Midas, le roi...pas les garages.
La mission était très simple et a priori pas franchement héroïque. Elle consistait à détacher les remorques accrochées à une vingtaine de camions successifs, puis à les amener dans un coin tandis que les camions partiraient de leur côté dans un parking souterrain. Maintenant, quand vous faites ce petit exercice au cœur d’une ville où il tombe en moyenne un obus toutes les trois minutes et où rester immobile à l’air libre suffit à vous exposer dangereusement à l’absorption de plomb, cela prend tout de suite un autre relief. La dernière fois que l’on avait fait ça, un de nos gars avait eu la gorge transpercée. Judicieusement, arguant que les malfaisants dorment aussi nous avions organisé tout cela de nuit. Malheureusement, on peut être malfaisant et insomniaque.
J’avais confié la mission « remorques » à mon 3e groupe, celui du caporal-chef Mokhtar. Lorsque le premier camion a franchi le pont et s’est arrêté à l’entrée site, lui et ses hommes ont surgi de derrière le mur où ils étaient en attente et entrepris de séparer les corps. Un claquement caractéristique a alors déchiré le silence. Aux bruits, on pouvait estimer que la balle était passée à quelques mètres, quelques dizaines peut-être, et venait d’environ 500 ou 600 mètres. Je courais voir mes tireurs d’élite qui n’avaient repéré aucune lumière. Aucun moyen donc de savoir d’où ça venait et de s’en prévenir. Fallait juste subir. Je redescendais voir mon 3e groupe, qui en était alors à son troisième camion et son troisième tir. La précision et donc la probabilité d’impact étaient faibles mais à force de lancer deux dés, on finit mécaniquement par obtenir un double-six. Là les dés ont été lancés plus de vingt fois. À chaque lancé, Mokhtar et ses hommes ont joué le jeu sans la moindre hésitation. Je me trouvais du coup moi-même dans une position délicate partagée entre le sentiment de honte d’être planqué derrière un mur à les regarder (on est vite le planqué de quelqu’un lorsqu’il y a des risques) et la réticence à m’immiscer dans le job d’un subordonné et faire un truc qui n’était pas de mon niveau. Je me décidais pour l’intrusion, sans rien apporter de plus sinon le partage du risque. C’est passé parfois assez près, mais il n’y a pas eu de double-six.
L’affaire terminée, je félicitais et remerciais les gars puis leur ordonnais de se reposer. Il y aurait une nouvelle mission pour eux dans quelques heures. Je gardais Mokhtar avec moi, avec deux bières, assis à l’abri face à la ville noire, vide et silencieuse, sauf les obus bien sûr.
- Courageux, ce que tu as fait avec tes gars.
- Pas eu l’impression, pas eu le temps d’y penser en fait
- Au fond, pourquoi tu l’as fait. Qu’est-ce tu risquais en disant non ? Tu n’aurais pas été fusillé. Tu aurais pris des pains, aurais été renvoyé en France, et ta carrière aurait tourné court, mais bon, tu as 27 balais, tu serais peks, tu aurais un job sans doute mieux payé, et une vie certainement plus cool. Tu aurais honte, mais la honte ça peut se dissoudre dans la vie, et, ça tombe bien, là tu serais vivant.
- Justement, je n’ai pas du tout envie d’avoir honte, surtout vis-à-vis des gars pour qui je dois être un exemple, vis-à-vis de vous, des autres cadres de la compagnie. Je serais entouré d’inconnus ou de gens que j’aime pas, je serai sans doute beaucoup plus lâche.
- Ça se tient.
- Et puis j’ai pas envie d’être civil. Quand je retourne en civil dans ma banlieue, je redeviens du rien. Quand je suis au régiment, je ne suis plus Mokhtar, comme dans la Zoubida de Lagaf, je suis le caporal-chef Mokhtar, j’ai des médailles, des brevets, plein de clignotants de bravoure. Les mecs me saluent, me vouvoient, me respectent. Le régiment me donne une part de son prestige, en contrepartie je ne peux pas le trahir, je suis obligé d’être courageux. « Être soi-même », c’est une grosse connerie comme slogan, c’est être un autre que l’on veut lorsqu’on s’engage.
- Le régiment, c’est comme Midas.
- Les garages ?
- Non, le roi. C’est une légende, le mec avait le pouvoir de changer en or tout ce qu’il touchait.
- Je déconnais, j’ai entendu parler de ce blaireau. Ce qui est sûr, c’est que l’armée ne nous couvre pas d’or. Je me contente du fer, mais quand c’est celui d’une épée, pas d’un canif.
- Le chien ? Je déconne. Tu as raison, on raisonne tous pareils en fait. On est là pour faire partie des épées. Le système est quand même bien foutu pour nous obliger à faire des choses qui ne sont pas franchement naturelles. Et puis, on vivrait pas ce qu’on est train de vivre et de voir.
- C’est quand même plutôt des enfers ce qu’on mate et en touristes. Dans six mois, on n’est plus là.
- Pas que, rappelle-toi quand on était il y a quelques mois au milieu des volcans, en pleine jungle, en face des gorilles. T’aurais imaginé pouvoir voir ça un jour ? Et vivre au milieu d’un village indien en Amazonie, tu l’aurais anticipé ? Et puis, oui on va par principe plutôt en enfer qu’au paradis, mais l’avantage de l’enfer c’est que les gens qu’on y rencontre sont quand même plus intéressants. Et ici on a de beaux spécimens.
- Finalement, on n’est pas mal. La vie, c’est une courte suite de moments. Autant que ces moments soient gros, comme ce soir.
Maintenant, si vous n’avez compris pourquoi on garde nos gars, tous des CDD, aussi longtemps dans une entreprise où on paye mal, où les horaires de travail sont sans limites, où on dort souvent par terre n’importe où par tous les temps, où il arrive d’être épuisé jusqu’à l’agonie, où surtout on se fait parfois transpercer dans sa chair et son âme, et bien relisez depuis le début. Sinon, retenez qu’on fait comme chez Midas, on essaie de transformer cette misère en or. Au pire, on en sort avec des pneus neufs.
La mission était très simple et a priori pas franchement héroïque. Elle consistait à détacher les remorques accrochées à une vingtaine de camions successifs, puis à les amener dans un coin tandis que les camions partiraient de leur côté dans un parking souterrain. Maintenant, quand vous faites ce petit exercice au cœur d’une ville où il tombe en moyenne un obus toutes les trois minutes et où rester immobile à l’air libre suffit à vous exposer dangereusement à l’absorption de plomb, cela prend tout de suite un autre relief. La dernière fois que l’on avait fait ça, un de nos gars avait eu la gorge transpercée. Judicieusement, arguant que les malfaisants dorment aussi nous avions organisé tout cela de nuit. Malheureusement, on peut être malfaisant et insomniaque.
J’avais confié la mission « remorques » à mon 3e groupe, celui du caporal-chef Mokhtar. Lorsque le premier camion a franchi le pont et s’est arrêté à l’entrée site, lui et ses hommes ont surgi de derrière le mur où ils étaient en attente et entrepris de séparer les corps. Un claquement caractéristique a alors déchiré le silence. Aux bruits, on pouvait estimer que la balle était passée à quelques mètres, quelques dizaines peut-être, et venait d’environ 500 ou 600 mètres. Je courais voir mes tireurs d’élite qui n’avaient repéré aucune lumière. Aucun moyen donc de savoir d’où ça venait et de s’en prévenir. Fallait juste subir. Je redescendais voir mon 3e groupe, qui en était alors à son troisième camion et son troisième tir. La précision et donc la probabilité d’impact étaient faibles mais à force de lancer deux dés, on finit mécaniquement par obtenir un double-six. Là les dés ont été lancés plus de vingt fois. À chaque lancé, Mokhtar et ses hommes ont joué le jeu sans la moindre hésitation. Je me trouvais du coup moi-même dans une position délicate partagée entre le sentiment de honte d’être planqué derrière un mur à les regarder (on est vite le planqué de quelqu’un lorsqu’il y a des risques) et la réticence à m’immiscer dans le job d’un subordonné et faire un truc qui n’était pas de mon niveau. Je me décidais pour l’intrusion, sans rien apporter de plus sinon le partage du risque. C’est passé parfois assez près, mais il n’y a pas eu de double-six.
L’affaire terminée, je félicitais et remerciais les gars puis leur ordonnais de se reposer. Il y aurait une nouvelle mission pour eux dans quelques heures. Je gardais Mokhtar avec moi, avec deux bières, assis à l’abri face à la ville noire, vide et silencieuse, sauf les obus bien sûr.
- Courageux, ce que tu as fait avec tes gars.
- Pas eu l’impression, pas eu le temps d’y penser en fait
- Au fond, pourquoi tu l’as fait. Qu’est-ce tu risquais en disant non ? Tu n’aurais pas été fusillé. Tu aurais pris des pains, aurais été renvoyé en France, et ta carrière aurait tourné court, mais bon, tu as 27 balais, tu serais peks, tu aurais un job sans doute mieux payé, et une vie certainement plus cool. Tu aurais honte, mais la honte ça peut se dissoudre dans la vie, et, ça tombe bien, là tu serais vivant.
- Justement, je n’ai pas du tout envie d’avoir honte, surtout vis-à-vis des gars pour qui je dois être un exemple, vis-à-vis de vous, des autres cadres de la compagnie. Je serais entouré d’inconnus ou de gens que j’aime pas, je serai sans doute beaucoup plus lâche.
- Ça se tient.
- Et puis j’ai pas envie d’être civil. Quand je retourne en civil dans ma banlieue, je redeviens du rien. Quand je suis au régiment, je ne suis plus Mokhtar, comme dans la Zoubida de Lagaf, je suis le caporal-chef Mokhtar, j’ai des médailles, des brevets, plein de clignotants de bravoure. Les mecs me saluent, me vouvoient, me respectent. Le régiment me donne une part de son prestige, en contrepartie je ne peux pas le trahir, je suis obligé d’être courageux. « Être soi-même », c’est une grosse connerie comme slogan, c’est être un autre que l’on veut lorsqu’on s’engage.
- Le régiment, c’est comme Midas.
- Les garages ?
- Non, le roi. C’est une légende, le mec avait le pouvoir de changer en or tout ce qu’il touchait.
- Je déconnais, j’ai entendu parler de ce blaireau. Ce qui est sûr, c’est que l’armée ne nous couvre pas d’or. Je me contente du fer, mais quand c’est celui d’une épée, pas d’un canif.
- Le chien ? Je déconne. Tu as raison, on raisonne tous pareils en fait. On est là pour faire partie des épées. Le système est quand même bien foutu pour nous obliger à faire des choses qui ne sont pas franchement naturelles. Et puis, on vivrait pas ce qu’on est train de vivre et de voir.
- C’est quand même plutôt des enfers ce qu’on mate et en touristes. Dans six mois, on n’est plus là.
- Pas que, rappelle-toi quand on était il y a quelques mois au milieu des volcans, en pleine jungle, en face des gorilles. T’aurais imaginé pouvoir voir ça un jour ? Et vivre au milieu d’un village indien en Amazonie, tu l’aurais anticipé ? Et puis, oui on va par principe plutôt en enfer qu’au paradis, mais l’avantage de l’enfer c’est que les gens qu’on y rencontre sont quand même plus intéressants. Et ici on a de beaux spécimens.
- Finalement, on n’est pas mal. La vie, c’est une courte suite de moments. Autant que ces moments soient gros, comme ce soir.
Maintenant, si vous n’avez compris pourquoi on garde nos gars, tous des CDD, aussi longtemps dans une entreprise où on paye mal, où les horaires de travail sont sans limites, où on dort souvent par terre n’importe où par tous les temps, où il arrive d’être épuisé jusqu’à l’agonie, où surtout on se fait parfois transpercer dans sa chair et son âme, et bien relisez depuis le début. Sinon, retenez qu’on fait comme chez Midas, on essaie de transformer cette misère en or. Au pire, on en sort avec des pneus neufs.
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