« …Ce projet avait un titre, La parenthèse monstrueuse, dont on retrouve les orientations fondamentales dans une partie de La Grâce de l’Histoire. (Rien n’est donc jamais perdu tout à fait.) La “parenthèse” en question va de 1933 à 1989-1991 et son interprétation se fonde sur l’idée que le grand événement du XXème siècle fut la Grande Guerre, dont la signification fut en bonne partie comprise et étudiée dans l’entre-deux, à peu près jusqu’en 1933, quand tout bascula soudain dans la mainmise des idéologies sur la politique du monde. Dès lors, l’orientation de la réflexion ne fut plus consacrée qu’à cet affrontement catastrophique des idéologies, qui écarta l’essentiel que nous avait inspiré la Grande Guerre, lorsque nous étions proches de la vérité fondamentale de notre temps historique. Cette “parenthèse” vit donc, d'une part, le paroxysme et l’effondrement catastrophique de la dynamique allemande qui avait été chronologiquement la première à prendre sous son aile la dynamique du “déchaînement de la Matière”, ou plutôt avait été choisie par elle pour la représenter dans l’histoire du monde ; et, d'autre part, le courant américaniste, déjà fort bien préparé, qui prit le relais à son compte et nous mena au terme de la parenthèse (en 1989-1991) pour en émerger dans la position qu’on sait et pour devenir définitivement l’élément fondateur et nourricier de la catastrophe universelle qu’est notre époque de Grande Crise générale. »
Il s’agit ici de donner un extrait de ce texte, concernant la période de la Guerre froide, et dans celle-ci l’évolution de la France. L’extrait mélange la IVème République et la Vème République avec l’arrivée de De Gaulle, en se concentrant sur les relations de la France avec les USA. Il s’agit de montrer une certaine constance dans le destin français et les grands caractères de cette nation, que ce soit dans la médiocrité de la IVème République des partis (“en partie” réhabilitée à cette occasion) autant que dans la gloire de la Vème du général de Gaulle. Il s’agit de montrer également, – et cela avec mon propre témoignage car j’ai vécu ce changement, – le paradoxe tout à fait remarquable d’une France soudain en plein vertige d’américanisation psychologique, culturelle et des mœurs, en même temps que présidait l’homme le plus opposé à un tel processus qui constituait nécessairement une agression contre la souveraineté française. Au contraire, la France de la médiocre IVème République avait su montrer une certaine résilience dans sa résistance aux pressions américanistes. Ces deux paradoxes sont par ailleurs, bien entendu, le reflet de la force des pressions de l’américanisme et de son américanisation, – beaucoup plus fortes au niveau des psychologies et des mœurs dans les années 1960
C’est pour cette raison que je reprends le passage d’hier, dans la courte présentation du texte de Neil Clark :
« Effectivement, la question se pose : “Dieu sait ce qu’aurait pu faire un homme d'Etat comme ‘le Général’ aujourd'hui !” La réponse ne serait-elle être : sans doute n’aurait-il pas pu faire grand’chose, sinon, ce qui est fondamental, nous avertir solennellement que nous nous trouvons bien au cœur de cette Grande Crise, – et puis, qui sait, se vêtir au moins un instant d’un Gilet-Jaune avant de regagner Colombey-les-Deux-Églises... »
Cela est écrit sur le ton de l’ironie mais reflète en vérité une conviction : contre ce qui se passe, nul ne peut rien de décisif, de fondamental, aussi ne reste-t-il qu’à accélérer la crise selon la conviction de la justesse de l’équation surpuissance-autodestruction. Ce que prétend montrer ce passage, outre la spécificité française, l’exceptionnelle légitimité gaulliste, la justesse tactique de la politique suivie, c’est l’apparition des premiers signes de la Grande Crise Générale que nous subissons aujourd’hui… Mon idée est à cet égard que le départ en 1969 du général de Gaulle, qui est l’objet d’un si intense débat depuis 50 ans et aujourd’hui encore très vivement, avec des hypothèses révolutionnaires pour ce qui regarde ses projets ou bien la thèse classique d’un “suicide politique” (Mauriac, Malraux), est également la conséquence d’une intuition d’un homme si proche de la métahistoire, qu’on se trouvait devant une crise catastrophique qui emporterait la civilisation et contre laquelle il ne pourrait plus rien de fondamental.
Voici donc ce texte, extrait de l’impubliée "Parenthèse monstrueuse". Sauf en de très rares occurrences, le texte n’a guère été modifié ; aussi faut-il tenir compte du fait qu’il a quasiment 15 ans d’âge (écrit en 2005-2006), et s’il est bien signé PhG on acceptera l’idée que certaines opinions et appréciations de PhG ont évolué, parfois rondement, durant ces quinze années…
PhG (le vrai, celui de 2019)
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De la médiocre IVème à la glorieuse Vème
« Je me lasse si peu de citer cette anecdote que je la cite à nouveau ici, après l’avoir fait déjà à diverses occasions. Il s’agit de la remarque que fit le Roi Baudouin Ier de Belgique lorsqu’il apprit la décision de retrait de la France de l’Organisation intégrée de l’OTAN en 1966, ce qu’on qualifiait un peu cavalièrement et d’une façon inappropriée comme “le retrait de la France de l’OTAN”, — cette remarque de Baudouin enfin, pour dire sa désapprobation la plus intime et la plus profonde de l’acte du Général : « Je croyais que le général de Gaulle était un bon Chrétien… » Cette remarque introduit l’espèce de sentiment religieux d’appartenance au monde américaniste chez nombre d’Européens, et elle identifie ici d’une façon assez plaisante le domaine où nous allons nécessairement évoluer, si nous voulons comprendre la position française pendant la guerre froide, qui n’est que le reflet de la substance même de la nation française, – de la “Grande Nation” disons, pour mieux cerner le propos. Il ne suffit pas de parler d’“indépendance” et de “souveraineté”, l’un et l’autre relevant de l’évidence pour le cas français. Il faut comprendre.
Précisément pendant cette période de la parenthèse monstrueuse qui montre, à côté de la “splendeur” gaullienne, la France dans des situations de grande détresse et de profond malheur, d’affaiblissement général, de décadence affirmée, de quelque côté qu’on prenne la France subsiste la singularité française. J’ai récemment retrouvé un de ces jugements révélateurs, dans un livre écrit par un Britannique, Alexander Wreth, et publié en 1957, La France depuis la guerre (1945-1957). Il s’agit de cette période où la France est au plus bas de l’indignité qui parut marquer la IVème République, où elle semble soumise à l’influence américaine dans les domaines essentiels. Wreth rapporte cette remarque d’un professeur britannique de renom, qu’il donne comme exemplaire de ce qu’on pensait de la France, « au département d’État, au Foreign Office, dans les universités de Grande-Bretagne et d’Amérique, dans les salles de rédaction… » : « Il [ce professeur] pensait que la France, puissance relativement faible, aurait mieux fait de s’aligner dès le début sur Washington plutôt que de se donner de prétentieuses allures d’indépendance et de mettre sans cesse des bâtons dans les roues de l’Amérique. » Plus loin, beaucoup plus loin dans son bouquin, à peu près au milieu du propos de l’auteur, dans un chapitre où il résume cinq années de IVème République (1945-50) et donne la mesure de l’exceptionnelle médiocrité des équipes dirigeantes politiques françaises, après nous avoir décrit des politiques désastreuses et des attitudes pitoyables, après nous avoir fait mesurer la bassesse de ces temps pour la France, Werth nous offre ce contre-pied sur lequel il faut revenir toujours, et que j’explorerai plus loin : « Et pourtant, malgré la médiocrité de son personnel, la France continuait, — non pas grâce mais malgré ses gouvernements — à jouer un rôle important dans les affaires mondiales. Ce fut, historiquement, un des traits les plus importants de la IVème République. »
(Bien sûr, je me permets de souligner le mot important : l’Histoire de la France se résume par le mot “malgré”, — qui signifie dans son extrême : “contre la volonté de”, ce qui résume nombre de passages de cette Histoire, incompréhensibles pour la seule raison, où la France s’affirme “malgré”, — “malgré ses dirigeants”, “malgré les Français”, et ainsi de suite sur la voie royale du paradoxe devenu presqu’un oxymore.)
… “Trait important” écrit Werth, pas seulement de la IVème, comme on ne l’ignore pas. Les observateurs sensibles de la France ont toujours eu cette attitude qu’on pourrait apparenter à un réflexe, comme la prémonition d’une nécessaire méthodologie pour ouvrir les portes du mystère. Il importe d’observer la France en tant que telle, comme la personne que Michelet, le premier d’une façon si catégorique, avait distinguée en elle. Il faut identifier, reconnaître et percevoir cette personne, ce pays, le séparer de ses dirigeants, de ses intellectuels dont la ligne de conduite est le défaitisme, parfois des Français eux-mêmes. Accueillons cette méthode classique et irréfutable pour juger de la France, méthode aussi belle que son objet lui-même, qui est de mettre le pays à part. Le reste va et vient. Parfois, l’une de ces règles annexes du va et vient est démentie et, par exemple, la vertu et la clairvoyance de tel ou tel dirigeant de la France rencontre la vertu transcendantale de la nation. Il y a alors comme un temps suspendu, un moment du temps qui domine le temps et rencontre l’Histoire, une union miraculeuse de la terre et du Ciel. C’est un éclair de lumière qui vous fait réaliser que l’ombre française n’est jamais que l’écume de l’Histoire.
L’entêtement de la France à être la France est une ardeur venue des profondeurs, quand tout est sens dessus dessous et que les profondeurs s’éclairent de la lumière qui ne peut être que l’En-Haut. Rien d’autre n’offre une raison et une inspiration d’être aussi parfaite à l’entêtement de cette nation, et cette perfection comble la raison. On en déduit aussitôt, dans un état de bonheur complet de l’esprit, que ce pays est la terre d’élection de la rencontre de la raison et de la transcendance intuitive. Ma conviction conduit ma réflexion à cet égard ; cet aveu doit être fait plutôt que de dissimuler la méthode, ne serait-ce que pour écarter le risque terrible que cette conviction, au bout du compte, ne m’aveugle si je la dissimule. Dans cette matière, je ne suis pas un homme de conviction puisqu’il m’a été donné de l’être. Cette conviction doit être brandie comme un étendard, parce qu’elle trace le sens irrésistible de ma démarche. Elle est à la fois mon identité et le signe qui me guide.
(Ici, je fais un a-parte nécessaire, pour justifier ces quelques phrases. Comment, doit-on se demander rationnellement, — comme puis-je oser écrire de la sorte ? Comment puis-je poser de cette façon, sans pudeur ni preuves avancées, que je suis ainsi habité, et m’autoriser à avancer la chose de façon si péremptoire et naturelle, comme argument d’une méthodologie d’historien ? Ce jour où j’écris ce texte [12 mai 2006], je me pose cette question simultanément, et je me la pose parce que j’ai trouvé la réponse qui, elle-même, a suscité la question déjà résolue... En lisant ces quelques phrases révélatrices du dissident américain Mike Davis, — nous sommes entre amis, — d’une interview publié le 11 mai, j’ai la réponse :
« Dans mon livre, j’ai défini comme contrepoids à la croissance des bidonvilles périphériques, – la classe moyenne abandonnant sa culture traditionnelle, avec le centre des villes, pour se retirer dans des mondes extérieurs avec des styles de vie à thèmes californiens. Certaines d’entre ces mondes extérieurs sont de véritables forteresses, incroyablement soucieux de la sécurité. D'autres sont des banlieues plus typiquement américaines, mais toutes s'organisent autour d'une obsession pour une Amérique fantasmée, et en particulier la Californie fantasmée universellement transmise par la télévision. Ainsi, les nouveaux riches de Pékin peuvent se rendre par l'autoroute dans des lotissements clôturés portant des noms comme Orange County et Beverly Hills, – il y a aussi un quartier de Beverly Hills au Caire, et tout un quartier sur le thème de Walt Disney. Djakarta a la même chose, – des complexes où les gens vivent dans des Amériques imaginaires. Celles-ci prolifèrent, soulignant l'absence de racines de la nouvelle classe moyenne urbaine à travers le monde. Cela s'accompagne d'une obsession d’obtenir les choses telles qu’elles sont dans les images de la télévision. Vous avez donc de véritables architectes du comté d’Orange qui conçoivent un “Orange County” en dehors de Pékin. Vous êtes extrêmement fidèle à ce que la classe moyenne mondiale voit à la télévision ou au cinéma. »)
Que cet artefact non-historique qu’est l’américanisme produise cela, enfante cette monstruosité qui éclipse toutes les monstruosités rencontrées sur cette terre, – j’écris et répète, en assumant les conséquences du jugement : toutes…, – que cela soit ainsi justifie complètement que je me sois exprimé comme je l’ai fait. Le monde de l’américanisme est un artefact de la subversion ultime qui entend tuer l’Histoire du monde ; la France est l’ultime résistance de l’Histoire du monde. Qui me comprend m’a entendu. Les autres ont quartier libre.)
“…Mettre des bâtons dans les roues”
Ces affirmations de ma conviction à propos de la France mesurent et éclairent le champ où je veux exposer le rôle de la France dans la parenthèse monstrueuse ; dans ce cas également, peut être “malgré elle” ; le rôle de la France dans la parenthèse monstrueuse, malgré elle opposée à sa plus vieille amie, à sa tendre amie, — opposée à l’Amérique. Pour mieux entendre le propos liminaire exposé d’une façon hâtive, il faut faire justice d’un mot. La position française d’“opposition” française à l’Amérique (« …de mettre sans cesse des bâtons dans les roues de l’Amérique ») est plus justement décrite par le mot “dissidence”, que j’ai employé à propos de ceux qui, en Amérique, principalement les écrivains et d’autres du même acabit, sont décrits comme étant “sortis du rang” (to brake the rank) imposé par le système alors qu’ils n’y furent jamais tout à fait alignés. Cette position n’est pas une politique, c’est une nécessité de la nature du monde dans la mesure où, par “nature”, il nous faut considérer la vision transcendantale de la substance même de la chose.
L’opposition de la France et de l’Amérique est une idée et nullement une réalité. Elle permet d’envisager une évolution, vers un mieux ou vers une dégradation qu’importe ; elle permet d’émettre un jugement politique immédiat, et de rester dans l’immédiateté, sur une situation qui ne peut être embrassée que dans la dimension historique. Il n’y a pas d’affrontement, ce n’est pas un vis-à-vis qui devient un face-à-face. Les positions respectives de la France et des USA, et les rapports qui s’en déduisent ou qui sont dénoncés c’est selon, forment à la lumière de la dimension historique la synthèse du conflit ultime au cœur de la civilisation. Je dis “conflit ultime” parce qu’il n’existe plus d’alternative à notre civilisation, parce que la puissance technologique de notre civilisation, — du système, certes, — l’interdit. Ce facteur essentiellement matériel qui a la fonction d’un verrou met d’autant plus en évidence les aspects spirituels et transcendantaux du phénomène.
La situation de la France tout au long [de la parenthèse monstrueuse] mesure le degré et les tourments d’une contestation permanente. La France ne se comprend pas elle-même, dans cette aventure, elle s’interroge d’une façon critique à propos de sa propre dissidence, elle s’en étonne, elle en éprouve de la honte ; cela ne change rien à la chose ; on dirait qu’il y a, dans le chef de la France, une complète impuissance à modifier l’orientation générale de sa pensée, et les actes qui sont à mesure. (“On dirait” ? Non, on doit le dire, parce que c’est l’évidence même.) La France a vécu la Guerre froide comme on suit un feuilleton cousu de fil blanc, comme un de ces curieux films français qu’on allait voir à l’époque des années 1950 où les autorités extérieures et quelques autorités françaises crurent que la France était “américanisée” ; ces films se nommaient Les femmes s’en balancent, La môme vert de gris, l’action se passait dans un cadre étrange qui était la France vue par un Français (par exemple, le réalisateur Bernard Borderie) qui devait se figurer comment était la France vue par Hollywood, avec comme héros celui, fameux, de Peter Cheney, Lemmy Caution, alias Eddy Constantine avec son accent américain à couper au whisky, “agent du FBI” en mission en France et qui s’y trouve comme chez lui. Plus tard, Godard se servit de Constantine, alias “Lemmy Caution, ‘agent du FBI’”, homme qui n’était pas sans finesse et en connaissait un brin sur l’américanisation du cinéma et la pourriture générale régnant à Hollywood, pour son film hermétique et cotonneux, salué comme un chef d’œuvre par d’autres, Alphaville. Les Français vécurent le Guerre froide comme on regarde un spectacle, comme s’ils étaient “en-dehors”. Cela n’empêchait certainement pas le marxisme d’être partout présent dans les milieux intellectuels dominants de l’establishment ni le zèle anticommuniste d’y être encore plus vif qu’ailleurs. (Ceci n’empêchant pas cela répétons-le, mais les planètes sont différentes.)
En 1951, la revue La Nef publia une enquête sur “Le mal du siècle”, où le préfacier, Jacques Lebar, présentait son époque française comme “l’ère de l’angoisse totale” : « Au moment où le monde ne semble plus promettre que des tragédies, atomiques ou autres, le philosophie, elle aussi, s’assombrit et l’influence des doctrines existentielles n’est pas une mode ou un hasard. » Alexander Werth, que j’ai déjà cité, qui commente dans son livre cette enquête qu’il juge révélatrice de ce temps français, observe qu’il y avait chez les jeunes Français soumis à enquête « …une bonne dose d’anarchisme ou de nihilisme intellectuel… cette sorte de philosophie qui balaya la France pendant la guerre de Cent ans et pendant la peste noire, alors que la mort dominait toutes les pensées… » La France vivait son époque, où la Guerre froide prenait le monde dans ses griffes, au rythme du désenchantement que lui suggérait le régime politique qui la conduisait. C’est une époque où la France ne s’aimait pas, où le sentiment si souvent désigné par l’expression assez lourde d’“avoir mal à la France” prédominait indiscutablement. Robert Brasillach, le collaborateur devenu le fusillé et ainsi devenu martyr, avait bien résumé l’époque qui s’ouvrait, par une sorte de prémonition alors qu’il croyait chanter son propre sort, et qu’il le faisait effectivement, dans ses Poèmes de Fresnes : « Mon pays m’a fait mal. »
D’autre part, c’est l’époque de la mort assuré, mécanique, inéluctable. La Bombe vous donne ce sentiment terrible de l’Humanité prise dans la perspective du hachoir atomique, en même temps que la Bête Immonde, la communiste, la soviétique cette fois, bloque toutes les issues de secours. C’est une époque où les débuts de la Guerre froide en marquent déjà le paroxysme, où cette guerre qui n’en est pas une parce qu’elle ne peut en être une se définit par une certitude de la destruction mécanique et apocalyptique, où cela envahit l’esprit et marque le caractère, où le pessimisme et l’angoisse ne sont plus le produit d’une pensée mais la conséquence d’un réflexe, — où un sentiment « presque unanime d’insécurité et de péril grave […] est le principal élément de notre climat moral », selon l’auteur Henri Bernstein, qui commente cette enquête ; qui ajoute aussitôt : « La notion de durée n’est plus : personne, aujourd’hui, ne croit au lendemain. » Le sentiment des “jeunes” se partage entre l’hédonisme nihiliste, le goût du profit immédiat, la tentation de l’action pour elle-même qui vous sorte du temps et de l’époque ; le sentiment est conforme au monde qu’on leur a ménagé, sans horizon, insensé, sans perspective. « Le vrai Mal du Siècle est ailleurs, écrit Jean-Marie Domenach, d’Esprit. … ce n’est plus la maladie des oisifs mais des actifs… Cette cité est dépourvue de sens et de grandeur. La meilleure partie de la jeunesse et des couches sociales jeunes (le prolétariat) l’a déjà quittée pour prendre d’autres inscriptions. »
On comprend que la Quatrième République tombait à pic pour illustrer et justifier ce sentiment général, autant qu’elle pouvait en apparaître comme la cause pour certains chroniqueurs un peu court. Faire une cause d’un événement aussi faible, c’est lui faire bien de l’honneur. Le régime illustre l’époque, il la résume, il lui donne le ton autant qu’il la reflète mais il ne peut prétendre à la substance qu’il faut être pour, à soi seul, justifier une humeur aussi noire. Sa médiocrité et sa corruption justifient qu’on le dénonce mais il n’est qu’une partie infiniment réduite de la cause générale ; le Quatrième ne peut, elle-même, être cause de quoi que ce soit ; comme la Seconde Guerre mondiale pour les jeunes gens de la Beat Generation aux USA, le régime de la IVème République est « le symptôme de leur pessimisme, et non sa cause première ». Il se trouve qu’on peut juger, à distance comme je le fais, que ce sentiment noir des Français était d’une grande justesse. Il identifiait pertinemment les caractères cachés du temps historiques, dépassant avec bonheur la seule terreur de l’affrontement Est-Ouest et de la Bombe, pour rendre compte d’un mal plus profond qui est ce que la parenthèse monstrueuse tente de dissimuler. Cette humeur noire montrait que la France n’était pas dupe de la comédie installée au cœur des relations internationales.
D’autre part, la IVème République n’a pas fait que de mauvaises choses, même si on l’observe du point de vue de la fierté française. Elle a redressé certaines forces vives de la nation. Elle a “modernisé” la France, elle lui a donné une assise technologique qui lui permit ensuite d’asseoir son indépendance nationale sur un réel socle de puissance, selon les références mécanistes du temps. Elle place la France première du monde dans la technologie des chemins de fer, ressuscite son industrie aéronautique et son industrie automobile, lance l’industrie atomique et conduit très loin la production de la première Bombe que de Gaulle mena rapidement à bien. Elle restaure certaines conditions qui sont la nature même de cette nation, d’une façon presque automatique, par “réflexe français” si l’on veut, par habitude de la grandeur, sans y croire pour l’essentiel, ou plutôt sans y penser précisément. Même corrompue et affairiste, même dérisoire et ridiculisée, la Quatrième République fonctionne comme la France, cette personne à part comme le découvre Michelet, entend que l’on fonctionne.
Le retour de De Gaulle eut lieu, si l’on accepte ce point de vue, dans des conditions matérielles moins contraignantes qu’on ne se le figura à cette époque. La tragédie algérienne a obscurci notre jugement jusqu’à avoir fait paraître la France “au bord du gouffre” alors qu’il ne s’agissait que d’une ornière. (J’écris cela avec un cœur blessé qui m’est devenu léger. J’ai vécu cette tragédie à ce point d’en être, comme l’on disait également à cette époque où l’on confondait trop aisément la pompe avec le talent oratoire, “blessé dans ma chair”. Les tragédies de l’Histoire s’estompent bien vite avec le temps, lorsqu’a été faite bonne et juste mesure du poids disproportionné de l’émotion et de la sensibilité personnelles dans le jugement initial. Seuls les idéologues y songent encore, pour avoir raison malgré tout, un demi-siècle plus tard. Laissons-les jouer avec cette poussière. Au contraire d’eux, je préfère savoir reconnaître mes torts que d’avoir toujours raison. [Note du 30 avril 2019 : cette note justement mériterait d’être largement revisitée ; car mon sentiment et mon souvenir ont bien évolué.].)
Le siège du Roy
Bien sûr, l’essentiel est ailleurs. De Gaulle ranimait un souffle que nous n’avions plus parce que c’est à lui qu’échût cette mission. Il fouetta les énergies, il suscita les ardeurs. Il remit l’âme de la nation à la place qui est la sienne, – mais cette âme n’était pas morte, bien entendu. La France avait failli attendre. Je ne parviens plus à trouver l’origine de cette anecdote mais je la tiens pour si juste qu’elle ne peut être que vraie, qu’elle doit être acceptée pour telle de confiance sûre si la trace en a été perdue, — au point qu’un Italien en perdrait son ironie fataliste pour dire son fameux dicton, cette fois avec la gravité du constat que l’interprétation, lorsqu’elle est inspirée, crée la réalité : « Si non è vero, è ben trovato », — ce qui se traduirait, pour notre culture : “c’est trop beau pour ne pas être vrai”. C’était au printemps de 1963, lorsque de Gaulle se rendit à Reims avec l’Allemand catholique Konrad Adenauer pour entendre une grand’messe en la cathédrale. On dit que l’évêque, plaçant ses hôtes illustres, invita le général à occuper le siège qui était celui du roi de France, et qui avait été gardé inoccupé depuis l’exécution de Louis XVI. Cela n’est pas glorifier outre mesure un homme mais saluer ce dont il était porteur et qui ne dépendait pas de lui ; l’Église s’y entend, pour cette sorte de reconnaissance, aussi politiquement habile qu’habituellement divinatoire. Le trait essentiel de la République gaullienne est d’avoir renoué un fil rompu par l’échafaud, d’avoir rassemblé la France d’avant et celle du temps présent, pour bien marquer l’être décidément intemporel de cette nation.
Le paradoxe est que cette “divine surprise” gaullienne n’installa nullement les mœurs et les faits de société à mesure. Le paradoxe gaullien est que l’installation de la Cinquième République marque le début, dans la société française, d’un phénomène accéléré d’installation de la modernité (et non pas processus de “modernisation”, – comme on “modernise” une substance qui reste elle-même, – comme on le crut d’abord, de Gaulle le premier). Ce phénomène ne peut être défini temporellement que par un terme : “américanisation”.
Le sentiment populaire vis-à-vis de l’Amérique, durant la IVème, avait été de la méfiance jusqu’à la colère. L’affaire Rosenberg, en 1953, provoqua une poussée d’anti-américanisme qui fit croire à un véritable sentiment d’unité nationale tant la réaction traversait les courants de pensées différents et semblait les rassembler. Alors que ses dirigeants défaillants se débattaient dans un marasme d’impuissance et de désarroi, le peuple français sentait intuitivement ce qu’il y avait de démesuré et de pathologique dans l’attitude américaniste. En 1954, la situation fut encore différente, conduisant à un débat d’une grande intensité et d’une haute tenue, notamment à l’Assemblée Nationale à la fin août, à propos de la CED et du réarmement allemand, — car, pour les Français, la CED n’était qu’un faux-nez pour dissimuler le complot anglo-saxon du réarmement allemand. Il y avait le même sentiment d’unité nationale, regroupé cette fois autour d’une société politique qui se montrait assez digne de l’enjeu qu’impliquait cette grave question. Mais la France, qui avait liquidé la CED, dut capituler sur le réarmement allemand. Les pressions anglo-saxonnes avaient été horribles, frisant une singulière grossièreté dans certaines occasions. Churchill, qui s’offrait comme dernier caprice un séjour prolongé au 10 Downing Street, se montra excessivement inélégant ; en présence du maître, le contremaître ne ménage pas les humiliations à celui qui refuse de se conformer au règlement général dont il est le garde-chiourme ; pour l’occasion, il aurait pu écarter ces excès qui relèvent du sous-fifre ; la conférence des Bermudes, où le Premier ministre français (est-il utile de rappeler son nom ? Laniel a disparu de la mémoire historique) fut traité comme un chien, mesure ce comportement des Anglo-Saxons, d’une médiocre arrogance, comme si la médiocrité de Laniel pouvait faire oublier qu’il représentait la France.
Cette période où la France fut battue bien qu’elle eût raison contre tous les autres en cherchant à affirmer son indépendance nationale conduisit à une réaction que les historiens du temps nommèrent “National-Molletisme”, du nom du Premier ministre socialiste qui appliqua une politique de force en Algérie en 1956. On a perdu de vue l’ampleur de cette réaction nationaliste qui fait fi de toutes les classements politiques artificiels. Pour en fixer la forte impression qu’on en éprouva, on citera ceci, de Werth :
« Le National-Molletisme ne ressemblait pas au National-Socialisme allemand ni au Fascisme de Mussolini. Il comportait moins de préméditation. Et, cependant, il avait avec eux quelque chose de commun. De même que la montée de l’hitlérisme avait été, pour une part, déterminée par l’humiliation infligée à l’Allemagne par le Traité de Versailles, de même que le Fascisme était, au moins en partie, la conséquence du sentiment que l’Italie avait été “roulée” par les faiseurs de paix de 1918, de même le National-Molletisme était une réaction à l’impression que la France avait été traitée de façon indigne par le monde extérieur. »
Cette approche est d’un grand intérêt parce qu’elle établit une continuité inattendue entre 1954-56 et 1958, entre la IVème République et De Gaulle, qui est une continuité de la France. Les circonstances les opposent, certes, mais dans une ambiguïté qui s’explique alors aisément ; le National-Molletisme s’exprime dans une défense à outrance de l’“Algérie Française” que de Gaulle va prestement liquider, et par une expédition de Suez que de Gaulle juge avec sévérité (mais du bout des lèvres, par esprit-“anti-IVème”). Qu’importe, il nous apparaît à observer l’histoire dans ses profondeurs que 1954 prépare 1958, ne serait-ce que parce que la construction de la bombe atomique commence cette année-là (décidée par Mendès) et qu’elle va devenir, avec de Gaulle, l’outil principal de l’indépendance nationale (point circonstanciel) et de la refondation de la souveraineté nationale (point totalement structurel) ; ne serait-ce que parce que 1954 a vu la France de la IVème se raidir sous les agressions et les humiliations des Anglo-Saxons et que la première tâche du gaullisme sera de mettre en place un système et une puissance qui ne permettront plus cela.
(La leçon que les Français retiendront de Suez, où les USA les forcèrent à capituler, est qu’il leur faudrait une puissance qui leur permettrait d’affirmer une souveraine indépendance, – c’est-à-dire la Bombe. La leçon que les Anglais,MacMillan en tête, tirèrent de cette aventure fut qu’il ne faudrait plus jamais se trouver en position de désaccord avec les USA, d’autant que leur Bombe à eux étaitMade In USA… Cette idée fut l’objet du travail du jeune thésard Pierre Lellouche.)
On découvre, sans surprise mais non sans satisfaction je l’avoue, une continuité des grands courants, des forces essentielles de l’Histoire et des structures fondamentales du phénomène métahistorique qu’est la France. Nos historiens assermentés, eux, se contenteront de se quereller autour de questions annexes telles que la démocratie, le colonialisme, etc., toutes choses qui ne sont que des conséquences souvent accessoires des grands mouvements structurels de l’Histoires ; cela donne aux assermentés l’impression d’exister et d’être des historiens ; je ne vais pas leur refuser cela.
Seuls ceux qui rejettent l’historiographie transcendantaliste et prophétique s’étonneront de cette affirmation de la continuité. Pour les autres au contraire, les happy few disons pour faire lettré, cela s’impose comme la logique même une fois qu’est posée l’affirmation de la continuité. Que les machinistes de cette continuité soient médiocres (Mollet & Cie) ou grandiose (de Gaulle) ne change rien sur ce point-là de la logique de la transcendance. (La transcendance, même si elle est offerte par l’intuition, fait pour s’étendre grand usage de la logique, qui est l’apanage de la raison ; la susdite raison est un instrument donné pour servir la transcendance et non pour la dénoncer ; seuls les pauvres d’esprit et les voyous, et les idéologues ce qui revient au même, s’exercent à cette imposture.)
Mais le peuple changeait ses préoccupations. Plus haut, je parle du “souffle” que de Gaulle ranime. Le peuple de France en est satisfait mais nullement transporté. Le dirigeant rétablit la légitimité française, qui s’appuie de toutes ses forces sur une logique structurante qu’il oppose à la force déstructurante de l’américanisme ; le peuple, lui, s’abîme dans les délices des paillettes venues d’Outre-Atlantique. On pourrait avancer l’explication qu’il y a une sorte de relais qui s’effectue, l’un s’étant épuisé dans une opposition qui contredit apparemment les principes modernistes dont on prétend qu’ils assurent la fondation vertueuse de la France, l’autre reprenant le flambeau. Avec la France qui entre dans ce que nous avons coutume de nommer sans crainte de la redondance “le monde moderne”, qui y entre ou qui y est poussée c’est selon, la contradiction est une seconde nature qui menace à chaque instant d’occuper la première place. Il n’empêche qu’on distingue l’ouverture d’une période qui semble marquée par la rectitude ; il y a, dans le domaine social, des mœurs et de la culture, un nouvel élan de la décadence qui est donnée, qui ne se démentira plus. Répétons-le pour faire court et polémique, et leur donner une raison de nous vilipender, et nommons cela “américanisation”.
J’ai bien connu ces années 1960 parce qu’elles ont été le cadre de la fin de mon adolescence et de mon entrée dans la vie d’homme. Les sens exacerbés, curieux de tout et assuré du reste, je me précipitai avec la force d’une conscience bien rangée dans les affirmations les plus détestables. Je n’ai jamais été plus pro-américaniste dans mon opinion discrètement maîtrisée que dans cette période où la jeunesse française jouait à ne l’être pas du tout dans ses opinions bruyamment proclamées, mais en s’y vautrant inconsciemment, dans son comportement, dans ses mœurs, dans sa conformation psychologique qui subit un changement considérable durant la période. Aux films de Lemmy Caution correspond, pour mesurer l’évolution, le film de 1966 Un homme et une femme. A l’agent du FBI exotique avait succédé le Français moderne, vivant au rythme des nouveaux temps mécaniques, pilote de course cédant au sentimentalisme à 180 à l’heure, qui partage la vedette du film avec les voitures Ford, — Mustang et GT-40, — dont Paris faisait ses gorges chaudes. Lemmy Caution contre les voitures Ford : l’américanisation entrait dans nos mœurs. La jeunesse vivait désormais aux rythmes musical, rock et compagnie, des Anglo-Saxons ; le cinéma américain triomphait et je me rappelle que le comble du sérieux dans cette activité était de n’accepter de voir les films qu’en version originale, au MacMahon, à La Pagode ou au Ranelagh ; la mode des jeunes gens était américaine, des chaussettes Burlington aux blousons de cuir et aux chemises à col boutonné trouvées aux puces, venus d’Amérique ; le “style Kennedy” triomphait chez Renoma, rue de la Pompe, presque en face du lycée Janson-de-Sailly ; le Jean’s établissait son empire. Les Français découvraient le phénomène de l’automobile en suivait la voie américaniste qui avait été de faire d’un moyen de locomotion une philosophie de la vie. La presse se convertissait au news magazine (Jean-Jacques Servan-Schreiber avec son Express). Jean-François Revel exaltait la “révolution américaine” après avoir succombé à ses charmes comme un homme d’âge mûr à une jeune beauté qui ranime sa flamme.
Mai 1968 peut sans aucun doute être définie dans les profondeurs de ses aspirations comme une révolte pro-américaniste. Depuis qu’on en a vu les effets, notamment sur ceux qui prétendirent en faire autant d’étendards de la “révolution” et se retrouvèrent trente ans plus tard comme fermes soutiens du Pentagone, les étiquettes en vogue, du maoïsme à l’anarcho-déconstructionniste, ont montré quel code il importait d’employer pour les décrypter. Le State Department se réjouissait à l’époque, presque ouvertement, du désordre répandu par ces jeunes gens ; pour une fois, les américanistes saisissaient les nuances. Depuis, la société française n’a cessé de poursuivre cette marche forcée à la poursuite de la chimère moderniste qui a bien pour nom : américanisation, à laquelle ses élites lui reprochent de ne jamais sacrifier assez. Depuis, également, de Gaulle s’en est allé. Ainsi le désastre français paraît-il complet et achevé.
Ce n’est un désastre français qu’en apparence. Je ne dirais pas que “la France en a vu d’autres”, même si cela est vrai. Ce jugement donnerait faussement l’impression que tout va poursuivre son chemin, avec un cahot de plus surmonté, un obstacle écarté avant le suivant et ainsi de suite. Au contraire, au bout de la période lui en succède une autre dont on se demande si elle ne va pas s’avérer être un cul-de-sac, et le chemin, une impasse. Le désastre qui paraît “complet et achevé” n’est pas celui de la France, en ce sens qu’il n’est pas seulement celui de la France. La France reste un miroir du monde et reflète la béance de la rupture où s’abîme le monde. »
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