08 janvier 2020

Le brouillard de l’absence de guerre


Il est assez évident que la “riposte” iranienne a surpris un grand nombre de commentateurs, y compris votre serviteur évidemment. On attendait de la part des Iraniens, de la patience, du temps, de la ruse et la surprise dévastatrice d’une attaque sur un point important de la puissance militaire US au bout du compte. Au lieu de quoi, cette “frappe” décrite obligeamment par Khamenei comme “une gifle” infligée aux États-Unis et comme la preuve que l’Iran ne veut pas la guerre par le ministre iranien des affaires étrangères, a tout d’une sorte de “service minimum” qu’on croirait presque convenu pour que les USA, dans la dynamique de la combinaison virevoltante des centres de pouvoir qui ont leur mot à dire souvent en s’affrontant, ne se trouvent pas à leur tour dans l’obligation de riposter.

Si l’on suit les tweets d’Elijah J. Magnier, à propos de la principale base qui a subi ces frappes plutôt symboliques (Ayn al Assad est un grand centre des forces US et de la coalition), tout cela est combiné pour faire passer un message précis à Washington D.C., avec une démonstration de la capacité technique dans la précision des frappes. « Avec cette attaque, l’Iran dit à Trump : “si vous nous attaquez, il y a des milliers de soldats US et alliés à cette base d’Ayn al-Assad. Tous rassemblés dans cet endroit. Tous seront tués et la base détruite si vous ripostez.” »

Il est très possible que le Pentagone, où certains doivent être des lecteurs attentifs de Magnier dont on connaît les connexions et les engagements très informés, prennent cette interprétation en compte, – sans doute parmi d’autres, certes. Ce qui fait penser qu’on prendrait dans ce cas Magnier plus au sérieux que d’autres, c’est le signe que nous renvoie le désordre extraordinaire qu’a connu hier ce même Pentagone à propos de la lettre, – fausse-vraie ? Vraie-fausse ? – du général du Corps des Marines qui dirige la coalition Made In USA/NATO au Premier ministre irakien, annonçant le départ de ses troupes d’Irak.

L’incroyable ballet de démentis, de réaffirmations, de fuites, de vraies-fausses fakenews, etc., en pleine action cruciale et au bord d’une guerre majeure montrent, après bien d’autres signes des désaccords tournant au chaos, qu’il y a de gigantesques problèmes de coordination et de subordination (d’insubordination) dans la chaîne de commandement US, à partir du président dont il me semble que, pour les militaires, il doit parfois poser bien plus de problèmes qu’un ayatollah en position de commandement.

Il est alors concevable que nombreux sont les officiels de la sécurité nationale et les chefs militaires cherchant à tout prix à ne pas se lancer dans un tel conflit, déjà très risqué en conditions normales, dans de telles conditions d’autorité et de hiérarchie absolument et incroyablement dégradées face à une menace de guerre qu’on aurait, – via leur incontestable et incontrôlable président, – provoquée soi-même. Ce genre d’occurrence fait qu’on entend plus aisément des messages de le sorte que définit Magnier, et peut-être même qu’on se parle discrètement entre généraux iraniens et généraux du Pentagone, par téléphone comme vous et moi, pour en confirmer les termes.

Il est difficile de distinguer qui fait quoi, qui veut quoi, etc., dans cette soupe des forces du pouvoir tourillonnant à “D.C.-la-folle”. Par ailleurs, le perturbateur-en-chef reste absolument égal à lui-même, c’est-à-dire absolument imprévisible, si l’on compare le ton modéré de sa première réaction aux frappes iraniennes aux menaces d’anéantissement qu’il proférait la veille. Le tweet vaut entière citation, qui nous montre l’élasticité et la volatilité de la pensée trumpienne, – qui fait, que, dans les heures qui suivent et après tout pourquoi pas, rien ne l’empêcherait de lancer un tweet annonçant une guerre nucléaire :

« Tout va bien ! Des missiles lancés depuis l'Iran sur deux bases militaires situées en Irak. L’évaluation des pertes et des dommages est en cours. Jusqu’ici, tout va bien ! Nous avons l'armée la plus puissante et la mieux équipée au monde, et de loin !... »


Si l’interprétation de Magnier est la bonne, ce sera la confirmation que la direction iranienne agit selon une tactique sophistiquée, cherchant à relancer la balle dans le camp US (et pressée en cela par les foules extraordinaires venues rendre hommage à Soleimani) sans rien provoquer d’irréparable mais en marquant son affirmation et sa résolution exprimant cet élan populaire. La seule alternative à cette explication de Magnier est le simple constat que l’Iran, stratégiquement si brillant, est devenu d’une complète nullité avec la mort de Soleimani, – ce qui fait beaucoup, quel que soit le brio du général. C’est ce qu’exprimait Michael Every de Robobank juste après l’attaque :

« Étant donné que ce mouvement de l'Iran semble totalement en dehors de leur brio stratégique habituel, soit la perte de Soleimani a entraîné une perte totale de talent, et/ou de maîtrise de soi, soit il s'agit en fait d'un niveau symbolique de vengeance. »

Quoi qu’il en soit de l’interprétation définitive de ce début de séquence, – parce que l’assassinat de Soleimani ouvre effectivement une nouvelle séquence, notamment pour le sentiment populaire collectif des Iraniens et des chiites en général, – nous voilà à nouveau confrontés à nos impuissances en matière d’analyse et de prospective même immédiate ; nous voilà à nouveau victimes et otages de cet “étrange” époque dans la mécanique de laquelle nous n’avons que des pouvoirs bien réduits par rapport aux illusions que nous entretenons avec zèle et en faisant les importants.

Ce qui s’est passé hier n’était guère envisagé, – ni vraiment envisageable d’ailleurs, – de même que l’assassinat de Soleimani et le colossal sentiment populaire que cet acte a suscité dans les populations et les identités concernées. Cela conforte la dimension métahistorique de l’événement, tout autant que le repli sur l’inconnaissance qui est parfois recommandable lorsqu’on se trouve devant une évolution d’une telle vitesse de choses si complexes et si importantes, évolution connue aussi rapidement qu’elle se réalise, dans un climat social et psychologique qui se dit être de la “post-vérité” et qui a pulvérisé la réalité, laissant chacun à ses propres références et à ses intuitions s’il a le bonheur d’en être investi, ou bien replié sur une raison-subvertie sans plus aucune utilité mais avec l’effet vicieux de vous tromper vous-même.

Alors, maintenant, que va-t-il se passer ? Bien, je dis cela pour plaisanterie conforme puisque c’est parfaitement la question qu’il est absurde de poser, de même que les jugements trop impératifs sur l’ordre des choses et les choix de ceux qui prétendent nous diriger. Notre vulnérabilité d’analyse sur les tactiques et les labyrinthes d’exécution de la tactique des événements est vraiment considérable, par rapport à la satisfaction de nous-mêmes que nous entretenons, et la certitude où nous nous trouvons d’être maître de nos destins, autant que d’en être les inspirateurs et les producteurs.

Ainsi le titre se justifie-t-il car “le brouillard de l’absence de guerre” vaut largement le “fog of war”, pour ceux qui jugent que tout cela débouchera sur un conflit. Ou bien est-ce que peut-être, aujourd’hui, on ne peut plus faire de réelle différence entre la guerre et son “fog” et l’absence de guerre et le brouillard épais où nous sommes obligés de nous déplacer. Les époques de Fin des Temps sont de cette sorte où l’on ne peut plus distinguer l’état des rapports humains, tant les esprits sont troublés et les regards aisément trompés.

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