07 avril 2020

Crozier & Covid-19 contre Trump


La saga du commandant du USS Theodore Roosevelt se poursuit avec l’annonce que le capitaine de vaisseau Brett Crozier a été testé positif au virus Covid-19, donnant ainsi une touche personnelle émotionnelle et que l’on qualifierait presque d’héroïque sinon de tragique, à une affaire qui s’avère plus significative que simplement symbolique ou marginale à la pandémie. En fait, une “affaire” qui est presque une “crise”, – déjà ! – qui est dans tous les cas en train de prendre une allure de crise, dans tous les cas comme illustration symbolique et significative à la fois des rapports extrêmement ambigus entre les militaires et Trump... Dans ces temps explosifs, cela n’est certainement pas indifférent.

L’on dit bien “les militaires” (et Trump), c’est-à-dire les chefs, les cadres et les soldats eux-mêmes, et non pas le Pentagone en tant que tel, dans la mesure où la direction civile du département de la défense s’avère dans cette affaire assez inconsistant et sans ligne directrice bien arrêtée sinon celle d’intérêts personnels divers. Ce n’est sans doute pas un hasard si les deux personnalités civiles impliquées dans l’affaire, le secrétaire à la défense Esper et le secrétaire à la Marine par intérim Modly, sont tous deux d’anciens lobbyistes pour l’industrie d’armement et toute cette sorte de milieux où la valeur se mesure en dollars et rien d’autre, c’est-à-dire sans la moindre conviction politique ni vision stratégique.

Il s’avère donc à cet égard que, durant les péripéties qu’ont connues jusqu’ici le USS Theodore Roosevelt et le capitaine de vaisseau Crozier :

• Modly semble d’abord avoir favorisé Crozier, qui avait averti sa hiérarchie des problèmes Covid-19 du porte-avions. Modly lui avait communiqué son numéro personnel de portable, signifiant par là qu’il encourageait Crozier à le contacter directement en cas de besoin (ce qui lui est aujourd’hui reproché, – d’avoir agi “en-dehors de sa hiérarchie”) ;

• ensuite, Modly a changé complètement de position, après la fameuse lettre, lorsqu’il a été avisé que Trump voulait une sanction sévère contre Crozier. Modly semble dès lors, – numéro de portable personnel ou pas, – avoir coopéré avec zèle avec le président, dans l’espoir d’être désigné secrétaire à la Marine “à temps plein” ;

• Esper a d’abord soutenu Crozier dans cette querelle, puis il a fait comme Modly, il a changé sa position lorsqu’il est apparu que Trump voulait le scalp de Crozier ;

• Les deux principaux chefs militaires, le chef d’état-major de la Navy (Chief of Naval Operations), l’amiral Gilday, et le président du comité des chefs d’état-major, le général Milley, étaient et sont du côté de Crozier et ont donc été de facto désavoués par leur ministre et leur hiérarchie civile ;

• D’une façon générale, il semble acquis que la plupart des cadres militaires (officiers) aussi bien que les troupes et équipages, sont du côté de Crozier.

Comme on le voit, cette situation implique une réelle rupture entre l’armée dans son sens le plus large et en tant que telle, et le pouvoir politique (Trump et ses ministres) dont on ne peut dire qu’il soit particulièrement en position de force. Le président est le bouffon de communication que l’on sait en nombre de matières, notamment les matières militaires, et ses ministres apparaissent comme des opportunistes intéressés par leurs seules carrières. Personne ne sera vraiment surpris.

Autre élément important : le mouvement public, notamment des commentateurs et des experts, est largement favorable à Crozier, dans une affaire où l’aspect émotionnel et affectif est largement du côté de l’officier de marine dans une crise qui affecte le pays tout entier. On a remarqué notamment les interventions des amiraux à la retraite Stavridis, ancien SACEUR (commandant en chef des forces de l’OTAN), et surtout Mullen, en faveur de Crozier. Mullen fut CNO puis président du comité des chefs d’état-major et, à ce titre, il joua un rôle très important dans la politique militaro-politique de containment (!) des tentatives de guerre contre l’Iran développées en 2006-2008 par les plus radicaux de l’administration GW Bush (Cheney et les neocons dans et autour de l’administration). La situation était par ailleurs différente puisque, dès le départ de Rumsfeld en novembre 2006, Mullen eut un secrétaire à la défense (Gates) avec lequel il s’entendit parfaitement, et qui appuya lui-même toutes les initiatives pour freiner les entreprises guerrières des hyper-faucons de l’administration.

Aujourd’hui, à l’occasion de cette affaire, on peut mieux apprécier combien les bruits de désaccord entre militaires et civils à propos du Venezuela sont fondés. Les militaires, et particulièrement les marins, sont très mécontents des projets de pression militaire de Trump contre le Venezuela, notamment avec un rassemblement d’unités navales au large de ce pays. Les militaires savent que cette affaire n’a pour Trump qu’un seul but : tenter d’écarter l’attention de l’opinion publique de la seule crise-Covid19 en fomentant un petit simulacre de crise plus ou moins armée avec le Venezuela ; l’essentiel pour Trump, d’une façon grotesque par l’absence de la moindre dissimulation à cet égard, est purement et simplement sa réélection.

Les marins, mais aussi les autres forces, sont aujourd’hui particulièrement préoccupés par les effets de la pandémie Codiv-19 sur leurs capacités, et l’on comprend alors combien Crozier est d’autant plus populaire et symbolique, et combien une possibilité de conflit avec le Venezuela n’est absolument pas favorisée par les chefs militaires. Ainsi se met en place un antagonisme, dans lequel les militaires reprochent au pouvoir civil et au président particulièrement une absence de capacité sinon d’intérêt dans la lutte contre Covid-19, – que ce soit pour eux-mêmes et pour leurs forces, que ce soit si l’on fait un effort de spéculation pour le peuple américain.

Avec ce dernier point, on arrive en effet à retrouver le terme de la spéculation développée par ailleurs, selon laquelle, dans certaines circonstances toujours largement évoquées, les militaires pourraient se juger investis de la mission de prendre en main les rênes du pouvoir aux USA, par exemple sous un régime de loi martiale. On note que tous les composants de cette possibilité sont présents; qu’il s’agisse d’un antagonisme direct entre les militaires et un pouvoir civil jugé incompétent et corrompu dans son entièreté ; qu’il s’agisse de la crise-Covid19 qui est d’autant plus au centre de la polémique autour du capitaine de vaisseau Crozier, avec presque une touche d’héroïsme venu du ciel de la modernité, que ce dernier est atteint de l’infection du virus, après avoir perdu son commandement en défendant ses marins contre cette infection.

Par conséquent, on considérera que la “crise-Crozier” (on peut donc quasiment la désigner comme telle) s’insère parfaitement dans les signes des temps, pour fournir une piste permettant à un paroxysme de s’établir à propos du pouvoir aux USA, selon l’évolution de la crise-Covid19 & conséquences. On trouvera ci-dessous un long article de WSWS.orgsur les derniers développements de l’affaire, en notant que parmi les contradictions internes que suscite la situation aujourd’hui, on trouve les neocons (tel Abrams, chargé de la déstabilisation de l’Amérique du Sud au département d’État) hyper-partisans de la force militaire, en désaccord avec les militaires à propos de la politique de pression agressive de Trump contre le Venezuela.
dedefensa.org

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Captain Crozier infecté par Covid-19

Le commandant du porte-avions qui a demandé l'évacuation de son navire en raison d'une infection généralisée par le COVID-19 a lui-même été testé positif au coronavirus, a-t-on rapporté dimanche après-midi.

Le capitaine Brett Crozier a été démis de ses fonctions de commandement sur l'insistance du président Trump, après que sa lettre au haut commandement de la marine et à son ministre, avertissant que des marins allaient mourir si des mesures urgentes n'étaient pas prises, ait été rendue publique dans le San Francisco Chronicle .

La maladie de Crozier est une nouvelle preuve de la profonde pénétration du coronavirus dans l'armée. Au dernier décompte, des tests ont été effectués pour près de 1 600 marins à bord du USS Theodore Roosevelt, et 155, soit 10 %, se sont révélés positifs pour le COVID-19. A ce niveau de contagion, et compte tenu de la proximité des lieux de travail, de repas et de sommeil, il n’aurait fallu que quelques jours de plus pour que pratiquement tous les occupants du navire soient infectés.

Trump a défendu avec colère la sanction contre Crozier lors du point de presse de la Maison Blanche sur le coronavirus samedi. “Il a écrit une lettre. Une lettre de cinq pages de la part d’un commandant”, s’est écrié Trump. “Et la lettre était partout ! C’est inapproprié, je pense que c’est inapproprié.”

Montrant que sa principale préoccupation était l'embarras politique pour la Maison Blanche, et non le sort des marins, Trump a poursuivi : “Ce qu'il a fait est terrible. Cela, écrire, je veux dire que nous ne sommes pas à un cours de littérature. C'est le capitaine d'un énorme navire ... Il ne devrait pas parler de cette façon dans une lettre.” [...]

Trump a également suggéré que Crozier était responsable d'avoir permis aux marins d'être infectés, car il était exerçait son commandement lors de l’escale à Da Nang, au Vietnam début mars, où plusieurs marins auraient contracté la maladie. Mais une telle visite ne dépend évidemment pas d’une décision du commandant du porte-avions, mais s'inscrit dans le cadre de la stratégie de communication de haut niveau du Pentagone, coordonnée avec le Conseil de sécurité nationale de la Maison Blanche, selon laquelle les navires de guerre américains doivent “montrer le drapeau” (“to show the flag”) dans les ports des pays asiatiques que Washington cherche à aligner sur ses préparatifs de guerre contre la Chine.

Outre les répercussions politiques, – qui se sont considérablement aggravées après la sanction contre Crozier, – il y a la crainte que la désactivation évidente du Theodore Roosevelt à cause de la pandémie n’affaiblisse la position de la force américaine dans le Pacifique occidental. Ce porte-avions est l’un des quatre déployés dans la région du Pacifique pour assurer la dissuasion (y compris nucléaire) “offensive” des USA face à la Chine.

Des rapports de presse ultérieurs indiquent une profonde division au Pentagone entre le corps des officiers dans son ensemble, qui se sont largement rangés du côté de Crozier, et les civils nommés par Trump, qui ont cherché à exécuter les souhaits du président sans tenir compte de procédures traditionnelles telles que les enquêtes militaires.

La séquence des événements mérite d'être revue, car elle suggère qu'il existe des courants antagonistes plus profonds dans les luttes politiques internes entre l’armée et l’administration Trump.

Crozier avait fait part de ses préoccupations concernant l'infection croissante par le coronavirus à bord de son navire dans une série de messages remontant la chaîne de commandement, pour finalement atteindre Thomas Modly, le secrétaire d'État à la Marine par intérim. Modly y avait répondu en envoyant à Crozier son numéro de téléphone portable personnel, – comme il l'a révélé dans une interview radio vendredi. Cette démarche revenait à inviter le capitaine à contourner la chaîne de commandement et à s'adresser directement à lui-même (Modly), sa plus haute autorité civile directe.

Lorsque Crozier a envoyé sa lettre de cinq pages, datée du lundi 30 mars, il en a fait une copie pour 10 ou 20 correspondants au sein de la hiérarchie de la Marine, mais pas à son supérieur immédiat, le contre-amiral Stuart Baker, commandant du groupement tactique des porte-avions comprenant le Theodore Roosevelt. Un compte-rendu de presse indique que les officiers à bord du Roosevelt avaient discuté entre eux et décidé de cette procédure inhabituelle afin de forcer l’action en rendant la question publique. En quelques heures, le Chronicle a eu une copie de la lettre et l’a publiée.

La consternation régna tant à la Maison Blanche qu'au Pentagone après que le sort des marins eut été rendu public. Le message brutal de Crozier, – « Nous ne sommes pas en guerre. Les marins n’ont pas besoin de mourir », – a été ressenti comme un camouflet par le pouvoir politique (Trump).

Dans un article de David Ignatius publié le 5 avril dans le Washington Post, il est signalé que les principaux chefs, – l’amiral Michael Gilday, Chef des Opérations Navales (CNO), et le général Mark Milley, président du comité des chefs d’état-major, – se sont déclarés favorables à l'ouverture d'une enquête officielle sur la crise du Theodore Roosevelt, mais opposés à toute mesure disciplinaire immédiate contre Crozier. Gilday a en fait déclaré à la presse : « Nous ne cherchons pas à tirer sur le messager dans ce cas. »

Leurs avis ont été écartés par Modly, qui a déclaré à un collègue : « Dernière nouvelle : Trump veut qu’on le vire. » Le secrétaire à la Défense Mark Esper, qui s’était initialement rangé du côté de Milley et de Gilday, a ensuite accédé à la demande de Trump. Il est significatif que, comme l’a souligné une publication de défense, Crozier ait été licencié trois jours après que sa lettre ait été rendue publique, tandis que les commandants de navire dont la négligence a conduit à des collisions dans lesquelles 17 marins sont morts, – sur le USS Fitzgerald et le USS John S. McCain, – n’ont été relevés de leurs commandements que 24 et 41 jours respectivement, et ce seulement après que des enquêtes préliminaires aient été menées.

Ignatius, fils d'un secrétaire de la marine et membre de l'establishment de la politique étrangère américaine, a de nombreux contacts au sein de l'appareil militaro-intelligent et sert souvent de relais pour les opinions du haut commandement. Sa chronique révèle des conflits croissants entre les hauts gradés et la Maison Blanche, déjà visibles dans le tumulte rapporté au Pentagone à propos de la décision abrupte de Trump d'envoyer une flotte de navires de guerre au large du Venezuela, à un moment où les opérations navales sont déjà mises à rude épreuve à cause du coronavirus.

D'anciens commandants de la marine ont dénoncé la sanction contre Crozier dans des entretiens avec Ignatius, dont l'amiral à la retraite Mike Mullen, ancien président de l'état-major interarmées. Mullen a déclaré : « Je pense que cette sanction est une très mauvaise décision, car elle sape l’autorité des chefs qui essaient de prendre soin de leurs troupes, et elle a un impact négatif important sur la volonté des chefs de dire la vérité au pouvoir politique. »

Sean O'Keefe, secrétaire à la Marine de George H.W. Bush, a déclaré que Crozier « ne faisait que lancer un SOS », ajoutant : « C’est une question de jugement, mais vous devez soutenir l’action d'un commandant déployé en opération. »

Richard Danzig, qui a servi comme secrétaire de la Marine sous l'administration Clinton, a déclaré à Ignatius : « Si le capitaine de vaisseau Crozier a négligemment ou intentionnellement négligé les voies obligées de la hiérarchie, alors la Navy avait de bonnes raisons de le sanctionner. Mais je doute qu’il ait été judicieux de le faire à ce moment. »

D'éminents démocrates et d'anciens officiers de l'armée qui leur sont associés ont dénoncé la sanction contre Crozier. L’ancien SACEUR de l’OTAN, l'amiral James Stavridis, a écrit dans un article publié mercredi, la veille de la décision de sanction : « [Crozier] a fait le bon choix et la Marine le soutiendra. »

Les dirigeants démocrates de la commission des services armés de la Chambre des représentants ont publié une déclaration qui condamnait le renvoi de Crozier, mais critiquait sa conduite. « Le capitaine de vaisseau Crozier était à juste titre préoccupé par la santé et la sécurité de son équipage, mais il a mal géré l’intense pression qu’il subissait dans cette affaire. [...] Cependant, le relever de son commandement est une réaction excessive. »

L'ancien vice-président Joe Biden, le candidat démocrate présumé pour s'opposer à Trump lors de l’élection de novembre, a déclaré à ABC News que la sanction contre Crozier était « proche d’être un crime... Je pense que le gars, il devrait avoir une mention élogieuse plutôt que d'être viré. »

Le secrétaire de la marine Modly, ancien consultant très bien payé chez PriceWaterhouseCoopers, est devenu secrétaire intérimaire en novembre lorsque Trump a licencié Richard Spencer après qu'il ait tenté de rétrograder le membre des commandos SEAL de la Navy, Eddie Gallagher, accusé de crimes de guerre par des membres de sa propre unité mais soutenu par Trump. Modly a récemment été écarté de la nomination permanente, mais il a peut-être considéré le renvoi de Crozier comme un moyen de regagner la faveur de la Maison Blanche.

Dans une interview ultérieure, Modly a souligné que cette décision tenait compte de considérations plus larges de sécurité nationale, affirmant que d'autres navires de guerre américains dans le Pacifique « sont peut-être maintenant en état d'alerte plus élevé parce que nos adversaires dans la région pensent qu'un de nos navires de guerre pourrait être paralysé, ce qui n'est pas le cas. »

Un autre chroniqueur proche de l’armée, l'ancien partisan de la guerre en Irak etneoconMax Boot, a dénoncé vigoureusement la sanction contre Crozier, en se plaçant du point de vue du corps des officiers.

« Les dommages causés à l'armée par la décision de Trump de gracier des criminels de guerre présumés seront aggravés par la décision de jeudi de retirer son commandement au commandant du Theodore Roosevelt », a-t-il écrit. « Le message que l'administration envoie aux forces armées est que commettre des crimes de guerre est acceptable, mais dire la vérité et protéger le personnel sous votre commandement ne l'est pas. »

Patrick Martin, WSWS.org

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