Quelques détails de présentation :
« Politiques ou sociaux, les mouvements de contestation se multiplient en Russie depuis plusieurs mois, dans un contexte de morosité économique et d’incertitude sur l’après-Poutine. Que révèlent ces tensions sur la situation du pays ? Comment expliquer l’attitude du gouvernement ?
» Jacques Sapir et Clément Ollivier reçoivent Karine Clément, sociologue spécialiste des luttes sociales en Russie et collaboratrice régulière du Monde diplomatique, et Jean-Robert Raviot, professeur de civilisation russe à l’université Paris-Nanterre. »
On connaît Sapir, homme à qui l’on peut faire crédit d’une réelle indépendance d’esprit et d’une grande capacité professionnelle. D’une façon générale, il est complètement à l’écart de la cohorte-PC qui ne peut dire un mot de Poutine sans avoir un haut-le-cœur droitdel’hommesque et brandir le drapeau de la démocratie bafouée. Les interlocuteurs de Sapir m’ont semblé être un peu de la même veine, je veux dire sans s’attacher trop aux considérations affectivistes affreusement idéologisées jusqu’au spasme pavlovisé qui constituent l’essentiel des parlottes des salons parisiens sur le sujet. La description de la situation se démarque des habituels clivages idéologiques utiles à ceux qui les affectionnent pour d’autres causes sinon la leur (le pseudo-autoritarisme de Poutine, la diaphane opposition libérale-occidentaliste). Nous sommes donc plutôt en terrain déblayé, où il n’est pas inutile d’avoir l’oreiller attentive.
Le tour du propos est vite fait : bon an mal an ou clopin-clopant, la Russie, ou plutôt le poutinisme est entré dans une crise intérieure. A une certaine grogne politique exprimée publiquement dans les grandes villes (Moscou, Saint-Petersbourg) répond un mécontentement social « dans les régions » (l’expression, souvent utilisée en France ces derniers temps, est utilisée par Clément qui est spécialiste de la question et cela nous suggère un petit air de Gilets-Jaunes, et l’analogie qui est notée n’est pas écartée comme incongrue). D’une façon générale, ce second aspect, peu connu, est considéré avec une certaine gravité : il a été déclenché depuis la réforme des retraites (tiens, comme en France ?), qui marque un tournant dans ce public populaire qui forme le socle de la vraie Russie, après la très forte poussée d’enthousiasme et de patriotisme, et l’extraordinaire popularité de Poutine, de la période 2013-2016 que Sapir nomme la période du “printemps de Crimée”.
Désormais, Poutine est beaucoup moins populaire. On grogne à propos du niveau de vie et contre une élite dirigeante avec ses oligarques qu’on accuse de n’avoir comme seul but “de s’en mettre plein les poches”. La politique générale du gouvernement est perçue comme incohérente et l’accent jusqu’alors mis sur une politique extérieure habile et superbement réussie s’est notablement érodé au profit des préoccupations économiques et sociales intérieures, tandis que se marquent dans le public des fractures intra-générationnelles. On parle des divisions au sein de cette direction, et la perspective alors évoquée, très incertaine et un peu chaotique, et presque menaçante comme la possibilité d’une crise profonde, est celle de la succession de Poutine.
Voilà le propos, en gros. Je ne donnerais pas d’avis là-dessus, n’étant pas assez informé, non sans répéter que les acteurs de la séquence me paraissent bien informés et sans parti-pris excessif ; on peut donc les entendre avec une oreille attentive et bien disposée. (D’ailleurs, cette idée d’une crise en Russie n’est pas nouvelle et l’on en a déjà eu des échos sans brandir aussitôt le fanon de la “révolution de couleur”, même si les cafards-américanistes s’y activent as usual, mais toujours avec leurs diverses et considérables maladresses.) Ce qui m’intéresse, finalement, c’est l’hypothèse ici implicite, dont il me semble dans ce contexte qu’on peut l’envisager en lui accordant un certain crédit : qu’est-ce que signifierait et produirait dans le chaudron du chaos mondial une Russie entrant en crise active ?
En général et dans un premier jugement, on croirait que la perspective est perçue, du point de vue éventuellement antiSystème, comme catastrophique pour ce parti. Confronté à la possibilité plus concrète de sa réalisation, je dirais que le jugement, – mon jugement hypothétique en l’occurrence, – se nuance un peu, ou bien dirait-on qu’il s’élève. Malgré mon penchant tactique très marqué pour la Russie de Poutine dans les affaires du monde, et pour la Russie dans sa structure de défenderesse-supposée de la Tradition, je n’ai jamais vraiment considéré l’idée que la Russie pouvait faire partie (avec la Chine, par exemple) d’un contrepoids sérieux au Système, et certainement pas capable de défaire le Système, – et que vaut un “contrepoids sérieux” au Système s’il ne parvient pas à le défaire, c’est-à-dire au bout du compte à le détruire ?(C’est toujours la même situation : être tactiquement partisan favorable à nombre de situations, – une présidente Tulsi Gabbard en 2020, pour prendre un exemple théorique extrême si improbable, – mais s’interroger sur son intérêt stratégique puisque le Système reste en place alors qu’il est nécessaire avant toute chose de le détruire.)
Le problème qui a toujours existé avec Poutine est bien que son régime est “un pied-en-dedans un pied-en-dehors, à l’image de l’hésitation qu’on distingue chez l’homme, ou plutôt la contradiction de ce Russe qui est certainement nationaliste et traditionnaliste, mais aussi très certainement libéral ; l’“énigme” déjà identifiée dans une page de ce Journal-dde.crisis subsiste et donne du corps, d’une part à l’analyse pessimiste qu’on a signalée avec l’émission de Sapir, d’autre part à l’idée assez vague qu’une crise russe au moment ou à propos du départ de Poutine ne serait pas nécessairement une victoire pour le Système. (Tout en gardant en réserve la possibilité, envisagée dans le texte référencé même si très improbable, d’un Poutine dramatisant brusquement la situation dans le domaine de la politique extérieure.)
Une crise russe serait synonyme de désordre, dans des conditions bien différentes de celles de l’URSS qui sortait d’un profond coma de simulacre idéologique, de cynisme et d’atrophie psychologique, de fascination pour le capitalisme et de patriotisme de circonstance et sans apport fondamental (la Grande Guerre Patriotique ne l’ayant été que parce que Staline avait, pour sauver l’URSS, mis le communisme entre parenthèses au profit de la tradition russe durant la durée du conflit). De tout cela, la Russie d’aujourd’hui, même en crise, n’a pas conservé grand’chose ; surtout, à la différence de l’URSS en plein effondrement, elle possède une armée et une communauté militaire et de sécurité nationale régénérées, modernisées, souples et soudées, adaptables et politiquement alertes, et qui se jugent garantes de l’unité russe, alors que l’URSS disposait dès le début des années 1980 d’une armée pléthorique et dépassée, rouillée, cynique et corrompue, sans aucune cohésion et en décomposition accélérée. (Aujourd’hui, l’équivalent de l’Armée Rouge en décomposition des années1980 se trouve représentée, dans un autre style et pour un résultat peut-être encore plus catastrophique, par le mastodonte impuissant et paralysée des forces armées américanistes.) Une crise russe affecterait le bloc-BAO et accentuerait son désordre et son désarroi d’une façon extrêmement profonde en mettant à nu toutes les contradictions de l’antagonisme antirusse du bloc, et peut-être bien en jouant à fond l’affirmation militaire avec un “vrai” pouvoir fort s’installant en Russie. Dans les deux cas, il s’agirait d’un événement fondamentalement déstabilisant pour le Système qui ne survit que grâce à ses simulacres d’antagonisme, et principalement l’antagonisme antirusse.
... Un de plus, d’“événement fondamentalement déstabilisant pour le Système”, dira-t-on... Exactement, c’est de ce point de vue qu’il faut considérer les circonstances à venir, puisque par ailleurs l’impasse est totale et complète tant que survit le Système. Ainsi soit-il : hors du Delenda Est Systemum, rien ne vaut.
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