Une “guerre” sourde se déroule autour d’un champ de bataille pour l’instant virtuel, nommé Ukraine. On assiste à une formidable “guerre de communication”, – plus qu’une guerre de la seule information tant est grande la complexité exotique, – où des alliances inédites de circonstance sont activées pour la séquence crisique actuelle.
On devrait mettre, je pense, comme symbolique de cette guerre de communication, deux interventions médiatiques importantes qui sont caractéristiques de cette sorte d’“alliance de circonstance”. Elles sont dirigées essentiellement contre le “parti de la guerre” aux USA, mais aussi dans une certaine mesure, – et c’est une nouveauté, – contre un éventuel “parti de la guerre” qui prendrait forme en Russie. Je crois qu’on peut avancer que jamais autant qu’aujourd’hui dans l’actuelle période (depuis 1989-91 et surtout depuis 9/11) ne sont apparues aussi nettement des fractures internes aux communautés nationales de sécurité des deux puissances (surtout aux USA), dérangeant complètement l’habituel jeu des ‘unions nationales’ dans une perspective de conflit.
• Aux USA, ce qui doit retenir notre attention c’est une intervention d’une experte reconnue, l’ancienne officier de la Defense Intelligence Agency Rebekka Koffler, spécialiste appréciée de la Russie et auteure d’un livre très documenté et faisant autorité sur les intentions supposées de Poutine : ‘Putin’s playbook : Russia’s secret polan to defeat America’.
Elle envisage dans un article de Fox.News du 27 novembre les possibilités de guerre entre la Russie et les USA via un conflit de la Russie avec l’Ukraine. Elle est largement citée et approuvée par le colonel Pat Lang sur son site ‘Turcopolier’, qui publie une partie importante de son article. Lang est un ancien de la DIA, comme Koffler, ce qui est bien assez pour nous indiquer l’analyse générale de la situation que fait le service de renseignement du Pentagone.
« En tant qu'ancien officier de la Defense Intelligence Agency (DIA) et spécialiste de la doctrine et de la stratégie russes ayant participé à des dizaines de simulation de guerre, sur le thème d’un conflit entre les États-Unis et la Russie, je suis gravement préoccupé par le risque élevé d’une entrée en guerre de Washington pour l'Ukraine.
» Si vous pensiez que 2 000 milliards de dollars et 6 000 vies américaines étaient un prix élevé à payer pour une issue sans victoire d'un engagement de 20 ans en Afghanistan, vous n'avez encore rien vu.
» Les coûts et les pertes des États-Unis dans une guerre avec la Russie nucléaire seraient catastrophiques. Une telle guerre est impossible à gagner et ne vaut pas la peine de sacrifier des vies américaines pour la mener. »
Du point de vue opérationnel, Koffler ne doute pas un instant que les USA seraient automatiquement entrainés dans une guerre si l’Ukraine, soutenu par les pressions alliées et l’encouragement de l’OTAN, voire un processus d’adhésion à l’OTAN, entrait d’une façon ou d’une autre en conflit avec la Russie.
Koffler n’est en aucun cas une ‘partisane’ de Poutine dans le sens d’une entente avec lui, ou d’une approche favorable au régime politique de la Russie ; son jugement (que certains “affectivistes” jugeraient favorable aux Russes) est donc purement analytique et réaliste. Sur le point qui nous occupe et qui la préoccupe, Koffler considère que la Russie est prête à faire la guerre aux USA, notamment pour interdire catégoriquement que l’Ukraine devienne un avant-poste des troupes US et de l’OTAN, que l’Ukraine entre dans l’OTAN, etc., parce qu’elle pense, assez justement me semble-t-il, que les Russes jugent cette occurrence vitale pour leur survie (“ligne rouge”). Sa vision est complètement globale, hors de la possibilité limitée du seul conflit Russie-Ukraine.
Elle envisage donc comme très possible le risque d’un conflit où les USA seraient impliqués, du fait qu’ils enverraient, s’ils n’en ont déjà au niveau de l’instruction des Ukrainiens, des troupes en Ukraine. Koffler croit fondamentalement à la doctrine des “lignes rouges” impliquant une riposte massive de la Russie si la “ligne rouge” d’une présence US/OTAN en Ukraine était franchie... On comprend qu’elle condamne bien sûr sans équivoque la possibilité que les USA se laissent entraîner dans un tel conflit, ce qui implique de sa part une condamnation tout aussi complète du “parti de la guerre” washingtonien au motif évident qu’ils est absolument contraire aux intérêts des États-Unis.
« L'envoi de troupes américaines sur le théâtre des opérations, dans l'arrière-cour de la Russie, serait interprété par le Kremlin comme un signe précurseur d'une éventuelle action cinétique des États-Unis contre la Russie. La présence même de forces américaines déployées si près d'un conflit augmenterait la pression sur Washington, qui vient d'être chassé d'Afghanistan, pour intervenir au nom de l'Ukraine.
» Une telle action inciterait Moscou à activer sa réponse préventive d’“autodéfense”, en ciblant le territoire américain par une attaque destructrice de guerre cybernétique et spatiale. Avec le récent test de frappe de missiles antisatellites de la Russie, Poutine a démontré la capacité de la Russie à paralyser les satellites américains, dont nous dépendons non seulement pour notre capacité de combat mais aussi pour d'innombrables usages civils.
» Poutine, qui craint de devenir la cible de la doctrine de Washington en matière de “changement de régime”, qui a coûté la vie à des personnes comme Saddam Hussein et Mouammar Kadhafi, est prêt à réagir de manière extrême. Une fois que les tirs auront commencé, la guerre pourrait très bien devenir nucléaire et impliquer des cyberattaques débilitantes sur le réseau électrique américain.
» Personne n'a été capable de gagner une guerre avec la Russie sur le sol russe. Il suffit de demander à Napoléon, en France, à Hitler, en Allemagne, et aux Suédois, dont l'armée a été démolie en 1709 par les soldats de Pierre le Grand.
» L’Ukraine fait-elle partie des intérêts vitaux de l'Amérique en matière de sécurité ? La sûreté, la sécurité, l’intégrité territoriale et la survie à long terme de l’Amérique dépendent-elles, même de loin, de l'Ukraine ? La réponse à ces deux questions est un “non” retentissant. »
• Du côté russe, il faut s’attacher à un article de RT.com, du même 7 novembre, qui cite Ivan Timofeev, directeur du programmer du Valdaï Club, et proche de Poutine comme il est indiqué dans l’article. Il ne fait ainsi aucun doute, selon ce que j’en peux juger, qu’il s’agit d’un texte approuvé par Poutine et représentant un “message” clair, – mais beaucoup plus à l’intention de ceux qui, en Russie, sont partisans d’une guerre limitée contre l’Ukraine et font pression sur Poutine pour cela. Il s’agit de montrer le peu d’intérêt qu’il y aurait pour la Russie à envahir l’Ukraine, et même l’enchaînement catastrophique que cela déclencherait pour la Russie, aux niveaux économique, politique, voire de la stabilité intérieure.
D’une façon très caractéristique et en complet contraste avec l’analyse de Koffler qui s’adresse aux partisans US de la guerre, il n’est pas question une seconde de l’extension du conflit à l’OTAN et aux USA, selon l’idée que la rapidité et l’efficacité de l’intervention russe occupant l’Ukraine jusqu’à Kiev, ne laisseraient pas le temps aux pays de l’OTAN de réagir. C’est alors, dit Timofeev, que la Russie se trouverait dans cette situation catastrophique, avec une occupation de la moitié de l’Ukraine à gérer, un complet isolement diplomatique et commercial, une réputation internationale ruinée...
Le principal du texte (anonyme) de RT.com, citant toujours Timofeev, détaille le scénario d’une attaque russe, d’une façon si précise qu’on est conduit à penser, – c’est mon cas, – que les informations viennent directement des services de planification des militaires, sur ordre de Poutine. Il s’agit de montrer la capacité et l’efficacité des forces russes, ce qui rencontre opérationnellement les partisans de la guerre tout en faisant la promotion théorique de la puissance russe, pour finir par détailler les conséquences indirectes catastrophiques de cette opération réussie : cas d’une victoire tactique conduisant à une défaite stratégique.
« Les coûts d'une guerre entre la Russie et l'Ukraine dépassent de loin les avantages. Elle comporte des risques importants pour l'économie, la stabilité politique et la politique étrangère russe, ne résout pas les principaux problèmes de sécurité, mais en crée de nombreux nouveaux.
» C’est ce qu'affirme Ivan Timofeev, directeur du programme du Valdai Club. Ce groupe de réflexion moscovite de premier plan est étroitement lié au président Vladimir Poutine. M. Timofeev, l'un des principaux experts russes en matière de politique étrangère, est sceptique quant à la possibilité d'un conflit, mais il a décrit comment une telle opération pourrait être menée. [...]
» La question se pose : pour qui et dans quelles conditions ce scénario est-il bénéfique ? Tout d'abord, il est attrayant précisément en tant que situation hypothétique plutôt que réelle. Sous cette forme, il permet de consolider l’Ukraine sur une base antirusse, de rechercher l’expansion de l’aide militaire occidentale et de justifier cette aide auprès de l'Occident. La menace de guerre et l’exercice de la puissance peuvent également être utilisés par la partie russe. Moscou montre qu'elle est techniquement prête pour un scénario radical et ne permettra pas que ses “lignes rouges” soient franchies. Ces “lignes rouges” incluent une solution militaire au problème du Donbass. En d’autres termes, le scénario a une signification pratique en tant qu’outil de guerre de l’information et de signaux politiques.
» Du point de vue de l'équilibre des avantages et des pertes, aucune des parties [Russie et USA] n’est intéressée par une véritable guerre. Par conséquent, il n'est guère utile de considérer le scénario de la guerre comme probable. Cependant, l’histoire connaît de nombreux exemples où des calculs rationnels n’ont pas réussi à mettre fin à l’escalade. Il ne reste plus qu’à espérer que ce ne soit pas le cas ici. »
• Une autre intervention est à signaler ici, celle de l’éditorial du site ‘Strategic-Culture.org’. Le texte revient sur le coup de téléphone des deux chefs d’état-major, les généraux Gerasimov et Milley, dont il a été déjà question dans ce ‘Journal’. L’interprétation du site concerne d’une façon générale la situation au sein de la direction de la sécurité nationale à Washington D.C., où l’on verrait principalement la bureaucratie du département d’État alliée à la CIA et à diverses forces d’influence hors du gouvernement, alliées pour pousser les Ukrainiens, voire les USA eux-mêmes, à un conflit contre les USA, tandis que le Pentagone serait opposé à tout conflit (ce qui rencontre la position d’anciens de la DIA, comme Koffler et Lang). Cette idée des militaires opposés à un conflit rencontre l’hypothèse que je faisais effectivement à cet égard, dans le texte référencé :
« Connaissant les conditions du pouvoir en Russie et aux États-Unis, je pense qu’on peut sans aucun doute nous tourner vers les USA. Le pouvoir washingtonien est aujourd’hui complètement éclaté, au contraire du pouvoir russe. Dans cette situation, avec des précédents montrant une évolution constante de pressions grandissantes des militaires sur le pouvoir civil contre des engagements militaires, voire des insubordinations camouflées (voir la saga de l’US Navy contre l’intervention en Iran en 2007, notamment avec l’amiral Fallon), les chefs militaires ont pris de plus en plus d’autonomie jusqu’à intervenir, comme c’est le cas ici, à visage découvert, ès qualité et dans des circonstances extrêmes et sans une investiture officielle du pouvoir civil, pour l’initiative considérable où les deux chefs suprêmes des armées se parlent directement. »
Le partage que fait ‘Strategic-Culture.org’ est assez cohérent, sans qu’on puisse situer tous les acteurs (par exemple, l’équipe Biden de sécurité nationale [le NSC] et éventuellement le président, s’il a un avis sur la question). D’autre part, comme il semble que nombre de documents “prouvant” les intentions agressives russes (des photos de satellites, des informations fuitées vers la presseSystème, évidemment belliciste comme à l’habitude) viennent d’entreprises privées gérant des satellites, le Pentagone apparaît disposer d’assez peu de sources propres à opposer à celles qui circulent avec l’estampiller “CIA”.
D’où l’hypothèse de ‘Strategic-Culture.org’, tout à fait acceptable dans cette foire d’affrontements fratricides qu’est Washington D.C., des Russes passant, via Gerasimov, des informations et des preuves photographiques de leur situation militaire à Milley. Ce ne sera certainement pas la première fois que les deux états-majors se transmettent des informations et des documents, pour renforcer la position du “partenaire” dans son propre gouvernement, si cette position rencontre les intérêts de l’“informateur”. La pratique fut courante durant la Guerre Froide.
« Lorsque le général Gerasimov s’est entretenu avec le général Milley, nous pouvons être sûrs qu’il a été expliqué à la partie américaine que les informations américaines promues par le département d’État et l’armée ukrainienne ne correspondent pas à la réalité. Nous pouvons être sûrs que les informations russes fournies à Milley peuvent être vérifiées comme étant objectivement exactes. Où sont les renseignements propres au Pentagone sur cette question, par opposition à la source d'une société privée ?
» Ici, c’est un aspect ironique de cette sombre situation. Milley est probablement mieux informé des prétendus développements ukrainiens grâce à son homologue russe, contrairement aux informations douteuses fournies par des éléments du ‘DeepState’ au sein du gouvernement américain. Des éléments qui, de surcroît, ont un intérêt néfaste à attiser un conflit avec la Russie.
» Milley a lui-même déjà exprimé des doutes quant à la conjecture d'une invasion russe. Le 3 novembre, il a déclaré qu'il ne voyait pas de menace d'agression russe contre l'Ukraine. Milley a raison de faire confiance à son instinct militaire. »
Quoi qu’il en soit de toutes ces complications, il se confirme qu’on est entré dans une novelle phase dans la crise ukrainienne. (C’est un prolongement inattendue pour les analyses officielles puisque toutes les projections allaient vers une intensification jusqu’au risque de conflit des USA avec la Chine, autour de Taïwan.) Désormais, les deux puissances nucléaires, USA et Russie, sont impliquées directement, hors de leur position jusqu’ici bien délimités de “second rideau”, de soutiens aux camps qu’ils favorisent. Il ne faut pas en prendre ombrage ni sombrer dans la panique, la chose n’est ni catastrophique, ni irrémédiable.
Les deux, – Russes et américanistes sans-masque, – se trouvent en contacts directs, avec les nuances d’affrontement au sein de leurs propres directions, menant donc une sorte de “guerre hybride de la communication”, sans “front” d’opposition, où les positions et les alliances se font et défont sans se dissimuler, et transfèrent en terre étrangère (mais pas trop regardante) les complications extraordinaires de certaines situation internes.
(Je parle évidemment pour bien 90% de ces constats de complications, de la situation interne de Washington D.C.)
Bien entendu, tout cela, cette situation pittoresque et rocambolesque, n’empêche rien, surtout dans le domaine de la maladresse et de la sottise humaines (« ...l’histoire connaît de nombreux exemples où des calculs rationnels n’ont pas réussi à mettre fin à l’escalade » : “Bien sûr ! Mais c’est bien vrai... ”).
Effectivement, puisque nous vivons des temps-devenus-fous...
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