22 juillet 2011

Sarkopathie, bienvenue à Océania


Monsieur/Madame le Député,
Monsieur/Madame le Sénateur,

Ayant séjourné une semaine à Tripoli du 8 au 14 juin dernier dans le cadre d’un reportage sur la situation en Libye pour le magazine Afrique Asie, j’estime être de mon devoir de témoigner de ce que j’y ai vu et entendu, et de vous communiquer des informations qui n’ont pas été rapportées par les médias français.
D’emblée, je tiens à souligner que cette lettre n’est pas un plaidoyer pour le colonel Kadhafi ou son régime. Je pense, comme beaucoup de Français, que l’avenir de la Libye est uniquement du libre choix du peuple libyen, que le conflit doit être réglé par la négociation, sans ingérence ni française ni étrangère. De plus, force est de constater que l’intervention « humanitaire » de la France et de l’Otan en Libye, censée protéger la population en vertu de la Résolution 1973 de l’Onu, provoque la mort de centaines de civils. La poursuite de cette immixtion dans les affaires libyennes est dangereuse pour la stabilité en Méditerranée.
Je suis arrivé à Tripoli le 8 juin, au lendemain du plus important bombardement qu’ait connu la ville depuis le début de la guerre : 60 frappes dites ciblées causant la mort de 31 civils et de nombreux blessés. J’y ai appris que cette opération n’avait pas seulement été lancée pour détruire des sites dits militaires, mais parce que le 7 juin est… le jour anniversaire du colonel Kadhafi.
La France de Sarkozy contre celle du Général de Gaulle
Il est vrai que de nombreux Libyens faisaient la queue au poste frontière pour se réfugier en Tunisie, mais je n’ai pas constaté d’agitation particulière ou de déploiements policiers à mon arrivée à Tripoli.
Les informations selon lesquelles les Libyens vivraient calfeutrés chez eux, de peur de la répression des forces du régime, sont fausses. Sur le front de mer, des familles se promènent. Aux terrasses des cafés, on fume le narguilé. Les discussions s’arrêtent lorsqu’un vrombissement d’avion – volant à 5.000 mètre d’altitude – se fait entendre. Les regards tentent de l’apercevoir, en vain. Est-ce un Rafale français, ou un Tornado britannique ? Quelques secondes plus tard, une bombe explose au loin, puis une autre. Tous se demandent où sont tombés les missiles. Certains téléphonent à leur famille, puis rassurés, reprennent leur conversation. Je n’ai constaté nulle part de panique, mais de la colère rentrée chez ceux qui me demandaient qui j’étais et pourquoi j’étais là. Ils n’en voulaient pas, disait-ils, à « la France du général de Gaulle », mais, à Nicolas Sarkozy – et à Bernard Henri Lévy – à l’origine de cette guerre et de ses conséquences meurtrières pour la population civile.
Plus d’un millier de civils tués
L’intervention militaire en Libye – le tiers des frappes est effectué par des avions français – n’a rien « d’humanitaire ». Le bombardement d’un pays étranger, quel qu’il soit, est un acte de guerre. Plus d’un millier de civils a été tué, trois fois plus sont gravement blessés. D’autres, en plus grand nombre, mourront de cancers dans les années à venir, car les têtes des missiles ou leurs ailerons sont en uranium appauvri. Dans Tripoli, des affiches traitent Nicolas Sarkozy… de « tueur d’enfants ».
J’ai visité un hôpital et vu des civils – et bien sûr des enfants – blessés par les « bombes intelligentes » de l’Otan. J’ai posé quelques questions à une fillette de 12 ans, traumatisée par le fracas du missile qui a détruit le siège du Comité anti-corruption, situé près de chez elle. Son père, éploré, m’a raconté que sa fille n’avait pas supporté les dernières explosions. Terrifiée par le bombardement massif du 7 juin, elle avait avalé des médicaments prescrits pour sa mère. Malgré un lavage d’estomac, ses membres inférieurs sont paralysés.
Je m’étais rendu dans son quartier la veille et avais vu les dégâts causés aux deux immeubles détruits et à leur voisinage. Le gardien des ruines du Comité anti-corruption et les habitants des alentours m’ont dit que le tir du missile avait pour but de réduire en cendres les dossiers d’un certain nombre de membres du CNT de Benghazi, impliqués dans des scandales.
Plainte devant la Cour Pénale Internationale
Les avocats Roland Dumas, ancien ministre français des Affaires étrangères, et Jacques Vergès sont allés à Tripoli, fin mai, pour rencontrer des familles de victimes des bombardements. Une plainte sera déposée à la Cour Pénale Internationale contre Nicolas Sarkozy pour « crime contre l’humanité ». D’autres plaintes l’ont été aussi à Paris et à Bruxelles par Aïcha Kadhafi contre Sarkozy, Gérard Longuet – actuel ministre de la Défense – et l’Otan, pour la mort de sa fille Moustoura – un bébé de 4 mois – dans le bombardement de la maison familiale du colonel Kadhafi. Tués ce jour-là aussi : un des fils du colonel et trois de ses petits-enfants. La frappe est attribuée à un Rafale français. Le leader libyen avait quitté son domicile, avec son épouse, une demi-heure plus tôt. L’Otan appliquait-elle la fatwa du cheikh extrémiste Yusuf al-Qardaoui, prédicateur attitré d’Al-Jazira, qui appelle à assassiner Kadhafi ?
Siphonner les voix du Front national
En 2008, Nicolas Sarkozy déclarait que les caisses de l’État étaient vides… Depuis, la situation économique de la France s’est détériorée, mais cela ne l’a pas empêché de se lancer dans une guerre qu’il croyait éclair contre la Libye. Il s’agissait pour lui, dit-on, de montrer à certains électeurs de Marine Le Pen que la France était toujours capable de « casser de l’Arabe ». L’idée serait de Patrick Buisson, ancien directeur de Minute, son conseiller chargé de siphonner les voix du Front national. Bernard Henry Lévy a, ensuite, joué le petit télégraphiste entre les rebelles de Benghazi et l’Élysée et mobilisé les réseaux pro-israéliens en faveur du Conseil National de Transition (CNT). Cet organisme de circonstance, sans réelle représentativité, ne survit que par la grâce de l’Otan. Enfin, Claude Guéant, ministre de l’Intérieur, a enfoncé le clou en assimilant…. à une Croisade l’appel lancé par Sarkozy aux membres de l’Onu…. C’est l’utilisation de ce terme, à forte connotation historico-religieuse – employé par George W. Bush et Oussama Bin-Laden – qui permet au leader libyen de désigner ses agresseurs comment de nouveaux Croisés.
Coût de la guerre : facture salée pour les contribuables
En février 2011, le CNT donnait à Kadhafi… 72 heures, puis une semaine pour quitter le pouvoir. Cinq mois plus tard, il y est toujours. La coalition est l’alliée d’Al-Qaïda en Cyrénaïque et l’avenir de la Libye est de plus en plus incertain. Le 21 juin, Gérard Longuet, ministre de la Défense, a estimé le surcoût des trois premiers mois de frappes aériennes à 100 millions d’euros. L’opération Harmattan – nom de code de l’intervention française – serait d’un peu plus d’un million d’euros par jour. Certes, la guerre contre la Libye est une bonne opération publicitaire pour Dassault et les fabricants d’armes, mais pour les contribuables français – à qui personne n’a demandé leur avis – la facture est salée. Une heure de vol de Rafale ou de Mirage se situe entre 10.000 € et 13.000 €, le coût du nouveau missile Scalp entre 500.000 et 800 000 €.
Faire retourner la Libye à l’ère pré-industrielle ?
La Libye était le pays le plus développé d’Afrique au regard de l’Indice de développement humain (IDH) créé par le Programme des Nations unies pour le développement (PNUD). L’IDH tient compte du PIB par habitant, du niveau d’éducation et de l’espérance de vie des habitants. Dans un rapport de 2011, le FMI louait la bonne gestion du pays, encourageant le colonel Kadhafi à « continuer d’améliorer l’économie ». Des centaines de milliers d’Africains qui travaillaient sur les chantiers libyens sont aujourd’hui parqués en Tunisie et en Égypte, avec pour seul espoir d’atteindre l’île italienne de Lampedusa. Qui peut le leur reprocher, puisque la France et l’Otan sont à l’origine de leur désespoir ?
L’agression dont est victime la Libye a-t-elle pour but de la « renvoyer à l’ère pré-industrielle », pour reprendre les menaces prononcées par James Baker, secrétaire d’État américain, en 1989, à Tarek Aziz avant le déclenchement de la 1re guerre du Golfe ? Le général Wesley Clark, ancien commandant en chef de l’Otan, a révélé, en 2007, que la Libye figurait, depuis 10 ans, sur une liste de pays à envahir qu’il a consultée dans un bureau du Pentagone. C’est fait, en partie, avec l’aide de la France.
En guerre sur de fausses informations
Une mission indépendante, composée notamment de Yves Bonnet, ancien directeur de la DST, s’est rendue en mai à Benghazi et à Tripoli. Elle affirme que la France est entrée en guerre sur de fausses informations. Avant de débattre de l’intervention française au Parlement, vous devez absolument lire le rapport qu’elle a publié. Des questions méritent d’être posées sur l’origine des informations et du battage médiatique appelant à intervenir en Libye. Ces informations, de sources incontrôlées n’ont jamais été recoupées, comme il se doit, par des témoignages de terrain contradictoires. Comment a-t-on pu prendre pour argent comptant les reportages tendancieux de la chaîne de télévision Al-Jazira, dont le propriétaire – l’émir du Qatar, cousin d’un des principaux chefs de tribus de Cyrénaïque – a un compte à régler avec le colonel Kadhafi ? Comment se fait-il que le soulèvement armé se soit produit alors que des réformes démocratiques allaient être annoncées, notamment la rédaction d’une nouvelle constitution et des élections ? Nicolas Sarkozy a-t-il mesuré les dangers qu’une alliance avec Al-Qaïda – et les organisations qui lui sont proches en Cyrénaïque – feront peser sur la Libye et ses voisins ? Les armes sophistiquées dont les djihadistes disposent aujourd’hui menacent les deux rives de la Méditerranée et l’Afrique sub-saharienne.
Vous avez dit complot ?
Selon le quotidien italien de droite Libero, appartenant au groupe de presse Berlusconi, le président Sarkozy aurait préparé le renversement du colonel Kadhafi dès le mois d’octobre 2010, en liaison avec l’ancien chef du protocole de ce dernier, réfugié politique en France. Mi-novembre, une mission économique française s’est rendue à Benghazi, avec des agents spéciaux déguisés en hommes d’affaires, pour prendre contact avec des opposants. Fin novembre, une réunion s’est tenue à Paris, à l’hôtel Concorde Lafayette, avec des Libyens venus de Benghazi, pour mettre la dernière main à ce qu’il faut bien appeler un complot. Selon le magazine arabe Al-Kifah al-Arabi, des armes ont ensuite été introduites clandestinement dans un port libyen. Les milliers de drapeaux de l’ancien régime libyen royaliste, de toutes tailles, apparus soudainement en Cyrénaïque, dés le début du soulèvement, rappellent les « révolutions oranges » déclenchées par le milliardaire Georges Soros.
Est-ce un hasard si un exercice militaire franco-britannique, de grande ampleur, était prêt pour attaquer Southland, un pays affublé d’un « régime dictatorial » situé au sud de la Méditerranée ? Date de l’opération : entre le 21 et le 25 mars 2011… Pour agresser – pour de vrai – la Libye, il ne manquait que l’habillage diplomatique, c’est-à-dire une résolution de l’Onu et une coalition comprenant « nos bons vieux amis arabes ».
Monsieur/ Madame le Député,
Monsieur/ Madame le Sénateur,
Au-delà des plaintes déposées contre Nicolas Sarkozy, c’est la France qui est salie. Ce sont aussi les principes du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes et, de la non immixtion dans les affaires des autres États qui sont bafoués d’un revers de main.
En avril 2011, 66 % des Français étaient favorables à l’intervention militaire française en Libye, parce qu’elle leur était présentée comme une opération humanitaire. Le Parlement n’avait pas été consulté. Aujourd’hui, mieux informés grâce à Internet, les Français sont 51 % à s’opposer à cette guerre injuste et inepte. Ils vous sauront gré, le 12 juillet, de mettre un terme aux massacres de civils libyens, à la dilapidation des deniers publics et à l’instrumentalisation de l’Armée française pour faire réélire le Président de la République.
La guerre contre la Libye ne sent pas seulement le pétrole, elle préfigure – sait-on jamais – de nouvelles aventures coloniales. La livraison récente d’armes de guerre françaises aux rebelles berbères du Djebel Néfoussa, au sud de Tripoli, a des répercussions en Algérie (Kabylie) et au Maroc (Rif). Après la Libye et la Syrie, la France et l’Otan vont-elles déstabiliser et partitionner les pays du Maghreb ?
Rennes, le 7 juillet 2011.

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