12 novembre 2022

La Serbie et le Kosovo attendent des changements tectoniques

 

Le président serbe Aleksandar Vučić est devenu beaucoup plus courageux dans ses relations avec l'Occident. Il a soutenu la rébellion administrative des Serbes du Kosovo, conduisant à une nouvelle escalade du conflit. Il a qualifié les événements de la région de « changements tectoniques ». Quels sont-ils ? Et pourquoi est-ce important du point de vue des intérêts de la Russie ?

Le terme « changements tectoniques » ne signifie pas seulement important, mais il revêt également une signification historique. Cela sous-entend que la situation antérieure n’existera plus et sera différente à l’avenir. Par exemple, pour la Russie, le jour du « changement tectonique » a été le 24 février 2022. Toutefois, le président serbe Aleksandar Vučić parle d’un événement d’une ampleur plus modeste, et qui peut encore être inversé si l’on sait faire preuve d’un peu de souplesse. 

Les Serbes du nord se retirent de l’Etat kosovar

En une journée, presque tous les Serbes de souche qui faisaient partie du gouvernement du Kosovo ont démissionné. On parle d’un ministre, de dix adjoints, de quatre maires, ainsi que de policiers, de fonctionnaires et de juges. Il faut souligner qu’ils n’appartenaient pas aux autorités formellement légales de la province serbe du Kosovo-Metohija, mais aux autorités de l’État autoproclamé de la République du Kosovo. Or, celle-ci n’est reconnue ni par la Serbie ni par la Russie. On peut qualifier cette situation de « collaborationnisme », mais nous sommes dans les Balkans, et tout y est plus compliqué…

En aucune manière, les Serbes du Kosovo ne veulent travailler pour le quasi-État albanais, ni les Serbes qui ont démissionné, et ni ceux qui leur ont reproché leur collaboration avec les « occupants albanais». Cependant, une petite communauté serbe (25.000 personnes au maximum) ne peut pas vivre en permanence dans des conditions de guérilla contre un million et demi d’Albanais et de soldats de l’OTAN sous la marque régionale KFOR. Pour autant, cette communauté continuera à vivre dans son pays natal. Le Kosovo est appelé le berceau de la culture serbe, le cœur de la Serbie. Ceux qui ont souhaité partir l’on fait depuis longtemps, et peu de gens le leur ont reproché : c’est dur d’être Serbe au Kosovo.

Mais puisque certains sont restés, « il faut les protéger » ainsi que leurs intérêts, y compris ceux qui ont précédemment procédé au nettoyage ethnique de la population serbe de la région.
En fait, l’Occident a besoin de donner l’impression qu’il a réussi à réconcilier les peuples belligérants et à créer un État multinational au Kosovo, où les droits des minorités sont protégés. C’est d’ailleurs pourquoi les autorités albanaises ont été interdites d’utiliser l’aigle noir national comme symbole, au profit d’un drapeau similaire à celui de l’Union européenne, où chaque astérisque désigne l’un des groupes ethniques du Kosovo, et ce, jusqu’aux gitans.

Le non-respect des accords de 2013

Les Serbes du Kosovo et le Belgrade officiel de l’UE ont été persuadés de coopérer avec les Albanais. Et en 2013, ils se sont finalement inclinés. Puis, sous les garanties de Bruxelles en tant qu’intermédiaire entre Belgrade et les autorités albanaises, un accord a été signé à Pristina. De nombreux Serbes l’ont considéré comme une trahison, bien qu’il n’implique pas la reconnaissance de l’indépendance du Kosovo. Il représentait en fait une option de règlement intermédiaire, expliquant comment vivre les uns à côté des autres.

L’accord s’est avéré être important. L’essentiel est qu’à la première étape, les Serbes du Kosovo devaient être intégrés dans les autorités du Kosovo et voter l’autonomie conformément aux lois du Kosovo. La deuxième étape impliquait la création d’une communauté de municipalités serbes. C’est, pour le dire très grossièrement, la fédéralisation du Kosovo. Tracer entre Serbes et Albanais des lignes administratives que les Albanais reconnaîtront sans partir du principe que « tout le Kosovo leur appartient et que si ce n’est pas maintenant, cela viendra par la suite ».

Mais inutile de dire que ce principe est néanmoins resté inscrit dans les faits. Près de dix ans se sont écoulés, et les municipalités serbes n’ont toujours pas été légalisées. Les autorités albanaises actuelles laissent entendre qu’elles ne le seront pas, tandis que les précédentes autorités, signataires de l’accord, exigent que cette partie ne soient jamais respectés. En réalité, durant toutes ces années, les Albanais ont rogné les droits et les opportunités des Serbes, agissant généralement par la méthode de l’attaque effrontée. En réponse, les Serbes ont soulevé une agitation, et l’Union européenne est intervenue à contrecœur. Les Albanais ont reculé, avec un air de dignité offensée, mais un pas ou deux de moins qu’auparavant. Alors lentement ils ont poursuivi leur politique : moins il y avait de Serbes, mieux c’était, et ceux qui restaient n’avaient à vivre que comme des Albanais, sans pour autant s’en vanter…

L’affaire des plaques d’immatriculation : plus qu’un symbole

Cette année, la principale pierre d’achoppement a été la question des plaques d’immatriculation. Les Serbes du Kosovo, qui vivent pour la plupart à la frontière avec la Serbie, avaient l’habitude de conduire avec des plaques serbes, bien sûr. Mais désormais, ils sont obligés de réenregistrer leurs voitures et de prendre des voitures du Kosovo, lesquelles ne sont pas reconnues en Serbie. C’est une question de commodité, de légalité et de principe. Cependant, après la guerre, les Serbes qui rejoignaient la partie albanaise du Kosovo n’avaient pas hésité, sans la moindre honte, à changer les numéros de la voiture en numéros quasi-étatiques. Cela évitait des vitres brisées ou des pneus crevés …  Au cours de l’année, à la frontière administrative (de leur point de vue, l’État) avec la Serbie, les Albanais ont tenté à plusieurs reprises, notamment en juillet dernier, de bloquer les voitures serbes, en particulier en arrêtant et en fouillant toutes les voitures avec de « mauvaises » plaques minéralogiques. Les Serbes qui déjà habituellement manifestaient une rébellion locale, se sont mobilisés contre cette mesure. Belgrade a mis les troupes en état d’alerte, et l’Union européenne, qui a procédé à une enquête, a fait pression sur les Albanais. Ces derniers ont alors annoncé le report de quelques mois de la « solution finale de la question serbe », c’est-à-dire la question des plaques d’immatriculation.

La question est revenue début novembre, et les tensions se sont répétée, mais cette fois de façon différente. L’un des chefs de police du nord du Kosovo, peuplé de Serbes, un certain Nenad Djuric (bien sûr, un Serbe) a refusé de donner des ordres pour le remplacement des numéros des plaques, alors que selon les lois albanaises, il était obligé de le faire. Ce comportement lui a valu d’être licencié, ce qui a provoqué une vague de démissions volontaires d’autres Serbes.

En d’autres termes, dans la « cave à poudre de l’Europe, ils fument de nouveau ». Et c’est extrêmement ennuyeux pour l’UE et les États-Unis, car cela jette aux orties dix ans de déclarations finalement mensongères sur la situation du vivre ensemble.

Pour la plupart, les Serbes sont unis en un seul parti : la « Liste serbe pour le Kosovo ». Officiellement, elle est dirigée par le président Vučić, mais lui-même déclare qu’il n’a rien à voir avec les « changements tectoniques », bien au contraire. Il aurait réussi à dissuader les Serbes du Kosovo une dizaine de fois de ne pas réagir, mais a échoué pour la onzième fois. De son côté, l’UE, qui n’est pas en mesure d’influencer ses « pupilles albanaises insolentes » est à blâmer.

Paradoxalement, Vučić ne ment peut-être pas lorsqu’il dit que son action de médiation a atteint la limite. A tout le moins, il devait vraiment contenir l’assaut de ses concitoyens kosovars. Mais ces derniers considéraient les accords avec l’UE comme une capitulation, et jugeaient la position de Belgrade dans son ensemble comme presque perfide.

Tout le monde a en tête le précédent des accords de Minsk

Or, désormais, les Serbes du Kosovo et Belgrade sont unis dans leurs revendications : annuler la décision sur les numéros de voitures et créer enfin des municipalités serbes. Il est intéressant de noter que le Premier ministre de Serbie, Anna Brnabic, a été extrêmement dure sur cette question et catégorique lors d’une réunion avec des représentants de l’UE, ce que l’on n’attend généralement pas d’une diplômée pro-occidentale des ONG européennes. La politicienne a presque commencé à taper du poing sur la table : peu importe ce qu’ils pensent à Pristina, mais si l’Europe est le garant des accords, alors l’Europe doit agir en tant que garant. De son côté, Vučić, même si ce n’est pas son dessein, est probablement content que les « partenaires européens » soient littéralement en feu : ils ont une fois de plus été pris dans l’impuissance politique et l’incapacité à apprivoiser ces « golems » qu’ils ont eux-mêmes créés.

La Russie est bien consciente de la situation. Il en a été de même avec les accords de Minsk, que l’on peut aussi qualifier de plan de fédéralisation limitée de l’Ukraine. Berlin et Paris étaient leurs garants, mais ils ne pouvaient ou ne voulaient pas obliger Kyiv qui, pourtant, dépendait de l’Occident, à respecter ces accords. En conséquence, ils ont eu un gros conflit militaire, et ils peuvent l’avoir au Kosovo, mais à plus petite échelle. Or, Vučić, à titre personnel, n’a pas besoin d’une guerre : il doit joindre les deux bouts dans le budget civil de la Serbie.

Mais n’est-ce pas là le « basculement tectonique » dont parle presque avec satisfaction le président de la Serbie ?

Il faut plutôt parler d’autre chose que d’une guerre. En fait, les Serbes – à la fois du Kosovo et de Belgrade – ont torpillé un plan de règlement qu’Allemands et Français ont proposé (ces deux-là pensaient qu’ils étaient déjà presque d’accord avec Belgrade !).

Si l’on veut résumer, le plan est le suivant. Belgrade n’a pas encore besoin de reconnaître le Kosovo, car cela est inacceptable pour elle, mais elle doit retirer ses objections à l’admission du Kosovo à l’ONU.  Certes, la Russie et la Chine bloquent cette reconnaissance, mais ces deux pays sont en fait guidés par la position de la Serbie. Cette reconnaissance serait effectuée par les pays de l’UE qui ne l’ont pas encore fait (Grèce, Espagne, Chypre, Roumanie et Slovaquie). En retour, la Serbie bénéficierait d’une intégration continue dans l’UE jusqu’à devenir, à l’avenir, membre à part entière, obtenant par-là même les avantages économiques dont elle a besoin. Il est facile de supposer que, dans ce prolongement, la prochaine étape serait l’unification de la Serbie et du Kosovo au sein de l’UE, ce qui, du point de vue de Bruxelles, résoudrait le conflit. Mais dans le même temps, la fédéralisation du Kosovo serait un leurre supplémentaire, car elle laisserait espérer que la Serbie serait en mesure de restituer au moins les terres habitées par les Serbes, puisque leur présence au Kosovo ne correspond ni à la loi, ni à la logique. Ses frontières actuelles sont historiques et non ethniques, alors que c’est le conflit ethnique qu’il s’agit de résoudre.

Cependant, les Albanais ont rejeté la fédéralisation. Et Vučić a rejeté le plan franco-allemand. Et il a bien fait, car ce plan est une fiction totale qui conduirait, tout d’abord, à l’adhésion à part entière du Kosovo à l’OTAN et, par conséquent, à l’impossibilité de changer quoi que ce soit dans la province, en s’appuyant le cas échéant sur le recours à la force, et ce besoin apparaîtrait certainement.

Que cela vaille ou non la peine de poursuivre les objectifs dans le cadre de ce plan, les actions de Belgrade sont désormais irréversibles. Mais tant Pristina que Bruxelles peuvent toujours annuler leurs obligations. Et même si les Européens croient sincèrement qu’ils ne le feront pas, on ne peut pas leur faire confiance : encore une fois, ils rateront tout ; encore une fois ils ne trouveront pas la force de faire pression sur les Albanais. Comme ce fut le cas avec les accords de 2013. Comme ce fut le cas avec les accords de Minsk.

Dès lors, nous partirons du constat que le rejet du projet franco-germano-bruxellois est un «basculement tectonique ». Il s’avère que l’Europe peut être envoyée en enfer en lui montrant directement du doigt son échec politique. Pristina fait cela depuis des années. Les Serbes, comme s’ils se remettaient du choc de 1999, essaient aussi maintenant. Et tant qu’ils ont de la chance…

Maintenant, nous pouvons parler du score 2-0 dans le match entre le monde serbe et l’Occident

Premièrement, Belgrade a pu résister à des pressions sans précédent et n’a pas imposé de sanctions contre la Fédération de Russie, malgré des ultimatums directs. Deuxièmement, Milorad Dodik, apologiste de la réunification du monde serbe et ennemi de l’UE, a non seulement remporté les élections présidentielles en Republika Srpska en Bosnie-Herzégovine, mais a également défendu cette victoire, bien que l’opposition financée par l’Occident ait refusé de reconnaître les résultats du vote et a tenté de déclencher une autre « révolution de couleur ». Tout cela peut être considéré aussi comme des « changements tectoniques » qui vont dans la même direction où la Russie se déplace, rejetant le modèle de développement de l’Occident.

Notre succès commun en ce sens est la faillite politique de l’Union européenne en tant qu’institution incapable de résoudre les conflits ethno-politiques. Cela dépend plus des actions russes en Ukraine que des actions serbes au Kosovo, mais il serait malhonnête de ne pas remarquer que Belgrade conteste également la « Pax Americana ». Ce n’est pas du même niveau de défi que la Russie, bien sûr, mais c’est néanmoins le commencement d’une nouvelle ère.

L’essentiel est de ne pas se tromper de tactique, à l’image de l’erreur commise par les socialistes italiens en quittant les autorités pour protester contre la terreur des fascistes de Mussolini. Finalement, cela n’a fait qu’aider le dictateur à renforcer son pouvoir. Mais cela l’a tellement effrayé qu’il a décidé de « nettoyer » tous ceux qui n’étaient pas d’accord. C’est comme cela que le fascisme s’est d’abord établi dans un pays européen. Mais dans les Balkans, comme d’habitude, tout est bien plus compliqué…

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