24 décembre 2011

Lettre du front, 2ème

Ma chère Maman d’en Haut, 

Depuis toutes ces années, je t’écris enfin.

Après le parachutage, il m’a fallu beaucoup de temps pour me souvenir. Et encore, certains points sont encore un peu flous et incertains.
Tu comprendras bien sûr qu’il est préférable de dire le moins possible, mais j’ai retrouvé quelques uns de mes camarades. Parfois on se reconnaît tout de suite, parfois c’est plus difficile. Je crois qu’il y a eu plusieurs équipes. On appelle ça des cigognes, ou des vols. Il y en a eu plusieurs, avant le mien, et après. Ici la perception est très limitée, et les hommes organisent tout en tranches. L’instant unique n’existe pas, ou alors c’est très difficile d’y entrer. Même pour nous, c’est presque impossible. Moi, j’y suis parvenu vraiment une fois, deux fois peut-être, c’est tout, tu t’en souviens. Je sais que pour toi, ce sera difficile à comprendre, quoi que ton intelligence soit profonde et englobe bien des choses. Sûrement que tu sais déjà tout. Ici l’instant est découpé en fractions dont certaines sont dans notre dos, et d’autres devant nous. Les hommes croient que ce qui est dans leur dos est connu et mort, et que ce qui est devant leurs yeux n’est pas encore, et qu’on ne peut pas le connaître. Un jour, j’ai essayé de dire qu’au contraire, pour avancer, il fallait s’efforcer de mettre ses pas dans les traces que nous avons laissées en venant, en changeant tout au retour, mais personne n’a compris. Certains même se sont moqués de moi.
Plusieurs de nos camarades se sont éloignés et ont disparu dans les vagues de la mer, et nous ne les avons pas revus. Tu sais à quel point l’obscurité a envahi ce monde. C’est la raison pour laquelle nous sommes ici, bien sûr.
Je n’ai pas pu t’écrire jusque là, parce que j’avais tout oublié. Maintenant, la mémoire me revient des choses d’avant, mais il m’a fallu plus de trente ans pour commencer à me souvenir. Vingt autres pour reconstruire. Plus exactement, au début, je me rappelais tout. Jusque vers onze ou douze ans. Mais soudain l’oubli a tout englouti. Ils ont découpé le temps, ils ont aussi découpé les êtres. Vers 14 ou 15 ans (ça ne te dit rien, mais imagine qu’ils ont coupé l’existence en 4 temps. Cet âge est le milieu du premier temps), je me suis soudain trouvé nu, saignant, privé d’une moitié de moi, sans que je m’en sois aperçu plus tôt. Imagine qu’on te coupe en deux, et que tu doives trouver quand même ton équilibre ! C’est ce qui est le fait de tous, ici, et on vit dans un hurlement permanent. Moi aussi, j’ai hurlé, pendant longtemps. Tous essaient avec frénésie de rassembler leurs moitiés, mais quand ce n’est pas la bonne, ça fait encore plus mal que d’être seul. On rencontre partout des moitiés mortes de faim ou de souffrance, c’est horrible. Ou d’autres qui sont grotesques et font peine à voir tant elles sont dépareillées.
Mais rassure-toi, J’ai retrouvé ma moitié. C’est rare, je crois, et c’est vraiment bien, car ça m’a beaucoup aidé à me souvenir de ma tâche. Nous sommes presque Un à nouveau, comme Vous.
 
Depuis que je me souviens, j’ai retrouvé quelques uns de nos anciens, et ils m’ont aidé, comme moi maintenant je commence à être un ancien, et je fais tout ce que je peux pour les jeunes, ceux qui arrivent. Nous nous donnons tous totalement à notre tâche, et tous les uns aux autres. Cependant, nous sommes dans un monde de murs, de cloisons, de séparation, et ici, même les esprits les plus ouverts et les plus puissants peuvent parfois éprouver des difficultés à communier.
Comme tu le sais, l’esprit de ce monde a tout corrompu. Partout où régnaient la lumière, l’amour, la liberté, le rire, la joie, la danse, il a construit des murs. Les murs couvrent tout, et la lumière n’entre plus nulle part. Même la lumière du soleil est voilée. Les hommes et les femmes s’éloignent tous sans cesse les uns des autres, et ce qui devrait être une seule montagne est maintenant comme des milliards de grains de sable. Comme les hommes pleurent de malheur, il a inventé des espèces d’amour, de rire, de danse, complètement artificiels, privés d’amour. De l’amour sans amour, du rire plein de cruauté, de la danse sans joie, c’est difficile à décrire, difficile à croire, mais il y est parvenu. Et cette fausse communion a lieu dans un vacarme indescriptible. Il l’appelle communication. Tu vois, c’est presque le même mot, et l’exact opposé. C’est dire comme il est subtil. Et les humains qui ont perdu le silence et toute la beauté du silence et de la communion aiment sans joie, rient sans amour et dansent des danses de loups furieux, se mordant les uns les autres.

 Alors, comme maintenant j’ai repris connaissance et retrouvé mon programme, je creuse, je renverse, je défonce les murs, et j’appelle à la guerre, la guerre de la lumière, de l’amour, et de la joie. Je n’ai jamais été aussi heureux dans ce monde que depuis que je peux enfin faire ce pour quoi j’ai été envoyé : ouvrir des portes et des fenêtres, redonner du sens, rapprocher, relier. C’était la première partie du programme. Si tu as eu des nouvelles de moi par d’autres qui sont remontés, tu sais que j’ai eu très peur, au début. Rassure-toi, c’est fini. Et depuis que je n’ai plus peur, je fais du super boulot. Ca ne plaît pas à tout le monde, et beaucoup de ceux qui dorment peuvent être dangereux, car souvent leur plus cher désir est de rester là, dans ce monde sans feu. Parfois, le découragement me prend, et je me demande si on pourra ramener tout le monde. C’est pourquoi on a vraiment besoin de vous, et de plus en plus. Bien sûr, on peut être pris n’importe quand, et si ça m’arrivait, j’espère que mon programme tiendra. Mais j’ai bon espoir. Mieux, si j’ai pu avoir des doutes, je n’en ai plus : on ira au bout. La guerre est dure, comme toutes les guerres, et cette fois ci l’ennemi se bat pour sa survie, même s’il se donne les apparences du vainqueur. Il a un système de propagande, d’endormissement et d’effacement des mémoires stupéfiant, mais peu à peu, chaque jour, les nôtres s’éveillent, se souviennent et se lèvent. Et plus il y en a qui ouvrent les yeux, plus la joie circule et plus nos cœurs deviennent vaillants. Nous sommes minuscules, mais Vous Êtes immenses, et c’est Vous qui vivez en nous.
 
Toi qui ignores ce qu’est le doute, sache qu’ici, nous ne sommes jamais assurés de rien. Et c’est très difficile. Même Ta présence parfois m’a été presque perdue, effacée, et je ne savais plus si vraiment, j’étais de toi, et même si tu Etais vraiment, et si je ne rêvais pas, comme tant d’autres. Tu vois comme c’est dur, parfois. Chacun de nous fait ce qu’il peut pour rassurer et porter ceux qui trébuchent, comme les anciens l’ont fait pour nous. Et c’est cette aide qui jaillit de notre cœur qui nous permet le plus souvent de nous souvenir de notre tâche. Garder Votre lumière sur la terre des hommes, jusqu’à Votre retour. Garder l’Amour même dans les flammes, être le Don, comme Vous Êtes le Don. Nous sommes la base.
Je ne sais pas combien de cigognes sont passées, ni s’il en passe encore, et ça vaut mieux. De ce point de vue, moins on en sait, et mieux c’est. Si mes petits frères et mes petites sœurs sont descendus aussi, on se reconnaîtra. Tu seras heureuse de savoir que même si je n’en parle à personne, j’ai retrouvé aussi la mémoire de mon deuxième programme.
Envoyez nous tout l’amour que vous pouvez,  encore et encore. Bien sûr, c’est ce que vous faites sans cesse, sinon, nul ne nous n’aurait pu s’éveiller, mais je vous en prie du fond de mon cœur, comme nous l’avons appris, versez sur nous et sur ce monde des tonnes et des tonnes d’amour, car sans vous, nous ne sommes rien, ici.
 
Je suis fier d’être là, je suis fier du travail qu’on fait, et je sais que vous aussi, êtes fier et heureux de ce qui se passe. Je suis heureux d’être là.
J’essaierai de te ramener à mon retour les plus belles images de précieux diamant que j’aurai trouvées. J’espère tenir jusqu’au bout, parce que je voudrais vraiment voir le retour de la lumière de Dieu sur cette terre. Je te serre sur mon cœur. Aidez-nous.
   
Ton fils qui t’aime.
  
Ce texte, publié pour la première fois sur News of Tomorrow je ne sais plus quand, puis repris sur ce blog le 29 janvier 2010, je le dédie à quelqu'un qui l'aime beaucoup, Lléa. 

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