Son enquête sur la corruption dans le monde de la médecine révèle des relations mafieuses entre éminents spécialistes, laboratoires et hommes politiques. Elle lui a valu menaces, intimidations, pressions. A elle et à ses informateurs.
Paris Match. Y a-t-il aujourd’hui des médicaments sur le marché dont on pense qu’ils sont dangereux ?
Anne Jouan. Le problème ne réside pas seulement dans le présent
et le futur, mais aussi dans le passé. Dans ce livre, le Pr Riché
raconte comment, à la fin des années 80, les autorités sanitaires ont
joué à la roulette russe en décidant de laisser sur le marché français
un lot de produits dérivés du sang alors que l’Allemagne avait découvert
qu’il contenait des fractions du virus du Sida. Cette attitude en dit
long sur la façon dont les intérêts industriels passent, souvent, avant
l’intérêt des patients.
Il y aussi l’exemple du Vioxx (un anti-inflammatoire utilisé pour soulager notamment les douleurs de l’arthrose) en 2004…
Oui, en 2004, il est retiré du marché mondial en raison de ses risques
cardiaques, le médicament a fait 40 000 morts aux États-Unis. En France,
où 500 000 personnes en ont consommé, il n’y a officiellement aucun
décès car on n’a jamais réalisé de décompte ! Le système
cardio-vasculaire des Français serait-il plus robuste que celui des
Américains ? Un an après l’arrêt de la commercialisation du Vioxx,
Emmanuelle Wargon (alors numéro deux de l’agence du médicament)
expliquait au Sénat qu’il eût été plus adéquat de prendre «une mesure
alternative à un retrait» du marché, le Vioxx ayant «de réels bénéfices»
(sic). Autrement dit, une responsable de l’agence française du
médicament tenait des propos plus en faveur de l’industrie que des
patients. On peut multiplier à l’envie les exemples de cette légèreté à
laquelle s’ajoute de l’incompétence : l’hiver dernier, lors d’une
réunion, la directrice scientifique de l’agence a proposé aux
participants stupéfaits d’organiser au cimetière du Père Lachaise un
pèlerinage sur la tombe du père de l’homéopathie ! La directrice
scientifique ! Aujourd’hui la question essentielle est de savoir si
cette agence est toujours à même d’assurer la sécurité de nos
concitoyens en matière de médicaments. Selon plusieurs de nos sources
internes, la réponse est malheureusement clairement non.
Dans votre livre, le Pr Jean-Roger Claude, éminent professeur
de toxicologie est membre de la Commission d’autorisation de mise sur
le marché des médicaments. Sa femme est conseillère des Laboratoires
Servier. Quelles compensations le couple touchait-il pour faire pression
sur les autorités sanitaires afin de promouvoir certains médicaments ?
Le Pr Jean-Roger Claude a travaillé dès la fin des années 1970 pour la
commission d’autorisation de mise sur le marché, une instance
décisionnelle essentielle pour commercialiser un médicament. En 2006, il
en a été nommé membre comme représentant de l’Académie de pharmacie.
Or, en parallèle de ses activités, le Pr Claude exerçait comme
consultant pour le compte de nombreux laboratoires pharmaceutiques et
Servier faisait même partie de sa clientèle depuis 1973 ! C’était
d’ailleurs son plus gros client car le laboratoire du Mediator
représentait 40% de son chiffre d’affaire annuel. Depuis 1989, il a
touché 1,6 million d’euros de Servier. En 1998, il épouse Nancy Bouzon,
qui deviendra directrice de la toxicologie de Servier. Il a été
poursuivi dans le procès du Mediator et relaxé comme beaucoup d’autres
pour prescription. Il n’a pas fait appel. Il n’était pas le seul. Nous
revenons sur toute une galaxie de personnages, experts et politiques qui
cachetonnaient pour le compte de l’industrie pharmaceutique en
parallèle de leurs activités pour le compte de l’État. Ces arrangements
avec la déontologie ne sont pas le fait de quelques-uns, c’est le fruit
du dysfonctionnement de tout un système. A savoir, être au plus près de
l’industrie et de l’emploi plutôt que des patients.
Il y a d’autres personnalités dans votre livre…
Oui, on y trouve d’autres « beautiful people » comme le Pr Claude
Griscelli, le père des bébé bulle qui était consultant pour Servier
depuis le début des années 2000 ; ou encore l’ex-doyen de Paris
Descartes, Gérard Friedlander, lui aussi grand ami du labo du Mediator.
C’est d’ailleurs lui qui signe le certificat médical du Pr Griscelli
pour excuser son absence au procès en juin 2020. C’est encore lui, le Pr
Friedlander, qui demande à un professeur de médecine de l’hôpital
européen Georges Pompidou, expert judiciaire pour le Mediator, de
rencontrer les gens de Servier afin d’être «moins dans l’opposition »
(sic). Le même Friedlander a été rémunéré par Servier en 2013 pour son
médicament contre l‘ostéoporose Protelos mis sous surveillance dès 2007 à
cause de ses effets secondaires. Ces émoluments touchés par l’ex-doyen
de la part de Servier sont lisibles dans la déclaration d’intérêts de
son épouse, Anne-Marie Armanteras de Saxcé, ex-conseillère santé
d’Emmanuel Macron à l’Elysée.
Dans votre livre on a l’impression qu’un système de
corruption existe à tous les niveaux de l’Etat, de droite à gauche.
Aujourd’hui, sous Emmanuel Macron ça continue ?
Parlons plutôt de collusions ou d’amitiés utiles. Dans le chapitre sur
l’Inspection générale des affaires sociales (IGAS), nous racontons
comment depuis une vingtaine d’années, la santé publique est tenue en
France par un petit groupe. Parmi toute cette bande, on trouve Didier
Tabuteau, premier directeur général de l’agence du médicament de 1993 à
1997 (donc à des dates clés du Mediator). L’homme a créé la chaire Santé
de Sciences Po. Aujourd’hui, il est vice-président du Conseil d’État.
Il a été directeur de cabinet de Bernard Kouchner, ce sont les fameux «
Kouchner boys » parmi lesquels on retrouve Gilles Duhamel (ancien de
chez Kouchner et inspecteur IGAS), Philippe Duneton (ancien directeur de
l’agence et membre du cabinet Kouchner), Philippe Lamoureux (lui aussi
ancien de chez Kouchner, ex-inspecteur IGAS, ex-secrétaire général de
l’agence et directeur des entreprises du médicament), Jérôme Salomon
(ancien de chez Kouchner, et directeur général de la Santé), Emmanuelle
Wargon (elle aussi ancienne de chez Kouchner). Sans oublier l’ancien directeur général de l’AP-HP, Martin Hirsch,
lui aussi ex-directeur du cabinet Kouchner, l’homme qui se plaignait
des papiers du Figaro auprès de l’actionnaire, Thierry Dassault, au
point que ce dernier m’a passé plusieurs appels en 2016 pour me dire que
mes articles « faisaient de la peine à Martin Hirsch », sic. Toute
cette clique forme un mélange politico-industriel à part, les uns (IGAS)
inspectant en cas de pépin les autres, anciens collègues et amis, dans
une sorte de vase clos endogame. Juges et parties. Derniers exemples en
date : l’éphémère ministre de la Santé Brigitte Bourguignon, battue aux
dernières législatives et… recasée à l’IGAS. Ou encore : Fabienne
Bartoli, l’ex numéro 2 de l’agence qui s’est illustrée en 2009 par des
propos aberrants sur le Mediator, elle aussi membre de la chaire Santé
de Science Po est devenue au printemps directrice générale de la Haute
autorité de santé (HAS). Rien ne se perd, rien ne se crée, tout se
recycle et se transforme.
N’y a-t-il pas des gens honnêtes dans ces instances ?
Mais si ! Une source qui connaît bien les « Kouchner boys » confie :
«Nous sommes des personnes honnêtes et écœurées à l’excès par ces
pratiques florentines, mafieuses même, que l’on croyait éloignées de la
politique de santé publique ». Ce sont justement tous ces écœurés de
l’agence, toutes ces sources dépitées et catastrophées par ce manque
criant de compétences, ces compromissions et cette incurie qui me
donnent des informations. Ils s’en remettent à la presse car leur
institution, le gendarme français du médicament, ne tient plus sur ses
jambes et qu’ils sont inquiets.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire
Remarque : Seul un membre de ce blog est autorisé à enregistrer un commentaire.