01 juillet 2021

Bienvenue à Norilsk, la ville « la plus pourrie du monde »

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Quand j'ai envoyé Lëd, mon dernier roman, à mon principal contact dans la ville sibérienne de Norilsk, il a d'abord fallu près d'un mois pour que le colis arrive à destination. Jusque-là, rien de terrible. Mais quand Ivan le reçut, ce fut le début des ennuis - pour lui. Le service des douanes le contacta pour qu'il vienne le chercher en mains propres, l'occasion pour eux de le harasser de questions : d'où venait ce colis (de France, c'était marqué dessus), qui était l'expéditeur (c'était aussi marqué dessus), qui avait-il dedans (un livre donc), pourquoi lui avait-on envoyé (?), avait-il des contacts en Europe (la décadence), pourquoi, etc.

Le pauvre Ivan m'envoyait des messages angoissés depuis les douanes : tu es sûr qu'il n'y a qu'un livre dans le colis, rien d'autre ? Rien que des mots subversifs, lui répondis-je pour le rassurer. Nous savions que les douaniers ne savaient pas lire, encore moins le français, mais ça devenait une affaire d'Etat. Il manquait un tampon sur le colis, un tampon forcément très important - reliquat ou non de l'empire soviétique, les Russes sont très tampon. Vu la prison locale, je finis par dire au malheureux Ivan, soupçonné d'intelligence avec l'ennemi, qu'il ferait bien de laisser tomber ce foutu colis qui, de fait, disparut dans les limbes de l'administration sécuritaire.

Ancien goulag

Ivan est mon principal relais à Norilsk ; parlant un anglais parfait, il avait déjà traduit mon récit de voyage dans leur ville, quand les éditions Paulsen m'avaient envoyé là-bas, dans « la ville la plus pourrie du monde » - comme les charmantes éditrices me l'avaient présentée - en 2017. Pollution démente due à l'extraction minière (Norilsk, qui compte à peine plus de 200.000 habitants avec ses villes-satellites, pollue à elle seule autant que la France), espérance de vie de 55 ans, ancien goulag dont la mémoire n'intéresse personne, deux mois de nuit totale où les températures peuvent descendre à - 60 °C, j'avais découvert et surtout aimé, malgré ses avenues staliniennes et ses immeubles en guenilles, cette ville de tous les excès.

Norilsk est une ville aujourd'hui semi-fermée (du temps de Staline, personne d'autre que les prisonniers n'avaient le droit d'y venir), c'est-à-dire qu'on peut s'y rendre avec les tampons du FSB. J'avais eu ce privilège, ce qui ne se reproduirait pas après mon récit de voyage peu élogieux envers M. Poutine et sa clique - « mafia » étant le mot qui revient le plus souvent quand on demande aux Russes ce qu'ils pensent de Poutine et des services de sécurité.

Pluies acides

 Les habitants de la ville sont coincés dans un désert de glace où rien ou presque ne vit à 1.000 kilomètres à la ronde, infecté par les pluies acides (certains points d'eau ne gèlent pas malgré les froids terribles en raison des rejets chimiques provenant des usines de transformation du nickel). Pour aller sur le « continent », comme ils appellent le reste de la Russie, il faut avoir de la famille ou assez d'argent pour poursuivre ses études à Moscou ou Saint-Pétersbourg, ce qui est rare. Les gens naissent et meurent à Norilsk, trop tôt on s'en doute, et la majorité d'entre eux travaille pour la mine, Norilsk Nickel, qui gère tout, jusqu'à la culture et les médias locaux.

Caryl Férey. Le grand nord sibérien a inspiré au romancier deux ouvrages : le récit de voyages «Norilsk» (2017) et le roman policier «Lëd» (2021).S.Remael

Je n'ai passé qu'une semaine dans cette ville de dingues, mais tous les soirs au bar du coin, dans les bras des Russes. Les jeunes mineurs qui peuplaient le « Szaboy » n'avaient jamais vu d'étrangers, encore moins de Bretons buvant plus de vodka qu'eux - qui préféraient tourner à la bière, pour ne pas trop s'user. Des jeunes ô combien chaleureux, qui m'accueillirent avec une fraternité telle qu'en se quittant (ils avaient rouvert le bar en semaine pour moi et ma guide sur place), à peu près sûr de ne jamais se revoir un jour, les larmes étaient là, vite gelées vu la température printanière ( - 15 °C).

Trop de liberté

Mais je me trompais. Ivan ayant bravement projeté de me rendre visite en France, le bougre n'eut pas le droit de le faire (pas de visa pour la France, O.K. ? !) mais il avait de la famille à Rostov, sur le « continent ». Il put donc avoir un visa pour Rostov, de là un autre pour la Finlande (les deux pays ont des accords), et de là un troisième visa pour la France. Une échappée belle.

La surprise de le voir débarquer à Paris se transforma vite en circonspection, tant l'ours sibérien passa à nos yeux pour un psychopathe. Quand je l'amenais au resto du coin, me voyant discuter sur le trottoir avec un Sénégalais lors d'une pause cigarette, il se précipita vers moi, affolé : « Tu connais ce Noir ? ! » Quand je lui répondis que non, qu'on parlait juste de la beauté des femmes sénégalaises, Ivan me regarda de travers. Chez lui, si un inconnu t'apostrophe, c'est pour (en gros) te casser la gueule. Alors un Noir…

Le lendemain, pris ailleurs, je le lâchai dans le centre de Paris avec plan, smartphone et petit circuit touristique, de Notre-Dame aux jardins du Luxembourg : je pensais qu'il y passerait l'après-midi, mais il revint en nage, une heure plus tard. Il avait couru pour voir les sites et revenait, sain et sauf, sans y avoir mis les pieds :

« - Les flics ne vous cassent pas la gueule ?

- Heu… Non. »

Ivan a passé une semaine sous tension, alors que l'été 2018 battait son plein, se tapant la tête contre les murs après avoir passé une soirée à discuter avec un ami gay (Ivan n'avait rien remarqué et croyait qu'il allait attraper la maladie de l'homosexualité), vomissant le vin qu'il buvait comme la bière et s'étonnant qu'on ne lui casse pas la gueule pour ça, flippant quand je donnais la pièce à un réfugié dans la rue (il voulait lui casser la gueule), se méfiant de tout, surtout quand on faisait la fête à la maison sans que la police vienne nous casser la gueule… Le jour de son départ, je lui demandai ce qu'il retenait de son séjour en France. Sa réponse fusa : « Too much freedom. » Trop de liberté.

Ivan est revenu à Norilsk en héros.

Les internautes locaux ne sont pas dupes de la propagande des médias

Les copains avaient évidemment tous lu ce récit, Norilsk, cimentant le lien qui depuis nous unit. Ivan était déçu de ne pouvoir se jeter sur le roman, d'autant qu'il avait oeuvré pendant deux ans pour me fournir toutes les infos disponibles non seulement sur sa ville, mais aussi sur ce qui se passait en Russie pendant l'élaboration de Lëd - deux années où il me bombardait tous les jours ou presque d'anecdotes, d'articles de presse, de vidéos virales, de photos de Norilsk sous la neige ou prise dans le blizzard, et même d'interviews de locaux dans lesquelles, à ma demande, ils me racontaient leur ville.

J'avais lu quantité de choses sur la Russie et en particulier la Sibérie, où je camperai mon prochain roman. Les envois d'Ivan étaient édifiants : comme tout se vole en Russie et que les internautes locaux ne sont pas dupes de la propagande des médias, je découvrais la photo d'un pont enjambant un fleuve dont il manque un tronçon (on se demande au passage ce qu'a pu faire le voleur d'un bout de pont), des rubans de Scotch censés colmater les fissures d'un immeuble délabré (le ciment ou matériau avait été escamoté mais on tenait à faire bonne figure), des routes avec des trous d'affaissement béants (peu de routes sont terminées en Russie : le goudron ou le sable étant partiellement détournés par les responsables régionaux, on compte chaque année 30.000 morts sur les routes), etc.

Mes amis ne sont pas dupes non plus des reportages qui passent à la télé en prime time : on peut y voir des images d'émeutes en France et de voitures en feu, témoignage d'une vieille dame à l'appui, expliquant que l'Europe est un désastre, la France sans travail ni sécurité, que les gens en ont marre, etc. Un montage en réalité, où on avait passé des images de manifestations survenues deux ans plus tôt. Quant au témoignage (que les internautes traduisent pour s'amuser), la vieille dame parlait de la collection de timbres de son mari, haha. Et quand des journalistes étrangers leur font la remarque au sujet des fake news et autres détournements, la réponse des médias incriminés est simple : « Oui, tout est faux mais ça pourrait être vrai, et on donne aux gens les infos qu'ils attendent »…

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