L'humanité vit à crédit sur les ressources de la planète : le jour de dépassement des ressources naturelles a en effet été fixé au 29 juillet, c'est-à-dire hier.
Depuis plusieurs années, les scénarios apocalyptiques se multiplient et les hypothèses quant à la pénurie des ressources avancent toujours la même cause : la "surpopulation". En quoi les réalités démographique et historique contredisent la théorie malthusienne, obsession actuelle des pays occidentaux ?
Philippe Fabry : Il est vrai que les théories catastrophistes paraissent avoir particulièrement le vent en poupe ces temps-ci, peut-être servies aussi par le fait que l’actualité internationale est peu chargée en événement et qu’il faut rassasier la soif d’urgence et de sensationnel des médias. Mais au-delà de cet effet médiatique, il semble effectivement qu’il y ait, en Occident du moins, une recrudescence du goût pour les prévisions dramatiques qui paraissent particulièrement prises au sérieux et relayées.
Les théories malthusiennes viennent du nom de Thomas Malthus, cet économiste du XIXe siècle, qui fut témoin de l’explosion démographique concomitant de la révolution industrielle britannique : né en 1766 et mort en 1834, il a vu au cours de sa vie la population du Royaume-Uni passer d’environ 8 millions à vingt millions d’habitants, c’est-à-dire plus que doubler, un phénomène parfaitement inédit dans une Europe dont la masse démographique n’évoluait que très lentement depuis des siècles. Cet accroissement subi de population est dû à l’importante diminution de la mortalité infantile et l’augmentation progressive de l’espérance de vie qui ont accompagné la révolution industrielle. Naturellement, cette observation avait quelque chose d’effrayant et Malthus a conclu que rapidement, il n’y aurait pas assez de nourriture pour le surcroît de population et tout risquerait de s’effondrer : il fallait donc prendre des mesures drastiques pour endiguer la croissance démographique et éviter la catastrophe.
Ce qu’ignorait Malthus c’est que d’un côté les rendements allaient fortement augmenter du fait du progrès technique, et d’autre part que cette brusque poussée démographique n’était que la première étape d’un phénomène aujourd’hui bien connu, la transition démographique, qui fait passer les sociétés d’un modèle où l’on observe une très forte natalité et une très forte mortalité infantile à un modèle de faible natalité et de faible mortalité infantile. Entre les deux, il y a une période transitoire où coexistent une forte natalité héritée de l’ordre ancien et une faible mortalité infantile acquise du nouveau, ce qui provoque naturellement un boom démographique. Malthus avait donc en tête un modèle qui était faux, notamment biaisé par la conviction de la linéarité d’un phénomène qui n’était que passager, d’une part, et d’autre part l’omission de ce que le progrès technique est susceptible de régler les problèmes dont on craint l’apparition, parfois même avant leur apparition.
On a pu observer un autre cas de peur malthusienne au début du XXe siècle : en 1898 William Crookes, éminent chimiste britannique, prédisait que la demande des composés azotés, qui entraient dans la composition des engrais, dépasserait l’offre dans un futur proche, et que par conséquent les rendements agricoles ne pourraient pas être maintenus et la civilisation succomberait à des famines monstres. Il faut en effet se rappeler qu’à l’époque, les engrais de synthèse n’existaient guère, ou étaient compliqués à produire : on produisait dans des usines de l’ammoniac (qui est composé d’azote) à partir du coke, mais le principal producteur d’engrais était le Chili, qui exploitait le salpêtre de son sol et fournissait les deux tiers des besoins mondiaux en engrais par ce biais. Mais les dépôts chiliens s’épuisaient. Le monde était donc destiné à mourir de faim, et la population à régresser au niveau soutenable par les moyens existants.
C’est alors que le chimiste allemand Fritz Haber inventa un procédé (dit de Haber-Bosch, du nom de celui qui industrialisa le processus d’Haber) permettant de synthétiser l’ammoniac en grande quantité et à bas coût, ce qui lui valut le prix Nobel de chimie en 1918 : le problème était réglé.
Aujourd’hui, la population mondiale est à la fois plus nombreuse et mieux nourrie que jamais, on peut donc dire que Malthus a eu tort, d’autant plus qu’il y a des tas d’exemples de peur malthusiennes qui se sont avérées sinon infondées en théorie, du moins ont été surmontées par l’ingéniosité humaine ou simplement une évolution inattendue des données du problème.
Dans la mesure où aucune des prédictions du passé (celles de Malthus ou celles établies au Club de Rome) ne s'est révélée juste, à quoi attribuer le succès des théories malthusiennes aujourd'hui ? Sur quelles peurs se sont-elles développées et se développent-elles encore ?
Déjà, il faut noter qu’à la base des théories malthusiennes il y a une erreur intellectuelle classique, qui est la linéarité des projections : on pense intuitivement que les choses continueront d’évoluer de manière linéaire, sans rupture, sans modification des données du problèmes, et l’on en tire des conclusions. C’est une disposition d’esprit qui fait partie des réflexes de pensée humains, et a sans doute été sélectionnée par des siècles de sélection naturelle parce que généralement l’induction sur la base d’une répétition donne des résultats assez justes. Mais autant cela est un réflexe utile pour des problèmes simples impliquant peu de données, peu susceptibles de changer, autant lorsque l’on traite de problèmes complexes et dont une partie des données sont méconnues, cela conduit le plus souvent à des conclusions erronées. Les peurs malthusiennes sont donc partiellement le produit d’une disposition d’esprit qui a souvent pu nous sauver la vie, mais mal adaptée à l’appréhension de problèmes d’un autre ordre de complexité, comme la démographie, l’économie, le climat ou les trois à la fois.
Concernant le succès actuel des théories malthusiennes, j’incline à penser qu’il est aussi favorisé par un certain sentiment de fin de l’Histoire, de « monde plein » pour reprendre l’expression de Pierre Chaunu : l’homme ne vit pas que de pain, et c’est possiblement un moyen de rassasier la quête du sens, dans des sociétés plus sécularisées que jamais dans l’Histoire, que de s’inventer des défis apocalyptiques à combattre, sans quoi l’on se sentirait condamnés collectivement à consommer et à travailler en attendant la retraite, puis la mort, sans que rien n’ait le moindre sens.
Depuis plusieurs années, les scénarios apocalyptiques se multiplient et les hypothèses quant à la pénurie des ressources avancent toujours la même cause : la "surpopulation". En quoi les réalités démographique et historique contredisent la théorie malthusienne, obsession actuelle des pays occidentaux ?
Philippe Fabry : Il est vrai que les théories catastrophistes paraissent avoir particulièrement le vent en poupe ces temps-ci, peut-être servies aussi par le fait que l’actualité internationale est peu chargée en événement et qu’il faut rassasier la soif d’urgence et de sensationnel des médias. Mais au-delà de cet effet médiatique, il semble effectivement qu’il y ait, en Occident du moins, une recrudescence du goût pour les prévisions dramatiques qui paraissent particulièrement prises au sérieux et relayées.
Les théories malthusiennes viennent du nom de Thomas Malthus, cet économiste du XIXe siècle, qui fut témoin de l’explosion démographique concomitant de la révolution industrielle britannique : né en 1766 et mort en 1834, il a vu au cours de sa vie la population du Royaume-Uni passer d’environ 8 millions à vingt millions d’habitants, c’est-à-dire plus que doubler, un phénomène parfaitement inédit dans une Europe dont la masse démographique n’évoluait que très lentement depuis des siècles. Cet accroissement subi de population est dû à l’importante diminution de la mortalité infantile et l’augmentation progressive de l’espérance de vie qui ont accompagné la révolution industrielle. Naturellement, cette observation avait quelque chose d’effrayant et Malthus a conclu que rapidement, il n’y aurait pas assez de nourriture pour le surcroît de population et tout risquerait de s’effondrer : il fallait donc prendre des mesures drastiques pour endiguer la croissance démographique et éviter la catastrophe.
Ce qu’ignorait Malthus c’est que d’un côté les rendements allaient fortement augmenter du fait du progrès technique, et d’autre part que cette brusque poussée démographique n’était que la première étape d’un phénomène aujourd’hui bien connu, la transition démographique, qui fait passer les sociétés d’un modèle où l’on observe une très forte natalité et une très forte mortalité infantile à un modèle de faible natalité et de faible mortalité infantile. Entre les deux, il y a une période transitoire où coexistent une forte natalité héritée de l’ordre ancien et une faible mortalité infantile acquise du nouveau, ce qui provoque naturellement un boom démographique. Malthus avait donc en tête un modèle qui était faux, notamment biaisé par la conviction de la linéarité d’un phénomène qui n’était que passager, d’une part, et d’autre part l’omission de ce que le progrès technique est susceptible de régler les problèmes dont on craint l’apparition, parfois même avant leur apparition.
On a pu observer un autre cas de peur malthusienne au début du XXe siècle : en 1898 William Crookes, éminent chimiste britannique, prédisait que la demande des composés azotés, qui entraient dans la composition des engrais, dépasserait l’offre dans un futur proche, et que par conséquent les rendements agricoles ne pourraient pas être maintenus et la civilisation succomberait à des famines monstres. Il faut en effet se rappeler qu’à l’époque, les engrais de synthèse n’existaient guère, ou étaient compliqués à produire : on produisait dans des usines de l’ammoniac (qui est composé d’azote) à partir du coke, mais le principal producteur d’engrais était le Chili, qui exploitait le salpêtre de son sol et fournissait les deux tiers des besoins mondiaux en engrais par ce biais. Mais les dépôts chiliens s’épuisaient. Le monde était donc destiné à mourir de faim, et la population à régresser au niveau soutenable par les moyens existants.
C’est alors que le chimiste allemand Fritz Haber inventa un procédé (dit de Haber-Bosch, du nom de celui qui industrialisa le processus d’Haber) permettant de synthétiser l’ammoniac en grande quantité et à bas coût, ce qui lui valut le prix Nobel de chimie en 1918 : le problème était réglé.
Aujourd’hui, la population mondiale est à la fois plus nombreuse et mieux nourrie que jamais, on peut donc dire que Malthus a eu tort, d’autant plus qu’il y a des tas d’exemples de peur malthusiennes qui se sont avérées sinon infondées en théorie, du moins ont été surmontées par l’ingéniosité humaine ou simplement une évolution inattendue des données du problème.
Dans la mesure où aucune des prédictions du passé (celles de Malthus ou celles établies au Club de Rome) ne s'est révélée juste, à quoi attribuer le succès des théories malthusiennes aujourd'hui ? Sur quelles peurs se sont-elles développées et se développent-elles encore ?
Déjà, il faut noter qu’à la base des théories malthusiennes il y a une erreur intellectuelle classique, qui est la linéarité des projections : on pense intuitivement que les choses continueront d’évoluer de manière linéaire, sans rupture, sans modification des données du problèmes, et l’on en tire des conclusions. C’est une disposition d’esprit qui fait partie des réflexes de pensée humains, et a sans doute été sélectionnée par des siècles de sélection naturelle parce que généralement l’induction sur la base d’une répétition donne des résultats assez justes. Mais autant cela est un réflexe utile pour des problèmes simples impliquant peu de données, peu susceptibles de changer, autant lorsque l’on traite de problèmes complexes et dont une partie des données sont méconnues, cela conduit le plus souvent à des conclusions erronées. Les peurs malthusiennes sont donc partiellement le produit d’une disposition d’esprit qui a souvent pu nous sauver la vie, mais mal adaptée à l’appréhension de problèmes d’un autre ordre de complexité, comme la démographie, l’économie, le climat ou les trois à la fois.
Concernant le succès actuel des théories malthusiennes, j’incline à penser qu’il est aussi favorisé par un certain sentiment de fin de l’Histoire, de « monde plein » pour reprendre l’expression de Pierre Chaunu : l’homme ne vit pas que de pain, et c’est possiblement un moyen de rassasier la quête du sens, dans des sociétés plus sécularisées que jamais dans l’Histoire, que de s’inventer des défis apocalyptiques à combattre, sans quoi l’on se sentirait condamnés collectivement à consommer et à travailler en attendant la retraite, puis la mort, sans que rien n’ait le moindre sens.
Dans quelles situations (économique, géographique, démographique etc.) les inquiétudes néo-malthusiennes pourraient retrouver une certaine pertinence ?
Les peurs malthusiennes ne sont pas nécessairement infondées : pour reprendre le cas de la peur sur les composés azotés au début du XXe siècle, on peut constater que si personne n’avait inventé la synthèse de l’ammoniac, la catastrophe aurait pu se concrétiser, et la formulation du danger, en soi, a favorisé l’émergence de la solution, puisque des chimistes se sont penchés sur la question. Dans une certaine mesure, la peur malthusienne peut donc avoir un intérêt, si elle pousse à trouver des solutions alternative. Elle est dangereuse si elle pousse à proposer des solutions comme celles de Malthus, à savoir des solutions stérilisantes, régressives, qui enchaînent l’humanité au lieu de la libérer.
Car en réalité, les deux derniers siècles de l’histoire de l’Occident nous montrent un dépassement systématiquement « par le haut » des peurs malthusiennes, par l’invention de procédés qui accroissent les rendements, par l’exploitation de nouvelles énergies, etc.
L’idée de trouver de nouvelles sources d’énergies pour cesser de rejeter des gaz polluants, des particules fines ou que sais-je dans l’atmosphère est sans doute bonne, la question étant : faut-il le faire par la décroissance, la privation, le rationnement, comme le proposent les catastrophistes, ou par la production de nouvelles solutions ? Faut-il multiplier les éoliennes et les panneaux solaires à rendement et durabilité décevants, ou se tourner vers de nouvelles solutions nucléaires prometteuses, comme le thorium ou, plus enthousiasmant peut-être encore, la fusion nucléaire ? Il y a quatre ans, Lockheed Martin, le grand fournisseur d’armement américain, a annoncé pouvoir présenter un réacteur à fusion fonctionnel et compact – transportable dans un camion poids-lourd – à l’horizon 2025. Récemment, l’entreprise a répété qu’elle pensait tenir ce délai. Intéressant, quand on se souvient que Fritz Haber lui-même a à la fois sauvé le monde de la famine et légué les armes chimiques de sinistre réputation, au chlore notamment. Peut-être dans une quinzaine d’années rirons-nous de ces peurs dans le confort de nos maisons alimentées par des réacteurs à fusion inventés par un géant de l'armement.
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