18 janvier 2014

L’abandon de la théologie de la substitution par l’Église moderne

Depuis deux mille ans, les rapports entre le judaïsme et le christianisme ont façonné l’histoire occidentale. Un des points cruciaux de la relation entre ces deux grandes religions abrahamiques fut la question controversée de la « théologie de la substitution ». L’orientation nouvelle qu’a prise cette problématique au cours des cinquante dernières années mérite une attention toute particulière.

Pour le lecteur, rappelons que le terme « théologie de la substitution » désigne une doctrine professée au sein de l’Église catholique et selon laquelle le christianisme, révélé à l’humanité à travers la parole et les actes de Jésus de Nazareth, se serait substitué au judaïsme dans le dessein de Dieu. Le cœur du débat réside ainsi dans la primauté de l’Ancienne Alliance, celle des juifs, sur celle de la Nouvelle Alliance apportée par la parole de Jésus.

En 1943, l’encyclique Mystici Corporis Christi du pape de l’époque, Pie XII, affirmait encore : « La mort du Rédempteur a fait succéder le Nouveau Testament à l’Ancienne Loi abolie. » Toutefois, depuis les années 50 et plus spécialement suite au projet d’extermination physique des populations juives d’Europe par les nazis, le débat est entré dans une nouvelle phase en s’insinuant au sein même de l’Église catholique qui, à partir de Vatican II et de façon toujours plus prononcée, condamne désormais ouvertement non seulement les violences et dérives diverses dont elle a pu historiquement se rendre coupable envers des populations de confession juive mais également le principe même de la « substitution », celui-ci étant considéré comme la source principale des crimes perpétrés envers les populations juives dans l’Occident chrétien au cours des deux derniers millénaires.

De fait, il s’agit là d’une version particulièrement insidieuse de repentance dans laquelle l’Église catholique semble désormais se complaire au risque d’y perdre son honneur ou ce qu’il en reste à force de reniements.

Afin d’illustrer le propos, voici quelques citations qui donneront au lecteur une idée du degré de renoncement, de capitulation pour ne pas dire de trahison de l’institution catholique non seulement à l’égard d’elle-même mais, plus grave encore, au regard de sa fidélité à la figure originelle du Christ. Ainsi, Monseigneur Lustiger, ancien archevêque de Paris élevé par la suite au rang de cardinal, a-t-il déclaré ce qui suit en 1998, lors d’une réception donnée en son honneur à la synagogue Sutton Place de New York :


« Au moment d’aborder le troisième millénaire de l’ère chrétienne, une nouvelle époque de l’histoire de l’humanité a commencé. Une page de l’histoire de l’humanité est en train de se tourner. Dans les relations entre les chrétiens et les Juifs, les Chrétiens ont enfin ouvert leurs yeux et leurs oreilles à la douleur et à la blessure juives. Ils veulent porter le fardeau sans le rejeter sur d’autres et ils n’ont pas cherché à s’innocenter. »

Sur quoi les chrétiens auraient-ils enfin ouvert les yeux et de quoi devraient-ils ne plus chercher à s’innocenter selon l’honorable éminence ? Tout simplement de la terrible jalousie qu’ils nourriraient depuis toujours envers les juifs :


« Une jalousie telle à l’égard d’Israël qu’elle a très vite pris la forme d’une revendication d’héritage. Éliminer l’autre si proche et pourtant si différent ! Les païens devenus chrétiens eurent accès à l’Écriture sainte et aux fêtes juives. Mais un mouvement de jalousie humaine, tout humaine, les mena à rejeter à la marge ou à l’extérieur, les juifs. »

C’est cette volonté de spoliation qui aurait conduit la chrétienté aux pires excès envers les juifs et, selon Aron Jean-Marie Lustiger, il ne serait que temps pour les chrétiens d’en faire repentance et de rendre à qui de droit son rôle de peuple dépositaire du salut des nations, comme il l’indiqua explicitement en 2002 devant le Congrès juif européen, puis successivement devant le Congrès juif mondial et devant le Comité juif américain, exposant ainsi « sa réflexion sur l’Élection et la vocation d’Israël et ses rapports avec les nations ».

Dans son sillage, Monseigneur Francis Deniau, évêque de Nevers et président du Comité épiscopal pour les relations avec le judaïsme est donc parfaitement légitime à déclarer en 2004 :


« Aujourd’hui, l’Église a répudié toute “théologie de la substitution” et reconnaît l’élection actuelle du peuple juif, “le peuple de Dieu de l’Ancienne Alliance qui n’a jamais été révoquée” selon l’expression du pape Jean Paul II devant la communauté juive de Mayence le 17 novembre 1980 [1]. »

Ainsi la boucle est-elle bouclée, où l’on découvre que la vocation finale du christianisme ne consiste en rien d’autre que dérouler le tapis rouge à l’Israël éternelle dans sa marche triomphale pour la réalisation de son dessein messianique [2].

On l’aura compris, les enjeux cristallisés autour de cette question sont immenses et déterminants en cela qu’ils visent ni plus ni moins à disqualifier de manière définitive le christianisme dans son essence, c’est-à-dire en tant que religion universelle de salut et donc, finalement, à le transformer en quelque chose qui ne serait plus le christianisme ; une religion acidulée, compatible avec les représentations et catégories du Maître de ce monde.

Cette vision d’un christianisme secondaire, soumis sur le plan symbolique au judaïsme, est intimement liée à une vision coupable du christianisme face à l’histoire. Pourtant, le vieil adage consistant à mélanger les réalités historiques, aussi violentes soient elle, avec la nature fondamentale du culte chrétien paraît tout à fait fallacieux, et nous pouvons aisément comprendre que cette confusion témoigne d’une volonté de discréditer le christianisme sur tout les plans.

De toute évidence, l’histoire devrait être laissée au soin des historiens. C’est à eux de nous éclairer sur la complexité de ces phénomènes, de nous en dire le pourquoi et le comment, de situer les responsabilités respectives des différents protagonistes et d’en évaluer les conséquences par un travail de recherche scientifique rigoureux et exigeant et par-dessus tout, sans a priori idéologiques, à la manière d’un Bernard Lazare.

Par ailleurs, il faut s’en tenir à la dimension proprement spirituelle et invariante du christianisme, c’est-à-dire aux enseignements professés par Jésus de Nazareth, en nous demandant si ces enseignements constituent oui ou non une rupture et un dépassement radical avec le judaïsme traditionnel impliquant l’instauration d’une Nouvelle Alliance fondée sur un paradigme nouveau dans la relation au divin.

Ainsi, le débat porte avant tout sur :
1. La nature de l’élection divine : qui est élu, comment et par qui ?
2. Le sens de l’élection divine : que signifie porter en soi le signe de l’élection ? Quel est le rôle des élus ?

Comme nous l’apprend l’Ancien Testament, à l’origine, l’élection divine procède de Dieu. C’est lui qui intervient dans la vie d’un homme – prophète ou illuminé – pour l’appeler à la mission, celle-ci consistant toujours dans l’action d’éveiller la conscience du peuple égaré – suite aux évènements de la Chute – afin de le reconduire vers son créateur, Dieu, jusqu’à la Patrie éternelle d’où il est issu. C’est cela que nous conte l’histoire des premiers prophètes : Abraham, Josué, Moïse.

L’émergence de l’idée monothéiste fut un phénomène long et complexe dont les historiens situent le moment décisif dans la rencontre entre ces populations sémites auxquelles l’histoire a donné le nom d’« Hébreux » et l’Égypte des pharaons, dans un monde globalement acquis au polythéisme et structuré à l’échelle humaine de la ville-royaume ou de la tribu, une alliance de villes ou de tribus ethniquement et culturellement homogène constituant un « peuple ».

Et précisément, l’Ancien Testament est plein du récit des événements mythologisés [3] ayant conduit à l’unification du peuple hébreu autour d’une terre et d’un Dieu unique, Yahvé, les deux aspects formant une unité rigoureusement indissociable dans la conception israélite. Investi par la mission consistant à faire triompher le projet divin, le peuple choisi par Dieu, le peuple hébreu, se distingue de tous les autres : il est le peuple élu et donc le peuple composé des « élus ».

Cette conception, qui prévaut encore de nos jours parmi les juifs, établit donc un lien direct et unique entre l’élection divine et l’appartenance au peuple juif [4]. Bien que faisant l’objet d’un débat continu, la transmission élective par le sang reste un fondement majeure de la communauté juive. L’amendement de 1970 à la loi du Retour confirme d’ailleurs la filiation maternelle [5]. Dans la vision juive religieuse – il s’agit d’un pléonasme, un juif non-religieux n’étant plus juif au sens strict du terme, puisqu’il renonce de fait à assumer la mission élective que Dieu lui a confiée et se soustrait ainsi du nombre des élus – c’est donc au « peuple juif » qu’il appartient de réaliser le dessein de Dieu pour l’ensemble des nations.

Au contraire, par la rupture apportée par Jésus et ceux qui entreront dans sa succession, l’élection divine ne s’hérite ni par la naissance, ni par la richesse matérielle, ni par la position sociale, ni par l’observance de sacrifices rituels, mais seulement par la vertu intérieure et l’élévation aux valeurs de l’Esprit. Personne n’est « élu » à priori, seul l’est celui qui conquiert la noblesse intérieure en fidélité au Dieu de l’Amour et cela est offert à tous, juifs ou non, à la seule condition d’en avoir la volonté puisque l’Amour absolu de Dieu pour ses enfants inclut le droit au libre arbitre. Dès lors, la qualité élective s’émancipe totalement de l’appartenance au peuple juif : elle acquiert une dimension universelle, sonnant le glas de l’Ancienne Alliance au profit de la Nouvelle. C’est cette rupture fondamentale à l’égard du judaïsme traditionnel qui donnera naissance au christianisme. Mais ce n’est pas la seule.

En effet, la rupture introduite par Jésus de Nazareth sur le terrain spécifique de l’élection divine repose elle-même sur une révolution bien plus grande encore, instituant ni plus ni moins le retournement total des valeurs et des principes qui régissent la vie humaine. En chassant les marchands du temple [6], en prononçant le célèbre « Mon Royaume n’est pas de ce monde [7] », il exprime clairement que seul ce qui relève du principe de l’unité et de l’ordonnancement harmonieux de la vie dans l’Être peut se prévaloir de Dieu, que ce soit dans le champ de la vie matérielle ou dans celui de l’Esprit. Dès lors, l’attitude correcte est celle qui accorde à chaque chose et à chaque être sa juste place dans l’ordre de la vie naturelle-organique, enchâssée elle-même dans l’ordre de la vie cosmique. C’est ainsi qu’il faut comprendre le célèbre « Rendez à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu [8] » .

Dans ce cadre, le rôle dévolu aux « élus » se voit lui aussi redéfini en totalité. Désormais, l’élection ne constitue plus ni un privilège ni une marque de valorisation mais, à l’exact opposé, une obligation de servir avec désintéressement et de s’effacer au plan de l’ego, pour la gloire et le triomphe de ce qui est plus grand que soi : la vie divine. Ce positionnement des élus, Jésus l’a synthétisé de la façon suivante, définissant par là-même en quoi consiste leur responsabilité : « Celui qui est le plus petit parmi vous tous, c’est celui-là qui est grand [9]. »

De fait, en renonçant à la « théologie de la substitution », sous l’aimable pression de certains, l’Église catholique ne se contente pas de jeter un regard critique sur quelques aspects regrettables de son passé, elle tourne délibérément le dos à ce qui fait le cœur même du christianisme, délégitimant ainsi les fondements sur lesquels repose sa raison d’exister depuis deux mille ans.

C’est ainsi que le système global de représentation et de transformation verticales du monde initié par Jésus de Nazareth est aujourd’hui délaissé au profit d’une religion hermaphrodite, dévirilisée, soluble dans ce monde inhumain et amoral, et tout cela au nom de l’amour mal compris. Privés de repaires et de bornes sur leur chemin de vie, les individus que nous sommes n’ont plus qu’à errer au gré des courants nauséabonds de ce monde putride.

Il convient donc de rappeler ce qui suit : si Jésus a en effet placé l’Amour à l’origine et au terme de toute chose, cet Amour-là s’exerce dans le cadre d’une dialectique subtile qui rejette tout compromis avec le Mal mais affirme la possibilité pour chacun d’accéder au bon, au bien et au beau. Si le royaume des Cieux est en effet offert à tous, il ne l’est pas n’importe comment, à n’importe quel prix ni à n’importe quelle condition [10]. Pour y accéder, il convient de se départir de tout ce qui est contraire à l’harmonie de la vie. À ce titre, le christianisme prône la guerre totale contre le Mal et tout ce qui relève de lui.

Ici, rappelons à ceux qui devraient le savoir mieux que quiconque mais qui semblent pourtant l’avoir oublié, que le christianisme est effectivement une religion de combat : celui qui oppose la Lumière aux Ténèbres, à la manière de l’Archange saint Michel terrassant le dragon. Rappelons aussi qu’il ne manifeste aucune forme de mansuétude, de bienveillance ni de tolérance envers tout ce qui relève des principes et des catégories de l’Adversaire, comme nous le rappellent ces paroles sans concession de Jésus-Christ : « Celui qui n’est pas avec moi est contre moi ! »

Au final, face à la confusion introduite et entretenue dans les esprits par le manque de fidélité aux principes profonds du christianisme par l’autorité ecclésiastique, le croyant doit s’interroger : à qui et à quelles valeurs cet abandon profite-t-il ?

1 commentaire:

  1. Excellente analyse. Texte intéressant.

    "...seul ce qui relève du principe de l’unité et de l’ordonnancement harmonieux de la vie dans l’Être peut se prévaloir de Dieu, que ce soit dans le champ de la vie matérielle ou dans celui de l’Esprit." :

    C'est le chemin de vie que je me suis choisi. Voilà pourquoi je me dis être chrétienne. Mais pas forcément catholique, même si je suis baptisée.

    Le peuple juif n'a pas été plus spolié ni "génocidé" que les noirs d'Afrique, par exemple... qui le sont toujours et encore de nos jours. Mais nous le savons, uniquement une partie des juifs se plaignent, se lamentent... et spolient encore et toujours les autres peuples "non-élus".
    Et des gens qui se disent chrétiens ou musulmans commettent également pas mal d'horreurs...

    A propos de la religion monothéiste : En Egypte, n'oublions pas le règne d'Akhénaton qui a été, je pense, l'ébauche de la religion d'un Dieu unique : le soleil.
    Je ne suis pas suffisamment érudite pour dire si ce règne est advenu avant ou après la venue de Moïse. Sur ce plan-là (l'érudition), j'ai beaucoup encore à faire. ^^


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