14 décembre 2023

Les cinq clés de la stratégie militaire et diplomatique russe face aux Etats-Unis



Depuis février 2022, le Kremlin déconcerte par son refus de se lancer dans une “guerre totale”. Moscou se moque des commentaires sur les difficultés rencontrées par la stratégie russe. Vladimir Poutine, son gouvernement et l’armée russe ont une attitude à l’opposé des USA : alors que pour Washington, le temps est un ennemi, pour les Russes il est un des alliés les plus précieux. Il s’agit d’user l’adversaire en évitant autant que possible d’user ses forces dans une bataille qui se voudrait décisive. Explications sur cette stratégie d’usure.
  Poutine recevait le président iranien le 7 décembre 2023.SERGEI BOBYLEV / KREMLIN POOL MANDATORY CREDIT
 
Vladimir Poutine joue l’épuisement de l’Ukraine

Voici la carte de l’étau qui se resserre sur la ville d’Avdeïevka :
 
 

Partout, l’armée russe est en début de contre-offensive mais rien d’absolument spectaculaire :
 
 
Pourquoi se hâter quand le Congrès américain est en train de refuser un nouveau soutien financier à l’Ukraine? Et quand drones et missiles russes continuent à détruire, nuit après nuit, les réserves de munitions, de matériels, d’effectifs ainsi que les infrastructures électriques?

Depuis le début de la Guerre d’Ukraine, je vous ai proposé un modèle explicatif de la stratégie militaire russe, qui prend le contre-pied des représentations occidentales. Nous sommes obsédés par le “Blitzkrieg” allemand et croyons à l’efficacité des bombardements anglo-américains depuis la Seconde Guerre mondiale. Les Russes, eux, se sont appuyés sur la certitude que leur donnaient leurs armes hypersoniques et leurs missiles de précision pour avancer lentement, au départ en sous-effectifs sur une partie du front, en évitant sauf exception (Marioupol) de grandes batailles.

Lorsque la guerre est entrée dans la durée, l’armée russe a commencé à utiliser massivement des drones kamikazes et elle a procédé à une mobilisation élargie. L’objectif a toujours été de toujours être en mesure de prendre son temps. Et ceci d’autant plus que la vie du soldat est devenue précieuse. 

La Russie a réussi jusqu’à maintenant à limiter les pertes en effectifs

MediaZona a beau être un projet de recherche peu favorable à Vladimir Poutine et à la stratégie nationale russe en général, ceux qui découvrent leur évaluation des pertes russes ont du mal à accepter les chiffres donnés par le site pour l’armée russe. Ils seraient beaucoup trop bas. Voici tout d’abord le graphique hebdomadaire des soldats russes tués au combat à la date du 1er décembre:selon Mediazona :
 
 
 
Et leur répartition:
 
 

En arrondissant, on a environ 1.750 soldats tués par mois; 430 par semaine. Les Russes ont d’abord pensé gagner leur pari d’amener en quelques semaines l’Ukraine à la table de négociation – jusqu’à ce que les Anglo-Américains convainquent les Ukrainiens de ne pas signer la paix à Istanbul fin mars 2022. Pour des raisons de politique intérieure et de démographie du pays, Vladimir Poutine devait minimiser les pertes. D’où une stratégie alternant avancées prudentes et phases défensives, peu spectaculaire mais profitant du besoin de “victoires” de l’adversaire pour le laisser s’avancer et subir des pertes estimées six à huit fois plus importantes que celles de l’armée russe.

Miser sur la résistance de l’économie russe

La plus mauvaise surprise, du point de vue occidental, a été la capacité à résister aux sanctions occidentales par une double stratégie de substitution de la production russe aux importations occidentales. Et par un développement des relations économiques eurasiennes, véritable fil directeur de l’action de Vladimir Poutine depuis les sanctions qui ont suivi l’annexion de la Crimée.

Pour comprendre ce qui est en train de se passer, je vous recommande de suivre les travaux et publications d’un des meilleurs analystes actuellement de ces questions en France, David Teurtrie :
 
L’arme de diplomatie massive

Bien entendu, la Russie a réaffirmé ses capacités militaires depuis dix-huit mois, mais l’outil militaire ne suffit pas. La personne de Sergueï Lavrov symbolise l’intensité de l’effort diplomatique russe, qui a abouti, par exemple, à l’extension des BRICS en août 2023.

M.K.Bhadrakumar, notre analyste favori pour la politique étrangère, insiste sur la capacité russe à concrétiser la vision d’un monde multipolaire : 

Poutine a tâté le terrain et a placé la Russie du bon côté de l’histoire, pour ainsi dire, ce qui contraste avec le désarroi, le manque de conviction et le leadership médiocre des États-Unis et du système transatlantique dans son ensemble.

Si l’on prend comme référence l’essai précité de Naryshkin (intitulé 2024 Is the Year Of the Geopolitical Awakening), on peut s’attendre à ce que le monde en transition ait une trajectoire conforme aux lignes suivantes :

+Un conflit fondamental entre l'”ancien” et le “nouveau” monde, qui a mûri sous la surface au cours des trois décennies qui ont suivi la fin de la guerre froide, est “entré dans une phase ouverte” avec le début de l’opération militaire spéciale de la Russie et a “acquis un caractère géographique global” au cours de l’année écoulée.
+Un nombre croissant de pays qui “partagent les idées de multipolarité et adhèrent à une vision traditionnelle du monde” repoussent l’agenda mondialiste et anti-humaniste de l’Occident.
+ Par conséquent, les risques d’instabilité se multiplient, ce qui conduit à “une augmentation de la nature chaotique des processus qui se déroulent dans l’arène de la politique étrangère”. La situation émergente exige “une retenue et une prévoyance remarquables” de la part des dirigeants mondiaux.
+ En résumé, la situation actuelle “rappelle de plus en plus une situation de révolution de classe, lorsque les “classes supérieures”, face à l’affaiblissement des États-Unis, ne peuvent plus assurer leur propre leadership, et que les “classes inférieures”, comme l’élite anglo-saxonne désigne tous les autres pays, ne veulent plus obéir aux diktats de l’Occident”.
+Afin de préserver son hégémonie mondiale, l’élite euro-atlantique suivra le chemin bien tracé de la création d’un chaos contrôlé – déstabilisant la situation dans des régions clés en montant certains États “récalcitrants” contre d’autres et en “formant un sous-système autour d’eux sous forme de coalitions opérationnelles et tactiques contrôlées par l’Occident”.
+ Cependant, “les acteurs mondiaux responsables, en particulier la Russie, la Chine, l’Inde et quelques autres, se montrent prêts à résister résolument aux menaces extérieures et à mettre en œuvre de manière indépendante la gestion des crises”. Même les plus proches alliés des États-Unis s’efforcent de diversifier leurs relations extérieures face au manque de confiance dans l’Amérique en tant que fournisseur de sécurité. L’éclatement du conflit israélo-palestinien est “un exemple qui donne à réfléchir” pour de nombreux hommes politiques occidentaux.
+Dans un tel contexte, “la scène mondiale sera marquée par une nouvelle intensification de la confrontation entre les deux principes géopolitiques – à savoir le principe anglo-saxon, ou insulaire, “diviser pour régner” et le principe continental “unir pour diriger” qui lui est directement antagoniste”. Les manifestations de cette confrontation féroce au cours de l’année à venir seront observées jusque dans les régions les plus reculées du monde”.

Il est intéressant de noter que, selon le pronostic de Naryshkin, ce n’est pas l’Indo-Pacifique mais le monde arabe qui restera “l’arène clé de la lutte pour un nouvel ordre mondial” en 2024. Cet essai a été publié à la veille de la visite d’une journée de M. Poutine aux Émirats arabes unis et en Arabie saoudite, mercredi, où il a reçu un accueil de héros. Par une courtoisie extraordinaire des pays hôtes, l’avion présidentiel de M. Poutine était flanqué de quatre chasseurs multirôles armés Su-35 de la 4e génération, réputés pour leur grande puissance de combat, leur vitesse élevée et leur rayon d’action inégalé Indian Punchline, 12.12.2023

Au Proche-Orient, Vladimir Poutine applique la même prudence qu’en Ukraine

John Helmer analyse dans le détail la rencontre entre Vladimir Poutine et le président iranien Raisi jeudi 8 décembre. Et il souligne la frustration – relative – de Raisi face à la stratégie du “festina lente” (hâte-toi lentement) de Poutine au Proche-Orient :

Les analystes moscovites notent que si Poutine garde ses distances par rapport à la rhétorique iranienne contre Israël, au niveau du groupe de travail, la collaboration des deux États dans les opérations militaires, financières et stratégiques est bien plus importante. Il existe également des preuves discrètes que les Chinois sont actifs dans la planification d’une opération humanitaire majeure pour Gaza Dance with Bears, 8 décembre 2023

A lire l’analyse fine du journaliste australien, on comprend (1) que la Russie suit l’Iran dans l’idée de prendre une initiative à Gaza. (2) que Vladimir Poutine juge qu’il ne servirait à rien de provoquer le bellicisme américain et israélien: les deux pays cherchent à se sauver par la confrontation. Il vaut mieux, juge le président russe, laisser s’épuiser un peu plus l’économie américaine; laisser s’enliser Israël dans ses contradictions.

Pourquoi en effet changer une méthode qui fait ses preuves depuis dix-huit mois? Après avoir usé l’Ukraine, les USA ne précipitent-ils pas Israël dans une impasse? Ne viendra-t-il pas un moment où Moscou sera en position d’arbitre? La Russie, qui parle à la fois à Israël et au Hamas, et qui dispose du levier que représente le million de Juifs russophones en Israël a ses missiles hypersoniques pointés sur la flotte américaine en Méditerranée -comme l’Iran cible de manière dissuasive la flotte américaine au large du détroit d’Ormuz. Mais Moscou a aussi, plus que l’Iran, un outil diplomatique équivalent à celui de la Chine à sa disposition.
 
Source : https://lecourrierdesstrateges.fr/2023/12/13/les-cinq-cles-de-la-strategie-militaire-et-diplomatique-russe-face-aux-etats-unis/

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