14 mai 2022

Conversation sur une stupéfaction partagée

Robert Scheer :  Bonjour, c'est Robert Scheer avec une autre édition de ‘Scheer Intelligence’, où l’“intelligence” vient de mes invités. Dans ce cas, il s'agit de Michael Brenner, qui est professeur émérite d'affaires internationales à l'Université de Pittsburgh, membre du Centre pour les relations transatlantiques du SAIS Johns Hopkins ; il a écrit un certain nombre d'études importantes, de livres, d'articles académiques ; il a enseigné partout, de Stanford à Harvard en passant par le MIT et ainsi de suite.

Mais la raison pour laquelle je voulais parler au professeur Brenner, c'est qu'il a été pris dans comme cible d’attaques violentes pour avoir essayé de développer un débat sur ce qui se passe en Ukraine, avec la réponse de l'OTAN, l'invasion russe et ainsi de suite. Suivant régulièrement ses réflexions sur son site, plus je les lisais plus je les jugeais très intéressantes. Puis, soudainement, il a écrit “J’abandonne parce qu’il est devenu impossible d’avoir une discussion intelligente”. Et sa description de ce qui se passe m'a rappelé la célèbre description de Lillian Hellman de la période McCarthy comme “Le temps des scélérats”, qui est le titre de son livre.

Alors, professeur Brenner, dites-nous à quel buzz vous vous êtes heurté lorsque vous avez osé poser des questions concernant l’Ukraine... Pour autant que je sache, vous avez osé faire ce que vous avez fait toute votre vie universitaire : vous avez soulevé de sérieuses questions sur une crise de politique étrangère. Et puis, je ne sais pas pourquoi, vous avez encaissé plein d’attaques. Alors, pourriez-vous décrire cela ?

Michael Brenner :  Oh, ce n'est que partiellement une surprise. J'écris ces commentaires et les distribue à une liste personnelle d'environ 5 000 personnes depuis plus d’une décennie. Certaines de ces personnes sont à l’étranger, la plupart sont aux Etats-Unis ; ce sont tous des gens instruits qui ont été impliqués d'une manière ou d'une autre dans les affaires internationales, y compris un certain nombre qui ont l’expérience du et autour du gouvernement, ou du journalisme ou du monde des experts.

Ce qui s’est passé, c’est que j'avais exprimé des opinions très sceptiques sur ce que je pense être le scénario fictif et la narrative de ce qui s'est passé en Ukraine, au cours de l'année écoulée et surtout en ce qui concerne la crise aiguë qui a éclaté avec l’invasion russe et l’attaque contre l'Ukraine. Non seulement j'ai reçu un nombre anormalement élevé de commentaires critiques, mais c’est surtout la nature de cette critique qui était profondément consternante.

Premièrement, beaucoup, et même la plupart de ces commentaires venaient de personnes que je connaissais, que je connaissais comme des esprits équilibrés et sobres, engagés et bien informés sur les questions de politique étrangère et les questions internationales en général. Deuxièmement, les critiques étaient très personnalisés, j'avais rarement fait l’objet de ce genre d’attaques, sorte de remarques ad hominem mettant en cause mon patriotisme ; et si j'avais été payé par, vous savez bien, par Poutine ; mes motivations, ma santé mentale, et cetera, et cetera.

Troisièmement, le caractère extrême du contenu de ces messages hostiles. Et la dernière caractéristique, qui m'a vraiment stupéfié, c'est que ces gens ont adhéré à tous les aspects de la version, la narrative  propagée par l'administration, acceptée et avalée par les médias et notre monde politique, la classe intellectuelle qui comprend de nombreux universitaires et toute la galaxie des groupes de réflexion de Washington.

Et ce fut une impression renforcée et sans cesse grandissante, cette affirmation que c’était immoral, que c’était irrecevable... Impression qu'être critique et sceptique ce n’était plus engager un dialogue mais lancer ses opinions et ses pensées dans une sorte de vide... En effet, un vide parce que le discours tel qu’il s’est cristallisé et auquel je suis confronté est non seulement uniforme et impénétrable d’une certaine manière, mais il est à bien des égards insensé, dépourvu de toute sorte de logique interne, que l'on soit d'accord ou non avec les prémisses et les objectifs formellement énoncés.

En fait, j’ai découvert que c’est un nihilisme intellectuel et politique. Alors, on ne peut apporter aucune contribution pour essayer de corriger cela simplement par des moyens conventionnels. J'ai donc senti pour la première fois que je ne faisais pas partie de ce monde, et bien sûr, c’est aussi la conséquences de ces tendances et de ces attitudes qui sont devenues omniprésentes dans le pays dans son ensemble, en quelque sorte au fil du temps. Et donc au-delà d'être simplement en désaccord avec le consensus, j'étais devenu totalement aliéné, exclu, et j’ai décidé qu'il n'y avait aucun intérêt à continuer à distribuer ces choses, même si je continue à suivre les événements, à y penser et à envoyer des commentaires plus courts à des amis proches. C'est essentiellement ça, Robert.

Robert Scheer :  OK, mais laissez-moi juste dire, tout d'abord, je veux vous remercier pour ce que vous avez fait. Parce que cela m'a ouvert une toute autre façon de voir ce qui est arrivé à l'Ukraine... L'histoire, nous rappelant ce qui s'était passé au cours de la décennie précédente, pas seulement l'expansion de l'OTAN, mais toute la question du changement de gouvernement où les États-Unis ont été impliqués substantiellement. Et par-dessus tout, vous savez, les relations, ou l’absence de relations entre les pouvoirs.

Et l'ironie ici est qu'en fait nous sommes de retour dans les pires moments de la guerre froide, mais au moins pendant la guerre froide nous étions prêts à négocier avec des gens qui étaient très sérieux, idéologiques au moins, ou ennemis certes, mais avec une certaine cohérence à cet égard. Et vous savez bien, Nixon a eu son débat animé  avec Khrouchtchev à propos des niveaux de vie respectifs, il y a eu les accords de contrôle des armements avec l'ancienne Union soviétique ; Nixon lui-même est allé en Chine et a négocié avec Mao Zedong ; on ne croyait pas du tout que c’étaient des gens formidables mais c'étaient des gens avec qui il fallait faire affaire. Et puis soudain, Poutine est placé dans une catégorie hitlérienne encore pire que Staline ou Mao, et alors vous ne pouvez plus en parler raisonnablement.

Mais je veux vous dire que je ne peux être d’accord avec une chose que vous avez faite : votre retraite. Vous n'avez que, quoi, à peine 80 ans ; vous êtes un gamin pour à moi. Je me souviens quand Bertrand Russell, l'un des plus grands intellectuels que nous ayons eu dans notre histoire, ou dans l’histoire occidentale, a osé critiquer les États-Unis sur le Vietnam. Lui et Jean Paul Sartre, ils ont évoqué la possibilité que nous ayons commis des crimes de guerre au Vietnam.

Et le New York Times a dénoncé Bertrand Russell, et ils ont en fait dit qu'il était devenu sénile. Je suis allé jusqu'au Pays de Galles quand j’éditais le magazine ‘Ramparts’, pour interviewer Bertrand Russell ; ce que j'ai fait et j'ai passé du bon temps avec lui. Il était certes fragile à 94 ans, mais il était incroyablement cohérent dans la défense de sa position ; il avait été un anticommuniste radical toute sa vie, mais dans ce cas [de la guerre du Vietnam], il disait “Attendez une minute ! Nous nous trompons avec cette guerre !”.

Je ne vais donc pas accepter que vous ayez le droit de prendre votre retraite ; je vais vous pousser dans vos retranchements... Alors, s'il vous plaît, dites aux auditeurs à quoi vous vous opposez dans la narrative actuelle, et sur quelle base ?

Professeur Michael Brenner :  Eh bien, je veux dire, ce sont des facteurs fondamentaux. Premièrement, cela a à voir avec la nature du régime russe, le caractère de Poutine ; quels sont les objectifs soviétiques, la politique étrangère et les préoccupations de sécurité nationale. Je veux dire, ce que nous obtenons n'est pas seulement une caricature de dessin animé, mais un portrait du pays et de ses dirigeants, – et soit dit en passant, Poutine n'est pas un dictateur. Il n'est pas tout-puissant. Le gouvernement soviétique est beaucoup plus complexe dans ses processus de prise de décision.

Robert Scheer :  Eh bien, vous venez de parler du gouvernement soviétique. Vous voulez dire le gouvernement russe ?

Professeur Michael Brenner :  Gouvernement russe, oui ! Vous voyez, j'ai capté par osmose cet amalgame entre russe et soviétique. Je veux dire, c'est beaucoup plus complexe que la présentation qui en est faite. Et Poutine lui-même, il a une pensée extraordinairement sophistiqué. Mais les gens ne prennent pas la peine de lire ce qu'il écrit ou d'écouter ce qu'il dit.

Je ne connais, en fait, aucun dirigeant national qui ait exposé dans le détail, avec une telle précision et une telle sophistication de sa vision du monde, la place de la Russie dans celui-ci, le caractère des relations interétatiques, avec la candeur et l'acuité dont il dispose. Il ne s'agit pas de savoir si vous pensez que la représentation qu'il propose est tout à fait correcte, ou la conclusion qu'il en tire, en matière de politique. Mais vous avez affaire à une personne et à un régime qui, à des égards essentiels, est l'antithèse de celui qui est caricaturé et presque universellement accepté, non seulement dans l'administration Biden mais dans la communauté de la politique étrangère et la classe politique, et en général.

Et cela soulève des questions vraiment fondamentales sur nous plutôt que sur la Russie ou sur Poutine. Comme vous l’avez mentionné, la question est bien : de quoi avons-nous peur ? Pourquoi les Américains se sentent-ils si menacés, si anxieux ? Je veux dire, par contraste avec la guerre froide... je veux dire, il y avait un ennemi puissant, idéologique, militaire dans un certain sens, avec toutes les qualifications et nuances. Mais c'était la réalité alors ; c'était une réalité qui était, premièrement, le point focal pour les dirigeants nationaux qui étaient des gens sérieux et des gens responsables. Deuxièmement, cela pouvait être utilisé pour justifier des actions hautement douteuses, mais au moins cela constituait une certaine justification pour nos interventions partout dans le soi-disant tiers-monde, et même pour la grande et tragique folie du Vietnam.

Qu'y a-t-il aujourd'hui qui nous menace vraiment ? A l'horizon, bien sûr, il y a la Chine, pas la Russie ; bien qu'ils aient maintenant, grâce à nos encouragements involontaires, formé ensemble un bloc formidable. Mais je veux dire, même le défi chinois s’adresse à notre suprématie et à notre hégémonie, pas à notre pays directement. Donc, la deuxième question est bien de savoir ce qu'il y a de si convaincant dans la conception providentielle de la naissance des États-Unis d’Amérique, qui nous conduit à considérer des gens comme Poutine comme diaboliques et comme constituant une menace aussi grave pour l’Amérique qu’un Staline et qu’un Hitler dont les noms reviennent constamment, ainsi que de jeter des phrases ridicules comme “génocide”, etc.

Donc, je veux dire, encore une fois, je pense que nous devons nous regarder dans le miroir et dire, eh bien voilà... Nous avons vu, nous avons reconnu la source de notre inquiétude, et elle se trouve en nous-mêmes ; ce n’est pas autour et en-dehors de nous, et cela conduit à des distorsions grossières dans la façon dont nous voyons, décrivons et interprétons le monde, à tous les niveaux. J'entends par là géographiquement et en termes de compétitions et de dimensions différentes des relations internationales. Et bien sûr, continuer sur cette voie ne peut avoir qu'un seul point final, et c’est un désastre d'une façon ou d'une autre.

Robert Scheer :  Eh bien, vous savez, il y a deux points qui doivent être abordés. Premièrement, l’Ukraine ce n'est pas comparable à l’Afghanistan, au Vietnam, à l’Irak ou ailleurs. Vous vous attaquez à l'autre grande puissance nucléaire. Et nous avons oublié dans ce débat le risque de guerre nucléaire, de guerre nucléaire accidentelle, de guerre nucléaire avec déclenchement automatique, sans parler de l'utilisation intentionnelle d’armes nucléaires. Il y a un vertige à ce sujet qui, je pense, ajoute un facteur essentiel... vous savez, ce n'est pas seulement un facteur de substitution.

L'autre, c'est que, pour essayer de comprendre et de voir s'il y a place à la négociation... oui, d'accord, vous appelez votre adversaire Hitler, vous dites qu’il faut l’éliminer. Mais le fait est que nous avons négocié avec Mao. Nixon l'a fait. Et le monde est devenu un endroit beaucoup plus sûr et plus prospère parce que Nixon est allé voir Mao Zedong, qui avait été décrit comme le dictateur le plus sanglant de son temps. La même chose s'est produite pour le contrôle des armements avec la Russie et, soit dit en passant, la capacité de Ronald Reagan à parler à Gorbatchev et même à envisager avec lui de se débarrasser de toutes les armes nucléaires.

Aujourd’hui, nous avons oublié... vous savez, en parlant de réchauffement climatique, nous avons oublié ce que feraient les armes nucléaires. Il se trouve que je suis de ceux qui connaissent... Je suis allé à Tchernobyl un an après la catastrophe ; c'était un endroit paisible mais, mon Dieu, la peur régnait en Ukraine, et je n’aurais pu dire qui étaient les Russes et qui étaient les Ukrainiens, ils faisaient toujours partie du même pays.

Mais aujourd’hui, il y a une sorte de vertige. Et ce qui m’a surpris dans votre message d'adieu, c'est que vous parliez de gens intelligents que vous et moi avons côtoyés lors de conférences sur le contrôle des armements ; nous prenions au sérieux leurs arguments. Il ne s'agit pas seulement d'une frange de néoconservateurs qui semblent camper désormais au sein du Parti démocrate, alors qu'ils étaient auparavant au sein du Parti républicain, le même genre de faucons extrêmes de la guerre froide. Nous parlons de personnes, vous savez, qui dénoncent leurs anciens collègues, même dans le mouvement pour la paix, pour avoir osé remettre en question la narrative officielle. Alors, que se passe-t-il ?

Professeur Michael Brenner :  Eh bien, Robert, vous avez tout à fait raison. Et cette question est celle qui devrait nous préoccuper. Parce que cela touche vraiment plus profondément, vous savez, l'Amérique contemporaine. C'est ce qu’est l’Amérique contemporaine. Et je pense que les outils intellectuels à utiliser pour essayer de l'interpréter doivent venir de l’anthropologie et de la psychologie au moins autant, sinon plus, que de la science politique ou de la sociologie ou de l'économie. Je crois vraiment qu'il s'agit d’une psychopathologie collective. Et bien sûr, la psychopathologie collective est ce que vous obtenez dans une société nihiliste dans laquelle toutes sortes de points de référence standard et conventionnels cessent de servir de marqueurs et de repères sur la façon dont les individus se comportent.

Et une expression de cela est dans l’effacement, la ‘cancellation’ de l'histoire. Nous vivons dans l’existentiel – je pense que dans ce cas, le mot peut être correctement utilisé – moment présent, ou semaine, ou mois, ou année ou quoi que ce soit. Nous oublions donc totalement, presque totalement la réalité des armes nucléaires. Je veux dire, comme vous l'avez dit, et vous avez absolument raison, dans le passé chaque dirigeant national et chaque gouvernement national qui avait la garde d'armes nucléaires en était venu à la conclusion assimilant la vérité fondamentale que ces armes n'avaient aucune fonction utilitaire. Et l’impératif primordial était d'éviter les situations non seulement où elles pourraient être utilisés dans le cadre d'une stratégie militaire calculée, mais d'éviter les situations où des circonstances pourraient se développer, comme vous l'avez dit, qui feraient qu’on pourrait les utiliser par accident, ou par une erreur de jugement, ou quelque chose de semblable.

Maintenant, on ne peut plus supposer acquise cette situation. Je crois, curieusement, dans un certain sens assez curieusement, que les personnes occupant des postes officiels qui doivent en rester le plus conscients sont les gens du Pentagone. Parce que ce sont eux qui en ont la garde directe, et parce qu'ils l'étudient et lisent à ce sujet dans l'académie militaire comme une sorte d'histoire de la guerre froide, et l'histoire de l'armement, et cetera.

Je ne dis pas que Joe Biden a en quelque sorte sublimé tout cela. Mais il semble être dans un état, difficile à décrire, dans lequel certainement des événements pourraient pourrait permettre le genre d’affrontements avec les Russes que tous ses prédécesseurs évitaient. Ce qui, à son tour, est le genre de circonstance où il est concevable, et certainement pas entièrement inconcevable, où les armes nucléaires pourraient être utilisées d'une manière ou d'une autre, avec des conséquences incalculable.

Et vous voyez cela, soit dit en passant, dans des articles publiés dans des endroits comme Foreign Affairs et d'autres revues respectables, par des “intellectuels de la défense”, si vous voulez bien excuser l'expression. Chaque fois que j'entends l’expression “intellectuel de la défense”, bien sûr, ma réaction est de courir et de me cacher, mais il y a des gens d'une certaine notoriété qui écrivent et parlent dans ce sens, et certains d'entre eux sont des néoconservateurs de renom, comme Robert Kagan, Victoria Nuland, sorte d'époux et de partenaires dans le crime, et d’autres de cet acabit. Et donc, oui, c'est pathologique, et donc cela nous mène vraiment dans une terra incognita, quelque chose que nous n’avons jamais parcourue et explorée auparavant.

Robert Scheer :  Alors revenons à l'essentiel, ce que vous ressentez est la distorsion de cette situation. Je veux dire, vous savez, il est clair que l'action de la Russie dans l'invasion de l'Ukraine devrait être condamnée, du moins de mon point de vue ; c'est pourquoi je me considère comme un défenseur de la paix. Et clairement, c'est une circonstance qui a donné aux faucons le pouvoir de pousser à des mesures plus extrêmes, et nous sommes dans cette situation effrayante.

Mais racontez-nous donc cette histoire, qu’est-ce que nous avons manqué ? Parce que, vous savez, si vous les lisez maintenant, le New York Times, le Washington Post, partout, on ne pense qu’à cela, à précipiter encore plus de trucs militaires de tous les dangers en Ukraine. Il semble y avoir presque un plaisir à étendre cette guerre : oubliez les négociations ! Il n'y a pas strictement aucune prudence. Comment en sommes-nous arrivés là ? Nous allons manquer de temps, mais pouvez-vous me donner la narrative, telle que vous le voyez, qui échappe complètement aux médias ?

Professeur Michael Brenner :  Robert, je vais essayer de le faire de manière factuelle. Premièrement, cette crise, en amenant à l'invasion russe, n'a pas grand-chose à voir avec l'Ukraine en soi. Certainement pas pour Washington ; pour Moscou c'est une autre affaire. Non, cette crise a à voir avec la Russie depuis le début. L'objectif de la politique étrangère américaine depuis au moins une décennie est de rendre la Russie faible et incapable de s'affirmer de quelque manière que ce soit dans les affaires européennes. Nous voulons qu'elle soit marginalisé, nous voulons le neutraliser, en tant que puissance en Europe. Et la capacité de Poutine à reconstituer une Russie qui était stable, qui avait aussi son propre sens de l'intérêt national et une vision du monde différente de la nôtre, a été profondément frustrante pour les élites politiques et les élites de la politique étrangère de Washington.

Deuxièmement, Poutine et la Russie ne sont pas intéressés par la conquête ou l'expansion. Troisièmement, l'Ukraine est importante pour eux, non seulement pour des raisons historiques et culturelles, etc., mais parce qu'elle est liée à l'expansion de l'OTAN et à une tentative évidente, comme cela est devenu tangible au moment du coup d'État de Maidan, qu'ils voulait faire de l'Ukraine une base avancée pour l'OTAN. Et dans le contexte de l'histoire russe, c'est tout simplement intolérable.

Je pense qu'un point à garder à l'esprit est que—et cela rejoint ce que j'ai dit il y a un instant à propos de l'élaboration des politiques à Moscou—que si l'on devait placer les attitudes et les opinions des dirigeants russes sur un continuum allant du faucon à la colombe, Poutine a toujours été bien vers la fin accommodante du continuum, donc plutôt “colombe”. En d'autres termes, pour la majorité des forces les plus puissantes à Moscou, – et ce n’est pas seulement l’armée, ce n'est pas seulement les oligarques, c’est de tous les types – le sentiment principal est que la Russie est exploitée, quelque chose dont on profite ; pour eux, l’idée que la coopération avec l’Ouest fasse partie d'un système européen dans lequel la Russie est acceptée comme un acteur légitime est illusoire.

Nous devons donc comprendre cela, et je... OK, nous sommes précisément passés à la crise actuelle. Le Donbass, ce n'est pas seulement une partie russophone mais une région russe très concentrée de l'est de l'Ukraine, qui a tenté de se séparer après le coup d'État de Maidan, – et en passant, je vous signale que les russophones dans l'ensemble du pays représentent 40 % de la population. Vous savez, les Russes, indépendamment des mariages mixtes et de la fusion culturelle, vous savez, les Russes ne sont pas une petite minorité marginale en Ukraine.

OK, passons maintenant rapidement au présent. Je crois qu'il y a des preuves de plus en plus nombreuses et maintenant totalement convaincantes que lorsque les gens de Biden sont arrivés au pouvoir, ils ont pris la décision de créer une crise sur le Donbass pour provoquer une réaction militaire russe, et de s'en servir comme base pour consolider l'Occident, unifier l’Ouest, dans un programme dont la pièce maîtresse était des sanctions économiques massives, dans le but de plomber l’économie russe et éventuellement et, espéraient-ils, de conduire à une rébellion des oligarques qui renverserait Poutine.

Maintenant, aucune personne connaissant vraiment la Russie ne croit que cela ait jamais été plausible. Mais c'était une idée qui était très présente dans les cercles de politique étrangère à Washington, et certainement dans l’administration Biden, et des gens comme Blinken, Sullivan et Nuland y croient. Alors ils se sont mis à renforcer encore plus l'armée ukrainienne, ce que nous faisons depuis huit ans, l'armée ukrainienne, grâce à nos efforts, les armements, la formation des conseillers.

Et soit dit en passant, il devient maintenant évident que nous pourrions bien... probablement que nous avons physiquement, en Ukraine maintenant, des forces spéciales américaines, y compris des forces spéciales britanniques et quelques forces spéciales françaises. Non seulement les gens qui ont participé à des missions de formation, mais qui fournissent en fait des directives, des renseignements, et cetera. Nous verrons si cela sort un jour. Et c'est pourquoi des gens comme Macron, et cetera, sont si désespérés de faire sortir des brigades et autres éléments spéciaux piégés à Marioupol, et qu’ils ne capitulent pas.

Donc, l’idée de plus en plus évidente maintenant était qu'en fait un assaut [de Kiev] sur le Donbass était prévu, et que c'est en novembre qu'a été prise la décision finale d’aller de l’avant, et la date fixée pour février. C’est pourquoi Joe Biden et d'autres membres de l'administration pouvaient commencer à dire, en toute confiance, en janvier, que les Russes envahiraient l'Ukraine. Parce qu’ils savaient que, s’ils s’engageaient dans une attaque militaire majeure contre le Donbass, les Russes réagiraient. Ils ne savaient pas à quel point cette riposte serait importante, à quel point elle serait agressive, mais ils savaient qu'il y aurait une riposte.

Vous et vos auditeurs vous souviendrez peut-être que Biden a dit en février, la deuxième semaine de février, que lorsque l'invasion russe arriverait, si elle était limitée nous irions quand même de l'avant avec des sanctions, mais nous pourrions avoir un débat au sein de l'OTAN pour savoir s’il fallait les appliquer entièrement. Si l’invasion était importante, il n’y aurait pas de problème, tout le monde serait d’accord pour tuer Nord Stream II, et prendre ces mesures sans précédent contre la Banque centrale russe, et cetera. Et il a dit ça parce qu'il savait ce qui était prévu. Et les Russes sont arrivés à la conclusion à peu près au même moment. Eh bien, ils ont certainement compris quel était le plan de match général.

Et puis ils ont réalisé que cela allait arriver bientôt, et le coup final est venu lorsque les Ukrainiens ont commencé des barrages d'artillerie massifs sur les villes du Donbass. Or, il y avait toujours eu des échanges au cours des huit dernières années. Le 18 février, le nombre d'obus d'artillerie a été multiplié par 30, des tirs ukrainiens dans le Donbass, auxquels les milices du Donbass n'ont pas riposté à mesure. Cela a culminé le 21 et s'est poursuivi jusqu'au 24. Et c'était apparemment la dernière confirmation que l'assaut allait bientôt arriver, et cela a forcé la main de Poutine pour anticiper en activant des plans qu'ils avaient sans doute depuis un certain temps pour envahir. Je pense que c'est devenu clair.

Or, c'est bien sûr diamétralement opposé à la narrative qui imprègne tout le discours officiel public. Et vous pouvez compter sur les doigts de vos mains et sur vos orteils le nombre de dissidents qui repoussent cette version, n'est-ce pas. Maintenant, laissons ouverte la question de savoir si vous défendez les actions de Poutine. Comme vous, je trouve très difficile de défendre, de justifier toute action militaire majeure qui a les conséquences que l’on voit. Sauf en cas d'absolue, vous savez, de légitime défense.

Mais voilà, c’est là où nous en sommes. S’il y avait eu l'assaut ukrainien qui était d’abord prévu sur le Donbass, Poutine et la Russie auraient eu de vrais, vrais ennuis, s'ils se limitaient à ravitailler les milices du Donbass. Parce qu'étant donné la façon dont nous, Américains, avions armé et entraîné les Ukrainiens, les autonomistes ne pouvaient pas vraiment leur résister. Cela aurait donc été la fin de l’insubordination de la population russe et la suppression de la langue russe, qui sont toutes des étapes que le gouvernement ukrainien a décidées et qui sont préparées.

Robert Scheer :  Vous savez, ce qui est au cœur de tout cela, c'est vraiment le déni du nationalisme de quelqu'un d'autre. C'est en quelque sorte le thème de la posture américaine après la Seconde Guerre mondiale. Nous sommes identifiés aux valeurs universelles de liberté, de justice, de liberté – et quoi que nous fassions, il est parfois reconnu que c'était une erreur . Hier soir, j'ai regardé le film ‘Fog of War’, avec Robert McNamara, qui était inconnu de tous mes élèves. Néanmoins, ce film merveilleux qui a remporté l'Oscar, où McNamara admet les crimes de guerre et dit que trois millions et demi de personnes sont mortes dans une guerre qu’il est impossible de justifier. En fait, le nombre est beaucoup plus proche de six ou cinq millions, quelque part vers ces chiffres, dans tous les cas plus élevé.

Mais le fait est que nous avions nié le nationalisme des Vietnamiens, et quand McNamara est allé à Hanoï, les Vietnamiens lui ont dit, “Ne saviez-vous pas que nous sommes nationalistes ? Que nous avons eu mille ans de combats avec les Chinois et tous les autres ? Pourquoi nous avez-vous jeté dans cette guerre ? Vous avez nié nos sentiments nationaux et ce que Ho Chi Minh représentait”.

Et vous savez, je me souviens d'avoir été à Moscou pour couvrir, oui oui, Gorbatchev pour le ‘Los Angeles Times’ ; J'étais l'une des personnes qui étaient là-bas. J’y ai écrit beaucoup d’articles. A l'époque, il a semblé à de nombreuses personnes à qui j'ai parlé que Gorbatchev était naïf quant à la volonté des États-Unis d'accepter toute Russie indépendante. Et Gorbatchev est en fait devenu... En fait, Reagan a regardé Gorbatchev dans les yeux et a dit que lui et nous pouvions faire des choses ensemble, de la même manière, je suppose, que lorsque George W. Bush a dit qu’il avait regardé Poutine dans les yeux. Mais il y avait tous les conseillers de Reagan, ces faucons de nos bureaucraties, qui attendaient à l'extérieur de la salle de réunion et qui lui sont tombé dessus, et toutes les perspectives ont disparu. Et Gorbatchev est devenu très impopulaire, très impopulaire.

Et donc il y a une sorte d'hypothèse, n’est-ce pas... Vous savez, personnellement, je n'aime pas le nationalisme et je pense que c'est une sorte de grand méfait et de mal dans le monde. Mais néanmoins, vous ne pouvez pas faire face au monde si vous ne comprenez pas le nationalisme. Lorsque Nixon est allé en Chine, il a en fait admis que Mao était un représentant du nationalisme chinois et devait être écouté. La même chose était vraie dans le contrôle des armements avec la Russie. Mais tout cela est perdu maintenant, et l'idée qu'il pourrait y avoir des aspirations, des préoccupations russes, ce n’est même pas considéré.

L'ironie, c'est que les États-Unis sont maintenant... Je ne sais pas si vous êtes d'accord avec cela, mais ce serait une bonne chose à considérer pour conclure. Les États-Unis ont accompli quelque chose que l'idéologie communiste n'a pas pu réussir. Les communistes chinois et les communistes russes étaient en désaccord avant même que la révolution communiste chinoise ne réussisse. Ils se disaient partisans du marxisme-léninisme, mais en fait, le différend sino-soviétique remonte même aux années 1920, et certainement il réapparaît lorsque Mao est allé à Moscou [en 1949], et il se reflète dans les mémoires de Khrouchtchev.

Et c'est ainsi que la querelle sino-soviétique est devenue cette force majeure, cette opposition, malgré le marxisme-léninisme. Mais maintenant, vous avez la Chine toujours communiste qui s'unit à la Russie anti-communiste de Poutine... Pourquoi ? En raison d'une crainte commune d'une hégémonie américaine. N'est-ce pas vraiment un grand événement qui est ignoré ?

Professeur Michael Brenner :  Oui, Robert, vous avez tout à fait raison dans ce que vous dites. Bien sûr, le système mondial est transformé par la formation de ce bloc sino-russe, qui intègre de plus en plus d'autres pays. Vous savez, l'Iran en fait déjà partie. Et vous savez, on notera qu'il n'y a que deux pays hors du monde occidental, – je parle politiquement et socialement, pas géographiquement, – qui ont soutenu les sanctions : la Corée du Sud et le Japon. Toute l'Asie, l'Asie du Sud-Ouest, l'Afrique et l'Amérique latine ne les observent pas, ne les ont pas signées. Certains font preuve de retenue et ralentissent les livraisons de certaines choses, par pure prudence et par peur des représailles américaines. Mais nous n'avons reçu aucun soutien de leur part. Donc, oui, il y a une sous-estimation grossière de cela, Bob.

Maintenant, dans ce qui passe pour une grande stratégie parmi la communauté de la politique étrangère américaine, pas seulement les gens de Biden, ils ont toujours... ils ont eu un double espoir : d'abord, qu'ils pourraient creuser un fossé entre la Russie et la Chine, une idée qu'ils entretiennent simplement par ignorance, ou parce qu’ils ont oublié tout ce qu'ils auraient pu savoir sur chacun de ces pays. Deuxièmement, neutraliser la Russie par ce dont nous avons parlé : briser l'économie russe, peut-être obtenir un changement de régime, de sorte qu'elle serait un contributeur négligeable, voire pas du tout, pour s'allier avec les Chinois. Et bien sûr, nous avons complètement échoué, parce que toutes ces fausses prémisses étaient effectivement fausses.

Et cet hubris tout à fait sans précédent, bien sûr, est particulièrement américain. Je veux dire, depuis le premier jour, nous avons toujours eu la foi que nous sommes nés dans une condition de vertu originelle, et nous sommes nés avec une sorte de mission providentielle pour conduire le monde vers une condition meilleure, plus éclairée, que nous étions donc la singulière nation exceptionnelle, et cela nous donnerait la liberté de juger toutes les autres. Maintenant, c'est... disons que nous avons fait beaucoup de bonnes choses en partie à cause de ces croyances douteuses.

Mais maintenant c'est devenu totalement pervers. Et comme vous l'avez dit, cela encourage ou justifie que les États-Unis s’érigent en juge de ce qui est légitime et de ce qui ne l'est pas, quel gouvernement est légitime et lequel ne l'est pas, quelles politiques sont légitimes et lesquelles ne le sont pas. Quels intérêts nationaux auto-définis par d'autres gouvernements nous pouvons accepter, et lesquels nous n'accepterons pas. Bien sûr, c'est absurde en ce que cela exprime un  hubris démesuré ; en même temps, cela défie également la logique... Nixon et Kissinger ont vraiment opéré selon des motifs strictement pratiques, en mettant de côté ou en quelque sorte, vous savez, en écartant cette foi idéologique, philosophique et auto-satisfaisante dans les prouesses et la légitimité uniques américaines.

Et actuellement, cependant, nous n'exerçons plus aucune retenue fondée sur une certaine humilité politico-idéologique ou sur des motifs de réalisme. Et c’est pourquoi je dis que nous vivons dans un monde de fantaisie... une fantasy qui sert clairement certains besoins psychologiques vitaux de notre pays, essentiellement de ses élites politiques. Parce que ce sont eux qui sont censés avoir assumé la responsabilité du bien-être du pays et de ses habitants, et cela nécessite de maintenir une certaine perspective et distance sur qui nous sommes, sur ce que nous pouvons et ne pouvons pas faire, de tester la réalité même des prémisses américaines les plus élémentaires et les plus fondamentales. Aujourd’hui, nous ne faisons rien de tout cela.

Et dans ce sens, je crois qu'il est juste de dire que nous avons été trahis par nos élites politiques, et j'utilise ce terme, vous savez, assez largement. La sensibilité à la propagande, la sensibilité à permettre à l'état d'esprit populaire d'être défini comme il se fait maintenant, en cédant à l'impulsion hystérique, signifie que oui, il y a quelque chose qui ne va pas avec la société et la culture dans son ensemble. Mais même en disant cela, c'est à nos dirigeants politiques et à nos élites de nous protéger de cela, de protéger la population de cela et de se protéger pour ne pas devenir la proie de fantasmes et d'irrationalités similaires, et au lieu de cela, nous voyons exactement le contraire.

Robert Scheer :  Vous savez, un dernier point, et vous avez été très généreux de votre temps. Ce qui est vraiment contesté ici, c'est une notion de globalisation. D'un monde basé sur la productivité économique, le commerce, l'avantage d'une région ou d'une autre pour fournir des choses différentes. Et nous revenons à, je ne sais quoi, au nationalisme et aux frontières d'avant la Première Guerre mondiale et ainsi de suite.

Et ce qui est vraiment effrayant, c'est le point que vous avez soulevé à propos de la Chine. Après tout, ironiquement, la Chine était présentée comme cette grande menace militaire révolutionnaire ; ils allaient l'être, le communiste était intrinsèquement expansionniste, le modèle soviétique avait en quelque sorte réduit sa voilure ou il avait été intimidé, mais les Chinois étaient vraiment radicaux. Puis, d'une manière ou d'une autre, la paix a été conclue avec la Chine ; ils se sont avérés être de meilleurs capitalistes, ils nous ont portés à travers toute cette pandémie ; et puis parce qu'ils sont une menace économique, et qu'ils peuvent produire des choses et ainsi de suite, ils sont maintenant la véritable cible, je pense, de ceux que nous appelions les néoconservateurs. Ils en parlaient d’ailleurs quand ils étaient républicains, avant de rallier l'establishment démocrate. La Chine était vraiment l'ennemi.

Et l'ironie ici est que la Chine, l'expansion chinoise, n'est plus nécessaire si les Chinois ont en fait une alliance et sont contraints de commercer avec cet immense bien immobilier appelé Russie, avec sa sous-population, des ressources incroyables, pas seulement du pétrole, tout ce qui manque évidemment à la Chine. Vous devez vraiment vous demander si nous ne parlons pas d'une Amérique comme d'une Rome en décadence, avec sa croyance selon laquelle vous pouvez d'une manière ou d'une autre tout contrôler à votre avantage et le rendre acceptable pour le monde, et que cela va durer.

Parce que c'est vraiment de cela dont nous parlons ici, c'est une notion d'assimilation de l'hégémonie américaine avec l'illumination, la civilisation, la démocratie, la liberté et quiconque la conteste,  – ce que fait clairement la Chine, et la Russie, certainement, – qui devien[nen]t[ l'ennemi de civilisation. C'est le message effrayant ici. C'est un peu l'empire romain devenu fou.

Professeur Michael Brenner :  Vous avez tout à fait raison, Robert. Et c'est la Chine que nous regardons par-dessus notre épaule. Et je veux dire, vous pourriez argumenter à plusieurs égards... Si vous regardez l'histoire chinoise, ils n'ont jamais été très intéressés à conquérir d'autres sociétés, ni à gouverner des peuples étrangers. Leur expansion, telle qu'elle était, était à l'ouest et au nord, et était une extension de leurs guerres millénaires avec les tribus en maraude d'Asie centrale, et face à cette menace constante. Et vous savez, ces barbares d'Asie centrale ont réussi quatre fois à percer et à leur apporter l'autorité centrale en Asie.

Ils n'ont donc jamais été dans le domaine de la conquête. Deuxièmement, oui... Il est donc assez facile et assez pratique de confondre les capacités militaires croissantes de la Chine avec ses prouesses économiques, et le fait que l'ensemble de son système, à tous égards, peu importe comment vous voulez l'appeler, – capitalisme d'État, superposition idéologique, peu importe, – et quoi qu'il en soit, pour se cristalliser, ce sera différent de ce que nous avons vu auparavant. Et c'est très menaçant. Parce qu'elle remet en question notre définition de soi comme étant en fait le point culminant naturel du progrès et du développement humain. Et soudain, nous ne le sommes plus ; et deuxièmement, le gars qui a pris une autre voie pourrait très bien... va certainement être en mesure de contester notre domination politiquement, en termes de philosophie sociale, économiquement et, secondairement, militairement.

Et il n'y a tout simplement – vous savez, nous ne censurons pas – il n'y a tout simplement pas de place dans la conception américaine pour ce qui serait réel et naturel pour des États-Unis qui ne seraient pas numéro un. Et je pense que c'est finalement ce qui motive cette anxiété et cette paranoïa à propos de la Chine, et c'est pourquoi nous n'avons pas sérieusement envisagé l'alternative. C'est-à-dire que vous développez un dialogue avec les Chinois qui va prendre des années, qui sera continu, dans lequel vous essayez d'élaborer les termes d'une relation, sur un monde qui sera différent de celui dans lequel nous nous trouvons actuellement, mais satisfera certainement nos intérêts et préoccupations fondamentaux ainsi que ceux de la Chine. Se mettre d'accord sur des règles de conduite, se tailler aussi des zones de convergence. Vous savez, un dialogue des civilisations.

C'est le genre de chose que Chas Freeman, l'un des diplomates les plus distingués, et qui fut l'interprète dans sa jeunesse de Nixon lorsqu'il se rendit à Pékin. Et il écrit et dit cela depuis sa retraite il y a 10, 12 ans, et l'homme est ostracisé, il est évité, il n'est invité presque nulle part pour parler, personne ne lui demande d'écrire un article d'opinion. En ce qui concerne le New York Times et le Washington Post et les médias grand public, il n'existe pas.

Robert Scheer :  À qui faites-vous référence ?

Professeur Michael Brenner :  Charles Freeman. Et il écrit toujours, et incroyablement intelligent, perspicace, sophistiqué, je veux dire, par des ordres de grandeur supérieurs aux sortes de clowns qui font notre politique chinoise aujourd'hui. Il a récemment publié un long essai époustouflant sur la nature et le caractère de la diplomatie. C'est donc le genre de personne qui pourrait, vous savez, être impliquée et aider à façonner le genre de dialogue dont je parle. Mais ces gens ne semblent pas exister. Ceux qui ont un tel potentiel sont marginalisés, c'est vrai.

Et au lieu de cela, nous avons pris ce genre de chemin simpliste en disant que l'autre est l'ennemi, qu'il est le méchant, et que nous allons l'affronter à tous les niveaux. Et je pense que cela va conduire, tôt ou tard, à la confrontation et à la crise, probablement à propos de Taïwan, qui sera l'équivalent de la crise des missiles cubains, et j'espère que nous y survivrons, car nous allons perdre un système conventionnel guerre si nous choisissons de défendre Taiwan. Et tous ceux qui connaissent la Chine disent que les dirigeants chinois surveillent de très près l'affaire ukrainienne et se disent, ah, peut-être que la Russie nous a donné un aperçu de ce que pourrait être la dynamique si nous allions de l'avant et envahissions Taïwan.

Robert Scheer :  Ouais. Eh bien, c'est bien sûr aussi la position des faucons : montrons-leur qu'ils ne peuvent pas, et embarquons-nous là-dedans. Mais en laissant cela de côté, nous allons conclure. Je veux dire que c'est votre voix, clairement quiconque écoute cela, j'espère que vous continuerez à bloguer et que vous reviendrez dans la mêlée, car votre voix est nécessaire. Je tiens à remercier le professeur Michael Brenner d'avoir fait cela. Je tiens à remercier Christopher Ho de KCRW et le reste du personnel pour avoir publié ces podcasts. Joshua Scheer, notre producteur exécutif. Natasha Hakimi Zapata, qui fait les présentations et la vue d'ensemble. Lucy Berbeo, qui fait la transcription. Et je tiens à remercier la Fondation JKW et TM Scruggs, séparément, pour nous avoir apporté un soutien financier afin de pouvoir poursuivre ce travail. Rendez-vous la semaine prochaine avec une autre édition de Scheer Intelligence.

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