14 juin 2022

Seul avec tous : “La solitude est un rempart contre l’isolement”


Dans son essai, “Solitude volontaire”, le philosophe Olivier Remaud réexamine la pratique de la solitude en la rattachant à volonté de participer à la vie sociale. Seuls et tous ensemble.

A la différence de la “servitude volontaire”, dont La Boétie identifiait en 1574 les pernicieux mécanismes à l’œuvre en chacun des hommes, la solitude volontaire invite à un usage pratique de la liberté et de la critique sociale.

Une expérience de la liberté et un ressort critique” : c’est l’hypothèse que fait le philosophe Olivier Remaud dans son essai Solitude volontaire, réflexion stimulante sur ce besoin de disparaître, souvent associé à un désir de retrait de la vie de la cité, alors même qu’il faudrait le comprendre comme un désir d’inclusion, de participation, simplement décalée, à la communauté humaine. Dans un retournement de la volonté même, la solitude s’oppose à la servitude en ce qu’elle cherche à se prémunir de ses effets cachés : être seul, c’est d’une certaine manière s’accrocher à l’idée de sa liberté.

Se pourrait-il que la solitude volontaire soit une modalité de la vie en société ?”, se demande l’auteur. “Et que cette modalité de la vie en société soit aussi celle qui nous permette de jouir pleinement de la solitude ?” De bout en bout de sa réflexion, Olivier Remaud tire ce fil a priori paradoxal : nous pouvons à la fois vouloir couper avec l’ordre social et ne pas couper avec la présence insistante de la société. Comment lâcher la société et la rattraper quasiment dans un même élan ? En assumant la solitude comme un moment intense mais éphémère, comme la condition de possibilité d’un réinvestissement dans des pratiques collectives.

Afin d’étayer sa réflexion, l’auteur analyse l’œuvre célèbre d’Henry David Thoreau, Walden, dont on remarquera au passage qu’elle obsède depuis plusieurs années nos contemporains (les essais sur Thoreau se multiplient, comme un indice de la réactivation de sa légende). Comme si la pensée cosmique, quasi mystique et libertaire de Thoreau résonnait plus que jamais dans une époque travaillée par le motif de la fuite, de la remise en cause des logiques sociales rigides, d’une utopie écologique, d’un désir partagé de rejoindre une cabane dans les bois, loin du tumulte harassant du monde social.

Thoreau et la solitude, “une fiction utile”

Mais, ce qu’Olivier Remaud met parfaitement en lumière, c’est combien la pensée de Thoreau est plus ambivalente qu’on ne le dit souvent : le modèle que le philosophe américain du XIXe siècle défend est autant celui d’une vie déconnectée que celui d’une vie connectée. C’est dans cet entre-deux, plutôt que dans une opposition frontale entre deux modes de vie, que la puissance de sa pensée se déploie. Car s’il quitte en 1845 sa ville, Concord, pour s’installer dans une cabane perdue dans les bois, si l’écrivain est devenu le symbole de l’ascète, une sorte d’ermite légendaire, il ne faut pas oublier que la solitude de Thoreau relevait au fond d’une pure mise en scène.

Il faut prendre au sérieux la feinte de Thoreau”, estime Olivier Remaud. “Sa feinte n’est pas une tromperie ; c’est un dispositif de la volonté, une dramaturgie du pas de côté“ ? En rejoignant une cabane, il s’éloigne certes de la société, mais sans couper avec elle. “Dans sa cabane, il mûrit son esprit et clarifie ses opinions ; il regarde le monde qui l’entoure ; il s’approche des objets, des expériences, des idées ; sa solitude est une fiction utile”, estime Remaud.

Henry David Thoreau, auteur de Walden

Le solitaire ne se coupe jamais vraiment de la société

Thoreau n’accomplit donc aucun tour du monde. Il se contente de faire un pas de côté dans la forêt la plus proche de chez lui. Walden n’est que “le récit d’un sédentaire qui désapprouve l’hystérie du voyage”, un peu comme Claude Lévi-Strauss, anthropologue voyageur qui n’aimait pas les voyages et les explorateurs. “Mais le résultat est le même”, explique Remaud. Rompant avec ses habitudes, se tournant vers ses espaces intérieurs, Thoreau “propose à ses concitoyens de se considérer comme des étrangers dans leur contrée et d’adopter l’esprit d’un voyageur qui ne voyage pas”.

Une hygiène de l’esprit

Sous influence de Thoreau, la grande idée qui traverse Solitude volontaire est donc que le solitaire ne se coupe jamais vraiment de la société. Il revient toujours dans le jeu social à un moment ou un autre. Ce qui pousse au désir de solitude procède d’ailleurs souvent d’une sorte d’hygiène de l’esprit. “La solitude est aussi nécessaire à la société que le silence au langage, l’air aux poumons et la nourriture au corps”, écrit Remaud, rappelant la distinction que Hannah Arendt établissait déjà entre l’isolement, la solitude et la désolation. Alors que l’isolement est une forme de déracinement et que l’homme désolé est un homme abandonné, “la solitude est un rempart contre l’isolement et la désolation“.

Au fond, la vraie question reste de trouver le bon usage, c’est-à-dire le bon dosage, de la solitude. Cet usage oscille entre deux écueils : soit on n’attend rien de la solitude et l’oisiveté finit par être insupportable ; soit on attend trop de la solitude et la désillusion s’avère cruelle. “Personne ne devient parfait en disparaissant“.

La pensée de Montaigne nous éclaire sur ce point. Le philosophe affectionnait la solitude sans pour autant mépriser le genre humain. Pour lui, il importe de se réserver une arrière-boutique, “toute nôtre, toute franche, en laquelle nous établissions notre vraie liberté et principale retraite et solitude”. La plus grande chose du monde, pour Montaigne, c’est de “savoir être à soi”. Où et comment être à soi ? Dans la solitude. Mais celui qui recherche la solitude pour être à lui n’a-t-il pas besoin d’être “déjà à lui pour endurer la solitude“ ? C’est dans l’arrière-boutique de Montaigne que cet “être à soi” peut se déployer.

Afin d’être à soi, il convient de quitter régulièrement la boutique, c’est-à-dire la société, et de s’installer dans l’arrière-boutique. Une porte sépare la boutique de l’arrière-boutique, rien de plus. “Dans l’arrière-boutique, l’âme peut devenir plus intègre ; elle pense à elle-même ; elle n’est plus obligée d’épouser la société“. Mais prendre congé ne signifie par dire adieu. Montaigne propose de dénouer simplement “les liens qui blessent aux points où ils s’attachent, car ils sont souvent trop serrés“. Dénouer, ce n’est  donc pas couper.

L’essai d’Olivier Remaud nous invite donc à comprendre que la solitude est toujours un détour salutaire. Elle ramène vers la société, elle rend plus clairvoyant et plus serein le citoyen, elle procure des forces nouvelles. “Le pas de côté dans la nature se justifie parce que la nature n’est pas la société ; et le retour dans la société s’explique parce que le pas de côté dans la nature le rend possible“, écrit l’auteur. Marque d’une vie réfléchie, plutôt que d’une vie renonçant à ce qui motive ses richesses civiques, la solitude volontaire nous appelle tous : c’est dans nos cabanes,  “lieu où la nature et la société s’accordent“, que se fomentent les rêves collectifs les plus intenses. Seul pour revivre mieux à plusieurs.

 

Solitude volontaire, d’Olivier Remaud, (Albin Michel)

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