28 mai 2020

Le visage probable de la géopolitique post-Covid


Un travailleur de la santé pendant une pause à l’extérieur de l’hôpital Elmhurst lors de l’épidémie de la maladie à coronavirus dans le quartier Queens de New York, le 6 avril 2020. REUTERS / Eduardo Munoz

La structure géopolitique internationale post-Covid pourrait ressembler à celle qui a suivi la pandémie la plus meurtrière qui ait jamais touché le monde – la Peste Noire très contagieuse du 14ème siècle.

La peste bubonique a tué entre 75 et 200 millions de personnes en Asie, en Europe et en Afrique du Nord. On pense qu’elle a été transportée par des parasites des puces du rat qui ont voyagé en Europe et au Moyen-Orient d’abord par la route de la soie depuis la Chine, puis sur des navires marchands génois naviguant depuis la Crimée. Les puces se sont propagées de leurs hôtes rongeurs aux humains. Un lien étrange avec Covid-19 est que les premières victimes de la Peste Noire habitaient dans la province de Hubei, dans la ville de Wuchang, aujourd’hui Wuhan, 80% de la population a été touchée.


Enterrement de victimes de la peste à Tournai en Belgique. Crédit Wikipédia

À la fin de 1346, l’Inde s’était largement dépeuplée et des cadavres auraient couvert la Tartarie, la Mésopotamie, la Syrie et l’Arménie. En 1345, Damas enregistrait 2 000 décès par jour. En 1349, la peste s’était propagée à travers l’Italie, la France, l’Espagne, l’Allemagne, l’Angleterre, l’Écosse, l’Irlande, la Norvège et même au loin en Islande et au Groenland. Seules les régions qui commerçaient peu ont été relativement épargnées. Celles-ci comprenaient la région basque et des poches isolées dans les montagnes des Alpes, des Pyrénées et de l’Atlas. La peste est revenue lors de vagues suivantes aux XVe et XVIIe siècles. La France a perdu un million de ses habitants en seulement quatre ans, entre 1628 et 1631.

Sans un vaccin approprié pour repousser la Covid-19, le monde pourrait subir les mêmes effets que la Peste Noire a entraînés sur la géopolitique, le commerce, l’économie et les structures sociales.

La Peste Noire a vu des citadins fuir vers la campagne, des magasins fermer leurs portes et des médecins refuser de voir les patients. La peste bubonique s’est également transmise vers d’autres animaux. Les humains ont infecté les chèvres, les moutons, les vaches, les porcs, les chiens, les chats et les poulets et vice versa. Jusqu’à présent, la Covid-19 aurait infecté des chiens, des chats, des lions, des tigres et des visons.

Tout comme avec la recherche actuelle d’un bouc émissaire à la Covid-19, les Asiatiques, les Musulmans, les Juifs et d’autres minorités, ont été blâmés pour avoir apporté la Peste Noire, et souvent massacrés. Parmi les personnes ciblées au 14ème siècle comme responsables de la maladie figuraient des juifs, des roms (gitans), des étrangers en général, des pèlerins religieux, des sorcières, des mendiants, des lépreux et des moines catholiques. Les communautés juives de Strasbourg, Mayence et Cologne ont été décimées.

Tout comme avec la Covid-19, les «remèdes miracles» étaient abondants pendant la Peste Noire. Les traitements inefficaces comprenaient la saignée et le drainage des bubons au scalpel. Un remède suggéré était de boire un mélange de lait et de gousses d’ail. D’autres ont consisté à boire une solution d’os de poulet moulus ou d’eau froide mélangée à du vinaigre. D’autres remèdes consistaient à brûler de l’encens mélangé à la myrrhe, l’aloès basilic, l’ail et les feuilles de vigne ; inhaler les fortes odeurs des latrines pour surmonter les «vapeurs» infectieuses de la peste ; laver les murs avec une solution d’eau et de vinaigre ; et maintenir un régime de pain de blé et d’agrumes, tout en évitant la viande rouge. Ceux qui croyaient que la peste était une punition de Dieu se sont engagés dans des processions d’auto-flagellation à travers les villages et les villes. Aujourd’hui, certains dirigeants mondiaux ont préconisé l’eau de javel et les désinfectants, la vodka, les toniques à base de plantes, les ultraviolets et la lumière du soleil pour soigner la Covid-19.

Les autorités de Venise ont commencé à exiger que les équipages des navires arrivant soient maintenus à bord de leurs navires pendant 40 jours – ce qu’on a appelé une «quarantaine». La pratique continue à ce jour comme méthode utilisée par les autorités de santé publique pour arrêter la propagation d’une contagion.

Avec le manque de travailleurs valides, les prix des produits de base et le coût du travail ont rapidement augmenté à mesure que la peste se propageait à travers l’Europe et l’Afrique du Nord. Avec des serfs capables de négocier les conditions de leur travail auprès des propriétaires terriens, le système féodal est devenu une victime collatérale de la Peste Noire. Les travailleurs sont devenus libres de proposer leurs services au plus offrant et le salaire moyen a ainsi doublé. Une main-d’œuvre mobile est rapidement apparue.

Les conséquences de la Peste Noire ont créé un climat politique de méfiance envers les autres, y compris envers les voyageurs étrangers, les commerçants et les manipulateurs d’argent. Personne ne voulait un retour au 14ème siècle, qui a été qualifié en Angleterre de «méchant, brutal et court». En Angleterre, le religieux John Wycliffe a remis en question l’autorité du Pape et a plaidé pour la prééminence de la Bible. Wycliffe a été jugé pour hérésie en 1377, mais Jean de Gaunt, le fils cadet du roi et meilleur conseiller de son père, a défendu Wycliffe et a précisé que le roi exige également davantage d’impôts du clergé. La Peste Noire a ouvert la voie à la Réforme protestante en Angleterre deux siècles plus tard.

Edward III était, au début de la peste, une sorte de Donald Trump de son époque. Il a insisté pour organiser des tournois au château de Windsor et dans d’autres endroits en Angleterre, même si certains de ses conseillers royaux ont appelé à la prudence face à la Peste Noire qui balayait l’Angleterre. Les tournois d’Edward comprenaient des joutes, des festins, des danses, ainsi qu’un autre ajout indésirable – la transmission de la peste bubonique par le biais de contacts sociaux étroits. Ce n’est que lorsque la fille du roi, la princesse Joan, qui était en route vers l’Espagne pour épouser, à 14 ans, le prince héritier Pedro de Castille, est décédée de la peste qu’Edward a pris note de la gravité de la maladie et que «manger, boire, et être joyeux » ne faisait qu’accélérer le dépeuplement de son royaume.

Joan, décédée à Bordeaux, en France, était l’enfant préféré d’Edward. Quand la femme bien-aimée d’Edward, la reine Philippa, est aussi morte de la peste, Edward a vu que son règne était en grand danger. Il a institué l’anglais, et non le français, comme langue officielle de son gouvernement, et il a accepté de s’adresser personnellement au Parlement, ce qu’il avait auparavant essayé de contourner à chaque occasion. Ce qui s’est passé avec la famille royale anglaise s’apparenterait à Trump devant faire face à la mort par la Covid-19 de sa femme, Melania, et de sa fille préférée, Ivanka.

En réponse à la Peste Noire, de nombreux monarques ont interdit l’exportation de nourriture, ainsi que le marché noir. Les populations ont eu tendance à faire davantage confiance aux autorités locales pour des besoins fondamentaux tels que la nourriture, l’eau potable, les vêtements, les services funéraires et les soins médicaux tels qu’ils existaient. Certaines autorités locales ont établi des hôpitaux pour les pestiférés, construit des lazarettos – ghettos de quarantaine – établi des cordons sanitaires, fermé les frontières et exigé le port de masques. Certains dirigeants locaux ont mis en place un réseau d’agents du renseignement pour avertir leurs gouvernements des éruptions de peste dans d’autres pays. Les actions décisives du Doge de Venise pour mettre en quarantaine les équipages de navires arrivant et créer des conseils de santé publique, le bouclage de Milan par le conseil de Visconti alors au pouvoir, et même les hors-la-loi armés qui gardaient Bristol, en Angleterre, pour repousser ceux qui auraient pu être infectés ont gagné une confiance accrue, de la part du public, dans leur autorité locale.

En Afrique, les populations vivant le long du Nil, où la peste a été introduite par des esclaves et des commerçants arabes, ont abandonné leurs villes sur les fleuves, y compris Assiout, et ont fui vers des régions éloignées du Nil pour échapper à la pandémie. Le savant et historien arabe, Ibn Khaldun, a écrit qu’un esprit «asabiyya» protégeait certains Nord-Africains de la peste. Il a défini l’«asabiyya» comme un attachement communautaire à la terre, que ce soit le désert du Sahara ou les montagnes de l’Atlas. Ibn Khaldun souligne que l’autosuffisance, et un engagement partagé envers la tribu, sont ce qui a sauvé les Bédouins, les Sanhaja du Sahara et les Berbères dans la chaîne de montagnes de l’Atlas. Le même degré d’autosuffisance et d’indépendance a été observé dans certaines régions de la Belgique, de la Suisse, de la Bohême et de la Pologne, ainsi que dans les cités-États du golfe du Bénin en Afrique de l’Ouest qui devaient allégeance au royaume yoruba d’Ijebu. Ce sont des endroits où la Peste Noire a eu peu, ou pas d’impact.

Nous constatons aujourd’hui le même recours aux autorités locales. Les gouverneurs des États fédérés, aux États-Unis, au Brésil et au Mexique sont approuvés par la population face aux dirigeants du gouvernement central. Les groupements régionaux d’États américains – dans le nord-est, le Midwest et la côte ouest – se sont intensifiés pour gérer la politique de la Covid-19 en l’absence de toute direction claire de l’administration Trump. Ce soutien au gouvernement local se retrouve dans les sondages qui montrent que 59% des Américains jugent la réponse au Covid par leurs gouvernements locaux «excellente» ou «bonne». Les chiffres diminuent considérablement lorsqu’ils sont interrogés sur la réponse de l’administration Trump.

La même appréciation pour les autorités locales et étatiques existe en Inde. Fin avril 2020, les États de Goa, Sikkim, Nagaland, Arunachal Pradesh, Manipur et Tripura ont été déclarés indemnes de la Covid-19. Ces États indiens et d’autres qui voient une diminution des infections feront tout leur possible pour que cela continue. En Inde et dans d’autres pays, les contrôles aux frontières intérieures, les contrôles de santé des voyageurs, l’augmentation des autorités de police locales et d’autres mesures peuvent devenir permanents. Et avec un tel contrôle local et régional viendra une demande populaire insistante pour la dévolution d’autres pouvoirs aux autorités locales, y compris la santé publique, la fiscalité, le commerce, les permis de résidence et d’autres domaines.

Le concept «asabiyya» d’autosuffisance pour se prémunir contre les phases répétées de Covid-19 et d’autres pandémies peut finalement conduire à la formation, ou à la re-formation dans certains cas, de la cité-État indépendante et d’autres politiques qui auraient pour priorité absolue la santé et la sécurité de leurs populations, qu’elles soient dans des zones urbanisées comme Hong Kong, Singapour, Dubaï, Venise, Barcelone, New York, Londres, Gaza, Aden, Labuan, Sao Paulo, Istanbul, Mumbai, Karachi, Bangkok, Saigon, Shanghai et Lagos ou des régions et territoires distincts comme le Pays basque – qui a réussi à sortir de la Peste Noire pratiquement indemne – l’Écosse, le Kerala, la Flandre, Porto Rico, Sarawak, Sabah, les Samoa américaines, Zanzibar et Mindanao.

Les activités du bloc commercial de la Baltique, la Ligue hanséatique, ont été largement suspendues pendant la Peste Noire du 14e siècle. Nous assistons déjà à la suspension de certaines activités de l’Union européenne. Bien que la Ligue hanséatique ait existé sur le papier jusqu’au XIXe siècle, l’Union européenne peut suivre ses traces et devenir un simple simulacre d’organisation, rien de plus qu’un concept suranné et inefficace dans un monde post-pandémique [Comme le Saint-Empire romain germanique, créé en 962, qui n’a formellement disparu qu’en 1806, NdT]. Il convient également de noter que les économies de la Ligue hanséatique et des républiques maritimes, Lübeck, Hambourg, Dantzig, Amsterdam, Venise, Gênes et Florence, se sont développées plus rapidement que les monarchies nationales comme la France, l’Angleterre et l’Espagne au lendemain de la Peste Noire.

Tout comme la Peste Noire a modifié le cours de l’histoire du monde, la Covid-19 le pourrait aussi. Il existe, sur la Terre, quelque 5 000 zones géographiques habitées par des peuples homogènes. S’ils décident qu’ils ne veulent plus se trouver placés à la fin de la ligne d’approvisionnement pour recevoir une assistance médicale, ou autre, de la part de leur gouvernement central, pendant une pandémie, ils peuvent choisir de faire cavalier seul.

Wayne Madsen

Traduit par jj, relu par Kira pour le Saker Francophone

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