28 novembre 2024

Quelques leçons de la guerre ukrainienne

A la veille de l’effondrement militaire de l’Ukraine, nous pouvons tenter de résumer quelques leçons de cette guerre, à la fois de haute intensité et de haute retenue – les Russes en effet ont retenu leurs coups pour ne pas détruire un pays dont ils revendiquent la possession de sa partie orientale, pour des raisons historiques que nous avons déjà développées.
Dans l’histoire moderne, soit depuis le XVe siècle, trois armes se sont disputé successivement la prépondérance sur le champ de bataille : l’artillerie, la cavalerie et l’infanterie. La maitrise du ciel a pu jouer un rôle essentiel sous la Deuxième guerre mondiale, mais elle n’a servi à rien ailleurs, comme au Vietnam. L’infanterie a longtemps été la reine, mais actuellement, il semble que l’artillerie soit de nature à clouer au sol les fantassins. Par artillerie, j’entends aussi bien les bouches à feu et les missiles que les drones : l’ensemble est responsable de 80% des pertes.

Les drones : la révolution tactique moderne

Le drone, voilà la grande révélation, une arme du faible au fort (ce qui est la vocation de toute nouvelle arme), maniée par de jeunes experts qui sont plus à l’aise dans les jeux vidéo que dans la lecture de Dostoïevski. Les uns sont des drones-suicides, d’autres observent, comme les premiers avions de la Grande guerre, d’autres encore combattent de l’air au sol.

A cause de ces drones, qui renforcent l’observation satellitaire, les fantassins, mais également les chars et les convois, ont beaucoup de mal à se mettre en sécurité. C’est pourquoi le champ de bataille ressemble plus à celui de la Première guerre mondiale qu’à celui de la Deuxième : la manœuvre est difficile, ce qui favorise la défense plutôt que l’attaque. Outre la protection qu’offre la tranchée, on sème des mines, on confie à l’artillerie le soin de se battre, en vertu de l’adage de la Grande guerre : « L’artillerie conquiert, l’infanterie occupe ». D’où aussi cette étonnante impression, depuis deux ans, de quasi-immobilité de la ligne de front, qui ne progresse que très lentement d’est en ouest : il n’y a pas que le souci de la Russie de ne pas détruite ce qu’elle considère comme son sol, il y a aussi cette contrainte tactique.

Ajoutons, évidemment, le rôle des outils individuels comme les smartphones, mais ceux-là n’ont apporté rien de nouveau depuis les guerres d’Afghanistan et d’Irak.

Missiles hypersoniques : le facteur de dissuasion stratégique

Enfin, l’apparition des missiles hypersoniques. Leur invention a été motivée par le handicap qu’avait la Russie sur l’Amérique, qui par l’expansion de son empire se trouvait à proximité de ses frontières tandis qu’elle-même devait parcourir de longues distances pour franchir celles de son adversaire : la vitesse, donc, devait rétrécir l’espace, c’est pourquoi les Russes ont cherché puis trouvé le moyen de fabriquer des missiles volant à des vitesses supérieures à mach 5. Mais quand, en 2018, M. Poutine a révélé l’existence de tels missiles, l’Empire américain ne l’a pas cru : la guerre du Donbass était engagée depuis quatre ans et l’on n’imaginait pas non plus que la Russie oserait intervenir quatre ans plus tard.

Ceci nous renvoie à une autre réalité, c’est l’aveuglement des chefs politiques et des militaires du camp américain. Un phénomène bien connu quand on se trouve depuis trop longtemps en situation prépondérante. Il peut en résulter une dissociation par rapport à la réalité, comme la France de Napoléon III en 1870, celle de Poincaré en 1914, de Gamelin en 1939 etc. Ce n’est probablement pas inéluctable, on me permettra de rappeler que c’était moins courant sous la monarchie, même si l’on se souvient encore du désastre d’Azincourt en 1415. En Russie même, ce phénomène s’est produit au début de son intervention dans la guerre du Donbass, plusieurs chefs militaires ont dû être remplacés. Nous avons connu la même chose dans la Grande guerre, et notre déroute de mai 1940 nous a empêché de renouveler nos cadres, qui sont tout de même apparu spontanément ici ou là (Leclerc, de Lattre, Juin etc…). C’est normal : en temps de paix, les cadres de l’armée peuvent oublier qu’ils doivent se préparer à la guerre, et la République n’attend d’eux que des capacités de gestion. C’est en temps de guerre que des chefs se révèlent des guerriers naturels, tandis que les généraux du temps de paix ne donnent aux politiciens que les conseils qu’ils veulent bien entendre : encore un phénomène classique d’un comportement de cour.
 
Vers une impasse géopolitique et militaire ?

D’où la médiocrité des « experts de plateau », mais aussi des experts patentés, comme ce général Breton, directeur du « Centre interarmées de concepts, de doctrines et d’expérimentations », qui en février dernier, pour le deuxième anniversaire de l’intervention russe, persistait à déclarer que:

« cette guerre était ingagnable pour la Russie et qu’elle aurait pour elle un coût exorbitant », mais qu’« en dépit de cette analyse très rationnelle, la passion l’a emporté sur la raison ».

C’est exactement le contraire qui s’est produit, l’Europe occidentale s’est ruinée, non pas tant à cause des dons consentis à l’Ukraine (pour la France, encore 1,5 milliard cette année) que sous le contrecoup de nos sanctions, qui ont renforcé la Russie et nous sont revenues en boomerang. La passion fut de notre côté, elle fut idéologique. D’abord, en se recommandant de la démocratie, tout en affectant de ne pas voir que M. Zelinski a dissous toutes les élections dans son pays, y compris la présidentielle de cette année…

Or, même sous la Grande guerre, les élections se tenaient en France. Ensuite en étant incapables d’imaginer que le reste du monde puisse penser différemment de nous, en particulier les Russes qui devaient renverser leur président (qu’ils ont au contraire réélu malgré la guerre). De surcroît, nos chefs croient possible une mobilisation des populations en Union européenne, dont 20% au moins sont étrangères ou d’origine étrangère, ne s’inscrivent pas dans la civilisation européenne et se moquent bien de ce qui peut se passer en Ukraine. De fait quand le toujours général Breton déclare que :

« le concept de forces morales agrège des valeurs fondamentales de courage, d’aguerrissement, de détermination ou encore de confiance des soldats dans leur mission, leur chef, et la cause qu’ils servent »

, on se demande dans quelle France et quelle Europe il croit vivre.

Enfin, la France, nous l’avons déjà écrit ici, n’est pas prête pour un conflit autre que postcolonial : peu importe que nos légionnaires soient les meilleurs soldats du monde, ils l’étaient déjà en 1914, mais la Grande guerre était plus grande qu’eux. Ne parlons même pas, bien sûr, de l’hypothèse nucléaire : c’est une démarche désespérée de l’Etat profond américain pour conserver le pouvoir en cherchant à nous y entraîner, mais cela n’arrivera pas, parce que ce serait l’assurance d’une destruction mutuelle. Cela dit, cette perspective n’aurait pas fait peur à un Hitler, et rien ne nous garantit qu’aucun de nos chefs démocrates ne lui ressemble : selon eux, à quoi bon l’Amérique sans le wokisme, et à quoi bon le monde sans la démocratie ?
 
Source : https://lecourrierdesstrateges.fr/2024/11/27/quelques-lecons-de-la-guerre-ukrainienne-par-yves-marie-adeline/?

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