et ses yeux avaient exactement la couleur d’un ciel d’été. Son sourire évoquait un matin clair. Et sa façon de porter l’habit donnait l’impression que les autres s’étaient déguisés ou habillés d’emprunt[1]. »
Ce passage de La Grève, lors du mariage de James Taggart, est un passage clé du roman. Personnellement je préfère traduire « aristocracy of pull » par « aristocratie du piston », plus évocateur que « l’aristocratie des gens d’influence ». Il s’agit en fait d'hommes puissants qui ont gagné leur statut non pas grâce à leur talent c’est-à-dire à leur capacité à créer des richesses, mais grâce à des connexions politiques. Dans ce chapitre, Francisco d’Anconia fait clairement allusion à James Taggart et à ses amis, qui cherchent le succès en s'attirant les faveurs de politiciens à Washington. Cette attitude, typique des lobbies ou groupes de pression, consiste à utiliser la loi pour s’adjuger des protections ou des privilèges et ainsi éliminer leurs concurrents.
C’est toute la différence qui existe entre Hank Rearden et Orren Boyle. Rearden est un créateur de richesse. Il a inventé un nouveau métal et Rearden Steel, son entreprise, est la plus importante entreprise d'acier des États-Unis. Boyle est un capitaliste corrompu, un parasite. Il travaille également dans l’acier comme président de l’Associated Steel. Mais avec son ami James Taggart, il manœuvre à Washington pour protéger son entreprise et obtenir les droits d'exploiter le nouveau métal de Rearden.
La Grève est ainsi une illustration littéraire d’une distinction fameuse entre moyens politiques et moyens économiques. Cette distinction a été clairement formulée par le sociologue allemand Franz Oppenheimer dans un livre de 1913 intitulé L’État, Ses origines, son évolution et son avenir[2]. Le moyen économique, c'est l'échange réciproque, mutuellement bénéfique. Le moyen politique est, au contraire, « violence et esprit de conquête, vol et crimes de tout ordre ».
L’État est détenteur du monopole légal de la force physique. La nature de l’action étatique est l’action coercitive. La nature du pouvoir politique est d’obtenir l’obéissance sous menace de contraintes physiques, que ce soit la menace d’amende, d’expropriation, d’emprisonnement ou de mort.
Par contre sur un marché libre, aucun individu, aucun groupe privé ne dispose du pouvoir d’imposer à d’autres individus ou groupes d’agir contre leurs propres choix. Les individus commercialisent leurs biens et services selon leurs avantages mutuels, selon leur propre jugement exercé sans contrainte physique. On ne peut s’enrichir qu’en proposant des biens ou des services d’une plus grande valeur ou à prix moindre que ce que les autres sont capables d’offrir.
Il en résulte que :
- Le pouvoir économique s’exerce par des moyens positifs, il offre à chacun une récompense, une incitation, un paiement, une valeur ;
- Le pouvoir politique s’exerce par des moyens négatifs, par la menace de la punition, de l’emprisonnement, de la destruction.
- L’outil de l’entrepreneur est la création de valeur, celle du bureaucrate est la création de la peur.
« Les capitalistes, dit-on, devraient considérer les hommes de l’État non comme des ennemis, mais comme des ‘associés’ ». Or cette idée, dit Ayn Rand[3], est contre-nature. « L’idée d’une ‘association’ entre un groupe privé et des personnages publics, entre l’entreprise et l’administration, entre l’activité productive et l’emploi de la force, est une corruption sémantique (un ‘anti-concept’) ». En effet, les bureaucrates détiennent le monopole de la force. Ils peuvent contraindre n’importe qui par la force de la loi à obéir à leurs ordres. Dans ce contexte, toute forme d’association ne peut que s’avérer artificielle. « Mais il y a des gens pour trouver cette perspective-là séduisante ; il y en a parmi les hommes d’affaires comme dans n’importe quel groupe ou profession : les hommes qui craignent la concurrence du marché libre et qui accueilleraient volontiers un ‘associé’ qui aurait des armes pour extorquer en leur faveur des avantages particuliers contre leurs concurrents plus capables ; des hommes qui désirent s’élever, non par le mérite mais par la protection, et qui sont prêts à vivre non en vertu du droit mais de la faveur arbitraire ».
Frédéric Bastiat déjà décrivait ce phénomène à son époque : « sous un prétexte ou sous un autre, nous nous adressons à l'État. Nous lui disons: « [...] Ne pourriez-vous me faciliter la chose ? Ne pourriez-vous me donner une bonne place ? Ou bien gêner l'industrie de mes concurrents ? Ou bien encore me prêter gratuitement des capitaux que vous aurez pris à leurs possesseurs ? Ou élever mes enfants aux frais du public ? Ou m'accorder des primes d'encouragement ? Ou m'assurer le bien-être quand j'aurai cinquante ans ? Par ce moyen, j'arriverai à mon but en toute quiétude de conscience, car la loi elle-même aura agi pour moi, et j'aurai tous les avantages de la spoliation sans en avoir ni les risques ni l'odieux ! »
Comme pour Frédéric Bastiat, la vision d’Ayn Rand est donc à l’opposé d’une apologie amorale de la domination de classe et de la conservation des intérêts des puissants. Elle ne défend pas les privilèges ou le « piston », mais l'harmonie des intérêts entre les individus dans l’échange volontaire, profitable aux deux parties. Elle va même jusqu’à critiquer durement une certaine forme de capitalisme, le capitalisme de copinage, pratiqué par des « pillards », qui capturent la richesse avec la complicité des gouvernements, par la force des lois, par les taxes et la réglementation. Sa vision est donc incontestablement morale. Pour elle, il y a deux façons de faire du profit. L’une est morale et l’autre est immorale. Il y a ceux qui gagnent leur richesse par la production et le commerce, et ceux dont la richesse est extorquée et donc imméritée.
[1] La Grève, traduit par Sophie Bastide-Foltz, 2ème partie, chapitre XII. – La foire d’empoigne, page 411, Les Belles Lettres, 2011.
[2] Récemment réédité aux Belles Lettres sous le titre : Moyens économiques contre moyens politiques, préface de Vincent Valentin.
[3] Le nouveau fascisme : le règne du “consensus”, publié en mai 1965 dans The Objectivist Newsletter et traduit par François Guillaumat.
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