Les études géographiques ont malheureusement disparu des enseignements primaires et secondaires, remplacées par des questions sur le « développement durable » qui relèvent davantage de l’embrigadement que de la formation intellectuelle.
Pouvoir lire les paysages, comprendre leur formation, démêler le palimpseste historique des villes, interroger la façon dont l’homme a tiré parti des données naturelles est l’essence même de la géographie. De là découlent les politiques d’aménagement du territoire, qui sont d’abord et avant tout des politiques de mises en valeur pour le bien des personnes. Or désormais, de plus en plus, ces politiques se détournent du bien des personnes.
Sobriété foncière ?
Il a ainsi été décidé, par la loi « Climat et résilience » de 2021, d’imposer zéro artificialisation nette (ZAN) sur l’ensemble du territoire français. Si cette loi a fait consensus (qui peut être favorable à la destruction des paysages ?), elle n’est pas sans poser plusieurs problèmes, quant à la définition de ses termes et quant aux conséquences de son texte. Si bien que moins d’un an après son vote, les premières critiques sur le fond sont apparues. Dans une étude récente de la revue Les analyses de Population & Avenir, qui fait autorité en matière d’études démographiques et géographiques, Jérôme Barrier (directeur d’une société publique d’aménagement du territoire dans l’Est) et Gérard-François Dumont (démographe et directeur de Population & Avenir) reviennent sur les réalités et les conséquences de cette loi pour en montrer les limites et les insuffisances.
Un aménagement sous l’égide de l’État
Bien que petite par sa taille, la France dispose d’une grande variété de terroirs et de styles architecturaux. Cela fut facilité par les différences de climats et de reliefs, mais aussi par le génie de l’artisanat et des savoir-faire. Il n’y a qu’à prendre n’importe quelle autoroute et de rouler quelques centaines de kilomètres pour apercevoir des clochers d’églises de styles variés, des villages différents, des bâtiments perchés sur des lieux que l’on imagine pourtant inaccessibles. Ces bâtiments d’époques médiévales ou modernes ont pu survivre grâce au travail d’entretien et de préservation du patrimoine. À partir des années 1950 ont été planifiées des travaux d’aménagements qui ont non seulement enlaidis la France, mais l’ont aussi uniformisé. Le même béton, les mêmes arrêtes saillantes, la même absence de couleurs et de vie. Cette « France moche » est encore présente aujourd’hui, même si d’importants efforts de rénovation ont été effectués au cours des vingt dernières années pour améliorer les choses. Cette uniformisation n’est pas tant due aux techniques employées qu’à l’idéologie qui prévalait à l’époque. Astana et Bakou, deux capitales à l’architecture très moderne, sont pourtant des villes où est présente une tonalité nationale, avec des bâtiments qui expriment un style particulier. L’architecture est toujours le reflet d’une idée politique, d’où son importance extrême.
Il faut toutefois se garder de tout regard anachronique. Les constructions hâtives ont aussi répondu à des nécessités urgentes : nombreuses étaient les villes détruites par les bombardements de la guerre, il fallait donc reconstruire vite pour loger des populations qui étaient à la rue. À quoi se sont ajoutés la forte natalité des années 1943-1963 et le rapatriement des Français d’Algérie (un million de personnes en quelques semaines) qu’il a fallu loger rapidement. Le préfabriqué a permis de répondre à cette situation d’urgence.
Autre regard anachronique, la vision portée sur les grands ensembles. S’ils sont aujourd’hui vus de façon négative, ce n’était pas le cas lors de leur construction. Spacieux, lumineux, aérés, disposant de tout le confort moderne, de parcs et de jardins, de commerces de proximité, de parkings pour les automobiles, ils ont fourni à des millions de Français vivant dans de vieux bâtiments insalubres des centres-villes une nette amélioration des conditions de vie. Puis est venu le temps des maisons pavillonnaires, dont les auteurs rappellent qu’elles ont été encouragées par l’État dans les années 1970. Le plan Chalandon, du nom du ministre de l’Aménagement (1968-1972) a permis la construction de pavillons standardisés, surnommés les « chalandonnettes ». S’il est aujourd’hui de bon ton de les moquer, elles correspondent toujours à l’idéal de vie des Français : plus de 75% de la population veut posséder une maison avec jardin.
Or ce mode de vie est combattu par la loi « Climat et résilience » qui vise à empêcher de nouvelles constructions. Un ancien ministre du Logement avait même expliqué que le pavillon était quelque chose d’obsolète et de dépassé. Mais si 75% des Français veulent ce type de logement et si nous sommes dans un système démocratique où la majorité décide, comment une minorité technocratique peut-elle imposer ce qu’elle pense être bon à une majorité qui veut le contraire ? Cette dichotomie entre les volontés de la population et les décisions politiques dissout l’attachement à la démocratie locale. L’absence de subsidiarité dissout la confiance dans le processus démocratique.
Conséquences technocratiques
Les deux auteurs rappellent quelques constructions aujourd’hui dégradées qui furent imposées par la planification technocratique. Les CES (Collèges d’enseignement secondaire) créés entre 1963 et 1979, qui devaient répondre aux besoins démographiques. Il fut décidé de créer des blocs de 600, 900 ou 1 200 élèves, sans possibilité de moduler les effectifs. Des bâtiments dont l’architecture rappelle davantage la prison que l’école. Furent également créés des COSEC (Complexes sportifs évolutifs couverts), gymnases omnisports pour les communes de petites tailles.
En 1968, après l’échec des JO de Rome, il fut décidé que tous les Français devaient apprendre à nager afin de faire émerger les futurs champions. Pour cela, un « Plan piscine » fut mis en place, qui devait aboutir à la création de 1 000 piscines sur le territoire français. Des piscines standardisées et industrialisées furent créées, notamment les modèles « Caneton » et « Tournesol ». Avec un plan standard et obligatoire, et un prix de construction fixé par l’Administration centrale, inférieur au prix du marché, elles ne laissaient aucune marge de manœuvre aux mairies qui devaient appliquer les directives nationales sous peine de ne pas avoir de subventions. Les prix ayant été tirés vers le bas, des économies furent réalisées sur les matériaux utilisés, ce qui aboutit à des malfaçons qui déclenchèrent une série de procès. Sur les 700 piscines construites en France à l’issue de ce plan national, une grande partie est aujourd’hui détruite, illustrant une nouvelle fois l’échec de l’aménagement sous forme centralisée et planifiée.
Cette uniformisation a correspondu à une époque, celle où l’on croyait au Plan et au pouvoir supérieur de la planification. Elle n’a pas disparu, mais a muté, avec cette idée constante qu’il faut décider d’en haut, sans tenir compte des spécificités locales.
Usages laxistes des sols
Les auteurs reviennent sur le concept d’artificialisation, qui induit souvent une compréhension erronée. Il est en effet appliqué dans une version restrictive, c’est-à-dire l’ensemble des terrains qui sont bâtis, alors qu’un sol « naturel » est lui aussi artificiel, au sens où il est le résultat d’un artefact, c’est-à-dire d’un aménagement humain. Les champs et les forêts sont artificiels, puisque le produit de la main de l’homme. Comme les marais de la Dombes, créés pour fournir du poisson, la Camargue ou les levées de la Loire. Si l’on entend par « artificialisation », des sols aménagés et non perméables, ceux-ci faiblement présents en France :
Répartition des sols en France
Agriculture : 52%
Sols boisés : 32%
Garrigues, sols nus, eaux : 7%
Sols artificialisés perméables : 5%
Sols artificialisés imperméables : 4%
La construction des bâtiments d’habitation et l’aménagement des villes vont souvent à l’encontre des représentations. Ainsi les auteurs font-ils remarquer que les grands ensembles offrent une densité de population plus faible que les centres-villes : « La réalisation de grands ensembles, contrairement à ce que l’on pense souvent, n’a pas été sobre. En effet, la densité de population des territoires de grands ensembles d’habitat de tours et de barres est inférieure d’un tiers à la densité de l’habitat collectif en centre-bourg et plus de cinq fois inférieure à la densité de l’habitat haussmannien. »
C’est d’ailleurs l’une des raisons pour laquelle ces grands ensembles étaient vantés et prisés : la moindre densité urbaine et les espaces offerts par ces bâtiments.
Interdire l’artificialisation nette des sols c’est figer les territoires et les lieux et empêcher toute évolution. Au cours des vingt dernières années, certaines villes ont perdu des habitants, d’autres en ont au contraire gagné. Il est essentiel que celles-ci puissent construire des logements, au risque sinon de créer une tension sur la rareté et d’engendrer une hausse des prix qui empêche un grand nombre de personnes de se loger. C’est ce qui arrive déjà dans les métropoles sous l’effet de plusieurs mesures qui, ajoutées les unes aux autres, ont entraîné des conséquences désastreuses sur l’offre de logements.
Le principal reproche que l’on puisse faire à cette loi est d’avoir du paysage une vision figée. Or les lieux évoluent, ce qui est d’ailleurs le sens de la réhabilitation de certaines friches industrielles, désormais dévolues à d’autres activités économiques. En figeant la géopolitique locale, on empêche toute intelligence territoriale et tout développement organique des territoires. On empêche aussi des régions de s’adapter aux évolutions des temps, ce qui à terme nuit à la puissance d’un pays.
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