La fin d’un tweet d’Edouard Husson — «…mais je ne supporte plus leurs têtes d’enterrement» — a eu sur moi l’effet d’une madeleine de Proust. Il a fait remonter à ma conscience un souvenir douloureux de la toute fin du siècle dernier.
Le 24 mars 1999….
Le 24 mars 1999, à 20h30, après l’échec prémédité des pourparlers de Rambouillet, l’OTAN envoyait ses premiers missiles sur la Serbie, sur ses infrastructures civiles, bien entendu.
Le soir même, les vautours de la radio suisse romande m’appelaient de leur voix la plus melliflue pour m’offrir une tribune au bulletin de nouvelles du lendemain matin. Ce dans le but, on s’en doute, de «sonder» les représentants des «communautés» serbe et albanaise au sujet du match qui s’ouvrait. On m’avait collé le rôle du porte-parole serbe bien que je sois citoyen et soldat suisse. Mais passons.
J’ai failli vomir, j’ai raccroché pour réfléchir et dix minutes plus tard j’acceptais.
Je savais qu’on aurait droit au mélodrame albanophile, albanolâtre, albanogène, albanosexuel. J’ai donc appris une phrase par cœur, de trente secondes, sachant qu’on ne me laisserait pas parler plus longtemps. Et j’y suis allé.
La phrase, la voici. Elle ne m’est jamais sortie de la tête depuis: «Je note qu’à partir de cet instant la responsabilité de tout ce qui va suivre dans cette région d’Europe repose sur les épaules des Occidentaux, je prie pour tous ceux qui seront tués au cours de cette agression, civils ou soldats, et je les envie de ne plus avoir à supporter les visages hideux de vos dirigeants.»
Clap de fin. Je n’ai, si ma mémoire est bonne, rien dit de plus dans les médias suisses durant les 78 jours de cette guerre.
“Vous êtes le Serbe qui a parlé à la radio au début de la guerre du Kosovo?”
Des années plus tard, une fois la poussière retombée, un Suisse moyen et anonyme m’a reconnu dans un restaurant à ma voix. Il s’est approché de ma tablée, en me demandant timidement: «Vous êtes bien le Serbe qui a parlé à la radio au début de la guerre du Kosovo?» Évidemment. Il n’y en avait pas eu deux.
Je me suis levé et j’ai dit: oui, c’est moi.
Alors l’homme est tombé dans mes bras et a pleuré, brièvement. Puis il a essuyé son visage sur sa manche et il est retourné s’asseoir avec les siens.
Je crois savoir l’horreur que vous éprouvez, cher Edouard. Elle est ontologique. Nous sommes au-delà du commentaire, de la stratégie et de tout débat. Votre écart d’humeur au sujet de «leurs» têtes d’enterrement marquait une limite, la ligne où s’arrête l’agora, le territoire des oppositions civiques et rationnelles, et où commence l’affrontement des forces élémentaires. Personnellement, j’ai cessé de croire depuis le 25 mars 1999 à la viabilité d’une société où ces zombies prospèrent, et j’ai l’impression que vous l’avez vomie, vous aussi.
Slobodan Despot est éditeur, romancier et directeur d’Antipresse.net.
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