C'était à Mourmelon, faubourg de Châlons-en-Champagne, dans les jardins du parc à chars. Je suis sergent et jeune chef de groupe de combat. Je viens d'arriver avec ma compagnie au sémillant camp de Mourmelon, une première pour moi. Un soir le capitaine me dit : « Mission pour toi : demain pour 8h, amener, garder puis gérer les explosifs au polygone de tir du camp ».
Le lendemain à 7 h me voilà prêt au départ. J’ai mis tout le matériel dans un camion et m’apprête à partir. Je vois un autre camion de la compagnie passer devant moi avec un sergent dont je sais qu’il va dans un champ de tir pas loin du polygone de tir d’explosif, ma destination. Je ne suis pas bien réveillé et je dis au conducteur : « C’est pas compliqué, tu suis le camion devant nous, il va sensiblement au même endroit que nous ». Je garde ma carte du camp de Mourmelon dans la poche de pantalon de mon treillis F1 en faisant attention qu'elle ne le déchire pas (les anciens comprendront).
Nous voilà partis, je ne fais pas très attention. On passe par un petit village mais on se retrouve tout de suite sur la « route circulaire » qui boucle tous les camps. On a l’autre camion en ligne de mire. Et puis là, c’est le drame.
Le camion devant nous fait 1/2 tour. Je ne comprends pas pourquoi mon pote se fait discret en passant à notre hauteur. Là intervient le biais de cohérence pour la 1ère fois. Il me faut une explication. Je la trouve : il a dû oublier quelque chose. Ça colle à tous mes critères, je ne réfléchis pas plus loin.
Pour le coup, je suis obligé de sortir ma carte et de me repérer et c’est là qu’intervient (musique qui fait peur) la dissonance cognitive. J’ai un peu de mal à faire coller ce que je vois du terrain avec la carte. Qu’importe, il faut que ce soit cohérent : je plie donc ce que je vois à ce que je crois. Je finis par trouver des choses qui ressemblent à ce qu’il y a sur la carte, ou plus exactement je ne sélectionne que celles qui vont dans mon sens (biais de confirmation) et…j’arrive au polygone de tir.
Bon il n’est pas tout à fait au bon endroit mais ça peut coller en estimant que la carte est fausse. Solution que j’adopte immédiatement, il m’apparaît de toute façon impossible qu’il en soit autrement.
Je débarque le matériel et j’attends, j’attends. La 1ère section ne vient pas. Vite une mise en cohérence. Seule possibilité : « Ils sont en retard ».
Je reçois finalement un appel du chef de la 1ère section, mon chef :
- Tu es où ?
- Tu es où ?
- Ben au polygone.
- Non, on y est au polygone.
A ce stade, je suis tel l’adepte de la secte Keech qui s’aperçoit que contrairement à ses croyances, le monde n’a pas été englouti à minuit et qu’aucune soucoupe volante n’est venue le sauver (cf. Léon Festinger).
Il me faut vite une nouvelle explication. J’esquisse dans ma tête un « vous vous êtes plantés » (toujours justifier la cohérence de son action par l’incohérence de celle des autres) mais je n’ose la sortir. Je dissone complètement.
Mon chef me suggère alors une hypothèse :
-Tu ne serais pas au camp de Suippes, par hasard ?
-Le camp de ?
-Le camp de Suippes, celui qui colle au camp de Mourmelon.
-Je suis tenté par un « non » mais je me retiens.
Rétrospectivement, tout s’éclaire autrement.
Il m’en coûte mais je suis obligé de reconnaître cette fois que je me suis planté. Je rentre piteusement à Mourmelon. J’ai foutu en l’air la séance d’entrainement. Arrivé à la popote, le capitaine m’attend avec une boussole géante en carton qu’il me remet officiellement.
Une fois la honte bue, au sens premier. Je fais mon petit retex
Il peut donc y avoir deux camps accolés en France.
Ce que je sais n’est rien par rapport à ce que j’ignore.
Les opinions ça colle, les certitudes ça colle beaucoup. Il y a plusieurs types de colle : l’autorité, la révélation, la preuve sociale (tout le monde le fait) et l’analyse. La dernière est la meilleure mais elle coûte cher en temps et efforts. On ne peut l’utiliser pour tout.
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