Cependant, toujours positive, elle s’est dit, la brave femme qu’il existait peut être à notre époque fabuleuse des moyens électroniques de remédier à ce genre de lacune. Ayant vaguement entendu parler d’apéro-skype, elle s’est imaginé dans sa ford intérieure – comme disait Béru- qu’une issue pourrait sans doute se trouver par là-dessous. A défaut de présence réelle, la réalité virtuelle constituerait peut être un pis-aller acceptable, bien préférable en tout cas au mortel ennui engendré par la vacuité bistrotière, les chaises antiques retournées sur des tables en bois de l’autre siècle, le silence des bouteilles qu’on ne vide plus et la sinistritude de lieux conçus pour la convivialité, désormais aussi mornes et déserts que le cimetière de Trounaze. Thérèse, faute de mieux, s’est donc rabattue sur votre serviteur, téléphoniquement s’entend, afin qu’il l’aidât à mettre au point le Troquet-Digital dénomination que nous trouvâmes en commun, histoire de bien caractériser le truc et de lui conférer une sorte de dynamique siliconevallesque propre à émoustiller la clientèle. Sauf que la moyenne d’âge de cette dernière la rapprocherait plus du télégraphe de Chappe que des dernières évolutions de la hi-tech numérique. Toutefois, comme rien n’interdit l’audace, fût elle un peu à contre-courant de l’état d’esprit dominant, et comme, de toute façon, seul le résultat comptera, nous nous lançâmes ainsi à corps perdu dans la conception du projet.
Le défi n’était pas mince, vu le taux d’équipement de nos petits camarades en technologies de pointe, j’ai déjà eu l’occasion de vous en parler. Il a donc fallu renoncer immédiatement à passer par les applications de visioconférence, lesquelles, certes, eussent pleinement satisfait aux contraintes de l’apéro virtuel, pour se rabattre sur le seul équipement universellement répandu chez les familiers de chez Thérèse, j’ai nommé le téléphone. On n’aura pas l’image, tant pis, il suffira de bien chiader le son! Nous avons donc posé le problème dans les termes suivants: qu’est-ce qui caractérise le type de réunion que nous pratiquions avant l’arrivée de cette cochonnerie chinetoque? Alors, tout d’abord la conversation! De ce côté pas de problème, le téléphone ça doit le faire, pour ce qui concerne au moins le petit cercle des habitués, on connaît les voix. En conséquence, on parviendra sans problème à distinguer une connerie proférée par Jean Foupallour d’une imbécillité avancée par Marcel Grauburle, cela ne devrait pas offrir la moindre difficulté. Premier problème, résolu! Nous avions déjà progressé. Restait que les réunions de comptoir, produisent un certain nombre de sons caractéristiques indissociables de la conversation et nécessaires à celle-ci, afin qu’elle se développe dans un environnement idoine et engageant. Je veux parler, notamment du glou-glou des boissons que la patronne verse, du chuintement gracieux produit par la machine à fabriquer les demi-pressions du vieux Maurice, du tintinabulement cristallin des glaçons s’entrechoquant dans les verres de pastis, voire du whisky Mac Ron, cher à Maître Jean Trentasseur, de la déflagration joyeuse qui accompagne la mise en perce d’une bonne roteuse…Bref, l’ensemble des bruits d’ambiance si indispensables à l’atmosphère bistrotière des heures d’apéro.
Nous passâmes donc, Thérèse et moi, une grosse demi-journée à essayer les différents bruitages propres à créer l’environnement sonore crédible du Troquet-Digital. Succès complet garanti, Thérèse ayant tous les accessoires à portée de main pour bruiter à la perfection. Pour ma part, lorsque le son me semblait correct, je l’enregistrais scrupuleusement afin de passer au suivant. Je précise, pour bien marquer le caractère professionnel de nos travaux, que ma vieille copine s’est successivement servi quatre demis, trois pastis, un douzaine de verres d’eau à la carafe, deux Mac Ron on the rocks, sans parler de la bouteille de champagne dont le bouchon sauta, dieu merci, du premier coup en produisant la petite explosion escomptée. La malheureuse se lamentait de gâcher toute cette marchandise… je crois bien, l’ensemble de ces opérations s’effectuant par téléphone et sans image, qu’elle ne put résister à taper au moins dans la roteuse, son élocution biscornue sur la fin du parcours, tendait à le laisser penser. Mais il ne me resta plus, ensuite, qu’à mixer, ce que je fis aussi bien que je pus (mais non, pas « pue », « pus »!) dès le lendemain matin, avec un succès frisant la perfection, qui l’eût cru!
Restait cependant le cœur du sujet, le côté concret des choses, je veux dire la picole, quoi, le principe de base des assemblées autour du zinc. Là, évidemment, gros souci, comment on fait? Car le truc repose bien évidemment sur des verres bien réels, remplis sur le terrain, face à l’ennemi, à découvert et sans aucune possibilité d’équivalent virtuel. Alors nous est venue l’idée du portage à domicile!
Il existe dans le quartier un jeune livreur à vélo, auto-entrepreneur, s’il vous plaît, dont la disponibilité et la célérité font merveille, Moustafa, il s’appelle, c’est vous dire l’intérêt qui s’attache à lui confier des verres d’apéro, ce n’est pas lui qui irait les boire en douce. Nous interrogeâmes donc le professionnel en question sur le point de savoir si la nature des missions susceptibles de lui être confiées par nos soins, se trouverait en adéquation avec ses compétences livratrices. « Faut voir » répondit-il, « mais j’dis pas non… » Partant de là, ce n’était plus qu’une question de logistique. L’idée qui se fit jour consistait à servir les apéros dans des verres, ensuite obturés grâce à du film de cuisine, marqués chacun au nom et adresse du pochetron destinataire et placés dans un casier compartimenté à l’aide de carton fort, empêchant ainsi toute dérive nuisible à la bonne conservation des boissons. Partant de là, roulez petit bolide, rendez vous fut pris pour le lendemain soir avec le vieux Maurice, Foupallour, Grauburle, Blaise Sanzel et Maître Trentasseur, afin d’expérimenter en grandeur réelle, la validité du concept.
A l’heure dite, sur les choses de 18h30, Moustafa se pointait chez Thérèse, alors que dans le même temps, les participants expérimentateurs, branchaient leur téléphone sur le N° de téléconférence retenu par nos soins. Chacun ayant commandé sa boisson favorite, la patronne servit, filma (ben oui, il paraît qu’on dit comme ça), emballa dûment les conso, et lança le cycliste sur la piste des copains buveurs.
Et figurez vous que le système fonctionna à merveille. Bien sûr il y eût un minimum d’attente, mais pas trop, car Moustafa à vélo, c’est un peu comme Armstrong (le coureur, pas l’alunisseur) à son époque surcompressée, un météore! Tout se déroula donc comme prévu, avec une conversation certes un peu moins animée qu’à l’habitude. L’accoutumance manquait, bien sûr, mais elle viendrait avec l’expérience…
Après cette première tournée, celle de la patronne, il me revint l’honneur de proposer la deuxième. Normal et prévu au programme, Moustafa se tenant toujours prêt, vélo en main, pour effectuer les livraisons dûment muni de son attestation règlementaire et de ses justificatifs professionnels. Rebelote, si j’ose dire, le jeune homme repartit, livra encore plus vite que la première fois, il connaissait le chemin désormais, et revint au bercail avant même que nous n’ayons liquidé la tournée. Une réussite éclatante!
C’est alors que le vieux Maurice décida de programmer la sienne. Cheminement normal des choses. Le livreur sachant livrer repartit de plus belles muni de son précieux chargement…hélas les choses alors, tournèrent au drame!
Arrivé chez Grauburle, il se vit alors accueilli par Germaine, la mégère conjugale de ce dernier. La daronne, courroucée par les deux premières tournées, ne put en effet supporter la troisième! « Toi le sale raton, fit-elle au malheureux Moustafa, tu vas me foutre ton camp et plus vite que ça, espèce d’abruti à venir casser les burnes aux braves-gens et à l’heure du souper, en plus! » Et s’étant munie d’un balai de fort lugubre aspect, elle te lui en balança un grand coup en plein dans la boîte à couscous, au point de déséquilibrer le malheureux, lequel se paya, en glissade dorsale, une bonne volée de ces raides escaliers dont abonde la vieille ville!
…Nous ne revîmes jamais Moustafa, ce qui mit, hélas, un terme prématuré au concept, pourtant génial, du Troquet-Digital. De profundis!
Espérons qu’ils ne tarderont pas trop à déconfiner les bistrots…
Bonne semaine à tous, conservez vous bien attentivement.
Et merde pour qui ne me lira pas.
NOURATIN
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire
Remarque : Seul un membre de ce blog est autorisé à enregistrer un commentaire.