C’est la fin de l’argent facile. Le constat est sans appel dans l’écosystème des start-up, face à une année 2023 marquée par une baisse vertigineuse des levées de fonds. Les start-up françaises ont ainsi levé 8,32 milliards d’euros l’année dernière, selon le baromètre EY du capital-risque en France, c’est 39 % de moins qu’en 2022 et 28 % de moins qu’en 2021. En l’espace d’un an, ces opérations se sont non seulement raréfiées, mais leurs montants ont aussi fondu.
Loin d’être épargnée par le phénomène, la région Hauts-de-France s’est avérée plus timide que d’autres en la matière. Selon Maya Noël, directrice générale de France Digitale, une association française fédérant l’écosystème des start-up, ce sont plutôt les métropoles de Nantes, Lyon ou Bordeaux qui cristallisent les levées de fonds, juste derrière la capitale. "L’année 2023 n’a pas été à la hauteur de l’année 2022 et l’année en cours s’annonce similaire", confirme Hélène Clary, présidente de la French Tech Lille et par ailleurs cofondatrice et codirigeante de ClicData (30 collaborateurs), une société lilloise qui édite des logiciels dédiés à l’informatique décisionnelle.
Des opérations moins nombreuses et plus lentes
Toujours du côté de la French Tech Lille, 18 de ses start-up ont levé un total de 900 millions d'euros en 2023, contre 25 start-up ayant levé 833 millions d'euros en 2022 (dont deux très grosses opérations, avec 293 M€ pour Exotec et 250 M€ pour Innovafeed). Le montant 2023 pourrait donc paraître un peu plus élevé, mais il est gonflé par "une part significative liée à la levée de fonds de Verkor", souligne Hélène Clary, pour ses projets dans le Nord. Cette start-up grenobloise a réalisé un tour de table de 850 millions d’euros au total fin 2023 pour mener à bien, entre autres projets, la construction de sa gigafactory de batteries électriques à Dunkerque. Cette opération hors-norme est donc l’arbre qui cache la forêt. Globalement, les levées de fonds opérées par les start-up régionales ont été moins nombreuses en 2023, se sont étendues sur des périodes plus longues, pour finalement se clôturer avec des montants moins importants. Faut-il interpréter ce phénomène comme une crise durable du financement des start-up ou plutôt comme la mutation profonde d’un marché ?
Il n’y a pas moins d’argent disponible
De l’argent, pourtant, les fonds d’investissement en disposent. "Une enquête menée par Bpifrance témoigne d’un montant d’actifs sous gestion plus élevé en Europe sur la fin de l’année 2023, par rapport à 2022. Pour autant, cela ne se manifeste pas dans les transactions", constate Olivier Mougenot, associé en charge du early stage (phase de lancement des entreprises) au sein de Citizen Capital, un fonds parisien de capital risque, qui cible les projets à impact. Il poursuit : "Il n’y a pas moins d’argent, mais le capital est plus cher". La hausse des taux d’intérêt constitue ainsi l’un des principaux freins aux levées de fonds.
"Pendant un temps, on a cru qu'on allait vivre dans un monde entièrement digitalisé. Il y a eu un emballement des investisseurs étrangers (...) Aujourd'hui, les valorisations reviennent à la normale"
Ces opérations sont aussi ralenties par une crise de la valorisation. En particulier dans le secteur du numérique, qui a connu ses années folles en 2020-2021, en lien avec la crise sanitaire. "Pendant un temps, on a cru qu’on allait vivre dans un monde entièrement digitalisé. Il y a eu un emballement des investisseurs étrangers, qui avaient beaucoup d’argent et ont investi dans la Tech française, relate Maya Noël. Qui aurait pu dire que des entreprises par nature risquées allaient devenir des valeurs refuge ? Cela a créé une belle pagaille et une crise de la valeur ! On a fini par ne plus savoir combien valait une entreprise… Aujourd’hui le marché atterrit et les valorisations reviennent à la normale, en se basant sur des fondamentaux comme les modèles économiques des entreprises…" Cette pagaille autour des valorisations se rencontre aussi dans les nouveaux domaines d’activité comme l’IA. "L’IA tout le monde en parle, mais personne ne sait vraiment de quoi il retourne, lance Laurent Deswarte, président de la société nordiste de gestion IRD Invest, qui intervient auprès des start-up, PME et ETI au nord de Paris. C’est une composante des dossiers que nous favorisons évidemment, mais c’est un outil, pas une fin en soi, ni un eldorado. Nous formons actuellement nos équipes sur le sujet et étant en cours d’apprentissage, nous ferraillons sur les valorisations".
Des investisseurs souvent plus prudents
Il faut ajouter à cela une conjoncture économique incertaine, qui place les investisseurs dans l’expectative. "Les différentes étapes de la levée de fonds sont beaucoup plus longues", témoigne Antonia Bova, dirigeante et cofondatrice de la start-up lilloise Nestor (une dizaine de salariés), qui a récemment bouclé une levée de 1,2 million d’euros pour accélérer la commercialisation de sa technologie dédiée à la sécurisation des données sensibles. "Ce qui prenait auparavant six mois demande maintenant un an et ce qui prenait un an s’étale sur un an et demi…", poursuit-elle. Tandis que le marché se cherche, les investisseurs ont tendance à jouer la carte de la prudence, en investissant non seulement dans moins de dossiers, par ailleurs passés à la loupe, mais aussi en réalisant des opérations à plusieurs. "Les investisseurs s’amassent autour de certaines start-up, n’hésitant pas à mettre le paquet pour créer un champion, comme dans le cas de Niryo (une start-up lilloise qui a levé 10 millions d’euros fin 2023, pour accélérer la commercialisation de ses robots collaboratifs NDLR)", analyse Julien Devillers. Celui-ci occupe depuis avril 2023 le poste de "investment manager" au sein de l’incubateur et accélérateur lillois Euratechnologies, coachant des start-up lors d’opérations de levées de fonds.
Les nouvelles priorités des investisseurs à intégrer
L’argent est donc là, mais il est distribué différemment et surtout, moins facilement. Sachant qu’une baisse des taux d’intérêt est annoncée par les experts d’ici la fin de l’année, les levées de fonds vont-elles retrouver leurs niveaux et leurs rythmes d’antan ? Rien n’est moins sûr, car dans cette période compliquée, les investisseurs semblent avoir revisité leurs priorités de manière durable. "Quand nous levions des fonds avec ClicData, il y a quelques années, les investisseurs nous demandaient des business plans faisant rêver, aujourd’hui ils attendent des prévisions plus réalistes", constate de son côté Hélène Clary.
Au premier rang des nouveaux critères de décision, figure le chiffre d’affaires. "Nous avons lancé notre deuxième produit, baptisé Nestor, il y a dix mois, qui nous a permis de multiplier notre chiffre d’affaires par 2,5. Sans ça, nous n’aurions pas réussi à lever des fonds. Cela paraît désormais difficile d'y parvenir sans vendre et sans prouver que l’on peut atteindre la rentabilité d’ici 12 à 18 mois", affirme Antonia Bova, dont la start-up prévoit de réaliser un chiffre d’affaires d’un million d’euros à la fin de l’année, et d’atteindre la rentabilité cet été. Un point que confirme Laurent Deswarte : "Lors de la troisième levée de fonds, il faut absolument que les clients fassent vivre l’entreprise, et ça, les dirigeants de start-up doivent l’entendre !". Autrement dit, start-up ou non, un minimum d’autofinancement est désormais de mise.
La trajectoire de rentabilité des start-up passée au crible
Mais seul, le chiffre d’affaires ne suffit pas à convaincre. Les start-up doivent montrer patte blanche en termes de rentabilité. "La rentabilité future d’une start-up donne à un investisseur, par ricochet, une idée de la rentabilité potentielle de son investissement, lui promettant un beau multiple de sortie. Les entreprises déjà rentables sont donc en bonne position pour lever des fonds. Il est en tout cas important qu’elles projettent de le devenir sous deux à trois ans", indique Julien Devillers. Cette nouvelle attente n’est d’ailleurs pas sans irriter les premiers concernés. "Une start-up, par définition, c’est une structure qui n’a pas encore trouvé son modèle économique. Si on affiche un modèle stable et rentable, on n’est plus une start-up mais une entreprise classique", prêche Antonia Bova. De son côté, Maya Noël tempère : "C’est plutôt une trajectoire de rentabilité qui est demandée".
L'IA, les deeptech et projets à impact favorisés
Les investisseurs ont également opéré un virage en matière de cibles. "Il existe de nouveaux domaines à la mode, comme l’intelligence artificielle ou les Deeptech, en particulier quand leurs innovations de rupture s’accompagnent de brevets, car cela crée une barrière à l’entrée, ou encore les start-up qui affichent un fort impact environnemental ou sociétal", recense Julien Devillers. D’autres sujets sont en revanche passés de mode, selon lui, "comme la cryptomonnaie ou les projets très BtoC".
Au-delà de ces tendances nationales, voire internationales, Laurent Deswarte identifie d’autres secteurs porteurs, plus propres aux Hauts-de-France, comme l’agroalimentaire, "sur des sujets liés aux protéines végétales ou aux produits locaux". Le président d’IRD Invest évoque aussi la mobilité douce, en particulier sur la logistique du dernier kilomètre, réalisée avec des vélos-cargos par exemple. Ou encore la digitalisation, avec l’accent sur la sécurisation des données. Enfin, la société de gestion souligne l’attention particulière qu’elle porte aux start-up industrielles, pour lesquelles elle vient de lancer un fonds. "Tout le monde s’accorde sur le fait que produire sur place est plus vertueux d’un point de vue économique et environnemental. C’est un vrai sujet dans les Hauts-de-France, une terre historiquement industrielle". Doté de 15 millions d’euros, ce fonds investira des tickets moyens d’un million d’euros, avec l’ambition de financer 10 start-up industrielles en l’espace de cinq ans.
Pour parvenir à lever des fonds, s’inscrire dans l’un des domaines cités est devenu une condition nécessaire, mais non suffisante. "Une start-up qui fait de l’IA travaille certes un bon sujet du point de vue des investisseurs, mais elle doit réussir à montrer en quoi elle le fait mieux que les autres, prévient Julien Devillers. L’entrepreneur doit se projeter et vendre une vision, pas juste l’entreprise comme elle est aujourd’hui". Laurent Deswarte renchérit : "Ce qui est compliqué, c’est surtout le financement du deuxième et du troisième tour de table mais le sachant, cela nous pousse à être naturellement plus regardants dès les premiers tours…"
Perspectives mitigées pour 2024
Dans ce contexte tendu, il reste toutefois possible pour une start-up cochant les bonnes cases, de se financer sans difficulté. C’est le cas d’Eppur (8 collaborateurs), basée à Loos (Nord), qui a récemment levé 250 000 euros en participant à l’émission "Qui veut être mon associé ?", diffusée sur M6. À en croire l’un de ses dirigeants, Colin Gallois, tout roule pour cette jeune entreprise qui a mis au point un système de freinage pour fauteuil roulant, intégré dans la roue. Un dispositif qui a reçu le Grand Prix du concours Lépine, début 2023. "J’ai conscience du repli actuel de l’économie mais nous ne le ressentons pas. L’entreprise se développe comme nous le souhaitons, sans doute portée par un produit qui présente une très forte valeur d’usage", témoigne-t-il. Fin 2022, alors que le financement des start-up commençait à se tendre, Eppur a levé 1,2 million d’euros, sans aucun nuage à l’horizon. "Nous avons bouclé cette opération dans un timing intéressant, tout en ayant la possibilité de choisir nos investisseurs et sans tensions au sujet de notre future rentabilité", rapporte le dirigeant… Les 250 000 euros levés lors de l’émission télévisée vont permettre un coup d’accélérateur à l’international. "Peut-être que cette opération complète la levée de fonds précédente ou qu’elle entame la prochaine", note-t-il.
Le cas d’Eppur compte toutefois parmi les rares exceptions à l’heure où le financement reste un sujet délicat pour bon nombre de start-up. "2024 va encore être une année compliquée, avec toutefois un avantage par rapport à 2023 : nous connaissons désormais les règles du jeu", rassure Julien Devillers. Outre le fait d’appréhender les attentes des investisseurs, et donc de pouvoir y répondre, le coach souligne qu’il est possible de maximiser ses chances de lever des fonds en évitant quelques écueils. En premier lieu, "s’y prendre trop tard".
"On dit souvent qu’il s’écoule 6 mois en moyenne entre les premiers contacts et l’arrivée de l’argent mais certaines start-up se lancent alors qu’il leur reste trois mois de trésorerie… Les dirigeants ne sont donc pas sereins : cela se ressent dans les échanges et peut les contraindre à accepter un mauvais deal, faute d’avoir le choix…", note le coach. L’autre grande erreur, selon lui, est de se lancer sans avoir construit au préalable des relations avec les investisseurs potentiels. "Il faut se lancer avant la levée de fonds, bâtir un réseau avec les investisseurs et l’entretenir, en envoyant régulièrement de bonnes nouvelles sur les avancées de l’entreprise, sous la forme d’une newsletter par exemple", ajoute-t-il.
Des alternatives à la levée de fonds
Autant de conseils qu’il sera toujours judicieux d’appliquer quand le financement des start-up se sera de nouveau détendu. Car il ne faut pas oublier une chose : même dans les périodes où l’argent est réputé "facile", la levée de fonds n’a jamais été un exercice simple. "De manière générale, la levée de fonds est un exercice délicat pour les entrepreneurs, car nous n’y sommes pas formés. De plus, c’est une opération qui n’est pas axée sur le business pur et dur : quand on lève des fonds, on ne vend pas son produit ou son service, on ne gère pas ses équipes…", avertit Hélène Clary.
La levée de fonds n’est toutefois pas la seule manière pour une start-up de se financer. "Certaines start-up ne lèveront jamais de fonds en raison d’un business model qui ne se prête pas aux attentes des investisseurs, à savoir multiplier leur mise de départ par 30, 50 ou 100. Heureusement, il existe d’autres façons de se financer", souligne Julien Devillers. En dehors des traditionnels fonds d’investissement et des business angels, les start-up peuvent avoir recours à de la love money (des capitaux propres apportés par la famille, des proches, etc.), à de la dette bancaire classique, à des subventions des réseaux d’accompagnement, de Bpifrance, etc., ou encore au crowdfunding. C’est cette dernière solution qu’a récemment retenue la start-up lilloise Japet (30 salariés), qui produit des exosquelettes pour la prévention des troubles musculosquelettiques. "Nous avons fait l’expérience du financement participatif en 2023, c’était très impressionnant en termes de rapidité. En un mois et demi, nous avons rassemblé deux millions d’euros, c’est une accélération énorme du rythme par rapport aux levées de fonds classiques. Nous ne nous interdisons pas de réitérer", glisse Antoine Noël, le dirigeant.
Vers de nouvelles mannes financières
L’horizon du financement devrait par ailleurs s’éclaircir pour les start-up ces prochains mois, voire années, selon les experts interrogés. De l’argent supplémentaire est généré pour les jeunes pousses, par les entrepreneurs qui ont réussi. "La liquidité du cycle précédent se recycle en partie sur le Early-Stage, avec des investisseurs privés présents dans les tours de table", note Olivier Mougenot. Au-delà de ce phénomène cyclique, le marché du financement compte de nouveaux entrants. Il s’agit des groupes privés, qui viennent accompagner les start-up, à plusieurs niveaux. "Par rapport à la décennie précédente, les groupes prêtent plus d’intérêt aux start-up, considérées comme des joyaux technologiques", constate Maya Noël. Ainsi, des groupes présents en région comme Poclain, Minafin ou Westlake Plastics se sont positionnés autour du fonds d’IRD Invest dédié aux start-up industrielles. "Chacun y trouve son compte. D’une part, ces groupes qui investissent près de 10 % de leur chiffre d’affaires en R & D. De l’autre, des start-up qui peuvent bénéficier de contacts, de prêt d’un laboratoire, de matériel, etc.", détaille Laurent Deswarte.
Liens resserrés avec les grands groupes
Par ailleurs, les groupes peuvent aussi investir au capital des start-up, de manière minoritaire ou majoritaire, ou devenir leurs clients, voire les deux. Face à ce récent phénomène, posséder un écosystème régional tel qu’Euratechnologies est un atout. "Euratechnologies est proche d’un large tissu d’entreprises : cela permet à ses start-up de trouver des investisseurs qui sont aussi des clients potentiels. Autrement dit de lever des fonds tout en générant dans le même temps du chiffre d’affaires", constate Julien Devillers.
Des initiatives nationales viennent d’ailleurs encourager le phénomène, à l’image du plan "Je choisis la French Tech", présenté mi-2023 par le gouvernement. "Une partie des grosses commandes des groupes adressent des start-up américaines, sans préférence marquée pour les start-up françaises ou européennes, regrette Maya Noël. Ce plan permet d’y remédier". Enfin, les start-up peuvent aussi compter sur la phase 2 du plan Tibi. Lancée en 2019, l'initiative Tibi a pour objectif d'augmenter la capacité de financement des entreprises technologiques, en mobilisant l'épargne des investisseurs institutionnels, et notamment celle des assureurs. Cette phase 2 ciblera particulièrement les Deeptech et Greentech, à la fois sur le early stage (phase de lancement) et le late stage (phase de développement plus avancé). Le tout, avec une enveloppe de 7 milliards d’euros qui doit être constituée d’ici fin 2026.
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