Je crois que les lecteurs qui connaissent mes livres se font une bonne idée de l’architecture du système financier international moderne. Il peut être représenté sous la forme d’une pyramide, au sommet de laquelle se trouve la Réserve fédérale américaine, une société privée de type fermé. La Réserve fédérale américaine a des actionnaires, que j’appelle les « maîtres de l’argent ». Ils sont les bénéficiaires du système financier mondial mis en place, et la Réserve fédérale américaine en est le centre de contrôle. Je ne décrirai pas la structure de la pyramide tout entière, mais je noterai qu’au-dessous du sommet de la pyramide, on trouve une institution telle que la Banque centrale européenne (BCE), et qu’au niveau inférieur à celui de la BCE, se trouvent les banques centrales de la zone euro, membres de la BCE. Actuellement, les membres de la BCE sont les banques centrales de 19 pays européens. Y compris la Banque d’Italie, dont il sera question ci-dessous.
J’ajouterai qu’aujourd’hui la majorité des Banques centrales du monde, y compris la Banque de Russie, sont incluses dans la pyramide des « maîtres de l’argent ». Le contrôle des « maîtres de l’argent » sur les Banques centrales est très efficace car presque toutes ont le statut d’institutions « indépendantes » (indépendantes de leurs États). En dehors de cette pyramide, il n’y a que quelques rares Banques centrales, dont la plus grande est la Banque centrale de la République islamique d’Iran. En ce qui concerne la Banque populaire de Chine (Banque centrale de Chine), sa position dans le système financier mondial est particulière. Sans entrer dans les détails, je dirai que la BPC pour le moment est partiellement dépendante des « maîtres de l’argent ». La situation de la Banque centrale de Chine est instable et dangereuse (nous traiterons ailleurs de la BPC d’une manière ou d’une autre).
L’Argentine, la Hongrie, la Serbie sont en révolte contre les « maîtres de l’argent ».
En de nombreux pays, la pression exercée par les « maîtres de l’argent » par l’intermédiaire des Banques centrales qui leur sont subordonnées, devient très dure et insupportable. De temps à autre, certains États tentent de soustraire les Banques centrales situées sur leur territoire au contrôle des « maîtres de l’argent », et de les placer sous le contrôle des autorités nationales. Ces tentatives sont rares, on peut les compter sur les doigts d’une main. Il y a environ dix ans, la Présidente de l’Argentine de l’époque, Christina Kirchner, a tenté de prélever environ 1/7 des réserves de change de la Banque centrale (6,6 milliards de dollars) pour payer la dette publique extérieure. C’est ce que la Banque centrale d’Argentine lui a catégoriquement refusé, et les « maîtres de l’argent » ont organisé dans les médias une campagne frénétique de harcèlement à l’encontre d’une femme courageuse. L’affaire ne s’est pas limitée à des attaques de la part des médias. Par décision du tribunal américain, les réserves de la Banque centrale d’Argentine furent gelées. Autre cas : en 2011, le Premier ministre Hongrois, Viktor Orban, avait tenté de faire adopter des amendements par le parlement du pays, annulant le statut « indépendant » de la Banque centrale, en la mettant sous le contrôle du gouvernement. Le hurlement universel a de nouveau retenti, organisé par les médias contrôlés par les « maîtres de l’argent ». Bruxelles a organisé une pression sans précédent sur Viktor Orban, qui a dû faire machine arrière, en retirant les amendements. Les déclarations du Premier ministre Hongrois après sa défaite sont caractéristiques : « La bande de bandits, qui a pris le pouvoir dans l’Union Européenne, s’occupe de la banale mise en esclavage de tous ceux qu’elle a réussi à leurrer ! En Hongrie, ils l’ont compris et tentent de s’échapper. Mais la mafia financière internationale tient fermement les Hongrois à la gorge … ». Et voici une autre déclaration de V. Orban à propos de l’histoire de cette époque : « La Hongrie a été traitée comme une colonie ».
En 2012, la petite Serbie a osé établir un contrôle de l’État sur la Banque centrale (également en modifiant la loi, abolissant son « indépendance »). Elle a été traitée de manière encore plus expéditive que la Hongrie. Quelques jours après l’adoption des amendements limitant « l’indépendance » de la Banque centrale de Serbie, les principales agences de notation ont abaissé la cote de crédit du pays. Par exemple, Fitch a commenté son pronostic négatif comme suit : « Au lieu de se concentrer sur la correction des déficits publics croissants et de la dette publique, le nouveau gouvernement a modifié la loi sur la Banque centrale de manière à miner la confiance des investisseurs, et compliquer la conclusion d’un accord d’un nouveau prêt du FMI ».
Attaques contre les Banques centrales : la Turquie et les États-Unis
Voilà deux événements de la dernière année. L’an dernier, le Président Erdogan a été réélu en Turquie. Pendant la campagne électorale, il a déclaré son intention de pousser la Banque centrale à réduire son taux directeur, qui, en réponse à Erdogan, fut augmenté jusqu’à 17,75%, une semaine avant les élections. Erdogan avait également promis qu’il chercherait une meilleure sélection des cadres dirigeants de la Banque centrale. Les tentatives frontales d’Erdogan pour changer le statut « indépendant » de la Banque centrale n’ont pas abouti. Cependant, il a essayé de renforcer le statut du Ministère des finances, et de le placer au-dessus de celui de la Banque centrale. La lutte continue.
Un autre cas tout à fait sans précédent. Nous parlons d’une série d’attaques de la part de l’actuel Président des États-Unis, Donald Trump, contre la Réserve fédérale. Les attaques survinrent en réponse à la décision de la Réserve fédérale américaine de continuer à augmenter son taux directeur. Le 26 novembre, dans une interview au Wall Street Journal, Trump déclara que « la Fed est devenue un problème beaucoup plus grave que la Chine ». À la fin de l’année dernière, Donald Trump a même menacé de demander la démission du président de la FED, Jerome Powell. Il est clair qu’aucune mesure pratique n’a été prise pour démettre J. Powell de ses fonctions de président de la FED. Mais l’événement est sans précédent. Pour la première fois depuis plus d’un siècle dans l’histoire de la Réserve fédérale américaine, le Président américain a parlé de manière aussi directe et franche de cette institution, qui était et reste le premier pouvoir en Amérique.
Les Euro-sceptiques italiens et la Banque d’Italie : la tension monte.
Et voici une autre « émeute à bord du navire ». Nous parlons de l’Italie. Au début de l’été de l’année dernière, après les élections législatives, un nouveau gouvernement a été formé au sein duquel des représentants des mouvements Cinq Étoiles et de la Ligue du Nord ont pris des positions clés. Ce sont des Euro-sceptiques qui cherchent à réviser sérieusement les relations entre Rome et Bruxelles. Et la condition pour qu’une telle révision ait lieu, est de rétablir l’ordre chez soi, en Italie. Non sans fondement, les Euro-sceptiques se représentent la Banque d’Italie comme un « cheval de Troie » grâce auquel Bruxelles mène sa politique à l’égard de Rome.
Afin de se battre contre la Banque centrale, les Euro-sceptiques italiens doivent obtenir le soutien de millions de citoyens ordinaires. Et, comme il leur semble, ce soutien ne manquera pas. Le fait est que le système bancaire italien est considéré comme l’un des plus faibles, si ce n’est de toute l’Union européenne, au moins à coup sûr de la zone Euro. Une vague de faillites de banques commerciales s’est produite dans le pays, entraînant de lourdes pertes pour des millions de déposants ordinaires. C’est à ces déposants, trompés et volés de la sorte, que les dirigeants du gouvernement euro-sceptique ont fait appel, en attirant leur attention sur le fait que les faillites étaient dues à la faute des dirigeants de la Banque d’Italie, chargée de surveiller les organismes de dépôt et de crédit. Les chefs des deux partis au pouvoir en Italie, les vice-premiers ministres Matteo Salvini (« Ligue du Nord ») et Luigi Di Maio (« Cinq étoiles »), se sont prononcés en faveur d’un changement de la direction de la Banque centrale du pays.
Di Maio (qui est également Ministre Italien du développement économique, du travail et de la politique sociale) a bloqué la nomination de l’un des directeurs généraux adjoints de la Banque, soulignant que la Banque centrale avait besoin d’un renouvellement radical de sa direction. Salvini (qui est en même temps le Ministre de l’intérieur) a pour sa part déclaré que la Banque centrale, dans son problème de personnel, avait besoin de faire « table rase », et non de permutations fragmentaires. Avant cela, les deux Vice-premiers ministres ont fait des allusions insidieuses selon lesquelles le statut de la Banque centrale devrait être radicalement changé, et qu’elle devait être privée de son « indépendance ». Le président du pays, Sergio Mattarella, préfère ne pas aborder ce sujet sensible. Le Premier ministre italien Giuseppe Conte occupe à peu près la même position. Mais le Ministre des finances et de l’économie, Giovanni Tria, ne peut éluder la question, et doit exprimer sa position à ce sujet. Et il parle prudemment en faveur de la préservation de l’indépendance de la Banque centrale.
La Banque d’Italie doit rendre l’or au peuple
Un autre thème lié à la Banque d’Italie est l’or qui figure à son bilan. Une petite remarque : les réserves d’or de l’Italie sont depuis longtemps les quatrièmes plus importantes au monde après les États-Unis, l’Allemagne et le Fonds monétaire international (la France est le pays suivant l’Italie en termes de réserves d’or). Au cours des deux dernières décennies, le volume physique de ces réserves est resté inchangé – 2 451,8 tonnes. En janvier de cette année, la part de l’or dans le volume total des réserves de change italiennes était de 65,5% (l’un des taux les plus élevés, seuls ceux des États-Unis, de l’Allemagne et du Venezuela étant supérieurs). Dans les années 70, lors de la Conférence monétaire et financière internationale en Jamaïque, il avait été décidé de démonétiser le métal jaune. Par conséquent, l’or au bilan des Banques centrales a des allures d’« anachronisme ». Mais cet « anachronisme » est présent dans de nombreuses Banques centrales, et la Banque d’Italie est particulièrement remarquable à cet égard. Bien sûr, l’or peut être qualifié d’argent extraordinaire, et cette qualité ne saurait être annulée par quelque conférence internationale que ce soit. Mais dans ce cas, il serait plus naturel que le métal jaune ne soit pas au bilan de la Banque centrale, mais à celui du Ministère des finances, pour couvrir des dépenses budgétaires extraordinaires. C’est une vérité élémentaire, mais elle a depuis longtemps déjà été retirée des manuels d’économie, sur l’ordre des « maîtres de l’argent ».
Et curieusement, les deux Vice-premiers ministres de l’actuel gouvernement italien se sont souvenus de cette élémentaire vérité. À la fin de l’année dernière, Bruxelles exigea de Rome un budget plus ou moins équilibré. En soufflant à Rome qu’il était possible d’éliminer le déficit budgétaire en procédant à une réforme des retraites (comme celle qui est imposée à notre peuple russe aujourd’hui), et en augmentant les impôts (TVA). Rome a refusé de relever la TVA, et a promis au budget une éventuelle réduction de l’âge de la retraite, et l’introduction d’un revenu de base inconditionnel (d’un montant de 780 euros par personne et de 1 032 euros par famille). Sous la pression de Bruxelles, Rome a difficilement réduit le déficit budgétaire de 2,50 à 2,04% du PIB. Et ensuite, Rome a eu l’idée de liquider le déficit budgétaire en 2019, en vendant une partie de l’énorme réserve d’or de l’Italie (environ 20 milliards d’euros seraient nécessaires). Aux prix actuels, la réserve d’or en Italie est estimée à 103 milliards de dollars, ce qui est suffisant pour combler les déficits budgétaires pendant plusieurs années.
Il n’y a qu’un seul « mais » dans cette phrase. Le gouvernement ne peut pas utiliser l’or, car il figure au bilan de la Banque d’Italie, et cette Banque centrale « indépendante » n’a pas l’intention d’abandonner ce métal au profit du Ministère des finances. Le ballon d’essai a été lancé par les auteurs de l’idée en septembre 2018. Ensuite, un article de l’économiste Gabriele Gatozzi a été publié dans les médias italiens (la première publication a été faite sur le blog du fondateur du Mouvement cinq étoiles, Beppe Grillo). L’auteur a attiré l’attention sur la taille gigantesque de la réserve d’or italienne et sur le fait que, contrairement à de nombreux autres pays européens, l’Italie n’avait jamais vendu sa réserve depuis la Conférence de la Jamaïque de 1976. Il serait temps de tirer parti de cette réserve, surtout si Bruxelles s’attend à un budget équilibré de Rome. Deux mois après la parution de cet article, le chef de la Commission du budget de la Chambre des députés, Claudio Borgi, représentant la « Ligue », a présenté un projet de loi prévoyant l’élimination de l’« anomalie », à savoir la présence de la réserve d’or au bilan de la Banque d’Italie, qui devrait être sous le contrôle direct du gouvernement.
Le 11 février, lors d’une conférence de presse, Matteo Salvini a promis que le gouvernement était prêt à régler le problème de la réserve d’or, en l’amenant à sa bonne fin logique. Il a directement déclaré que les réserves de change du pays appartenaient à ses citoyens et non à la Banque centrale dans laquelle elles sont entreposées. Je soupçonne que cette déclaration a provoqué une véritable panique à Bruxelles, car l’Italie a fait savoir ce que les politiciens et les financiers ont tu pendant de nombreuses années. À savoir que les réserves de change devaient être utilisées dans les intérêts du peuple tout entier. C’est un véritable défi lancé aux « maîtres de l’argent ».
À qui appartiennent les réserves d’or de la Banque de Russie ? Il est temps d’y penser
On transpose involontairement les événements d’Italie dans notre vie russe. Les réserves de change de la Fédération de Russie augmentent à pas de géant. Ainsi, le 1er février 2019, elles s’élevaient à 475,9 milliards de dollars, et l’année précédente (le 1er février 2018) à 447,3 milliards de USD, pour une croissance annuelle de 28,6 milliards de dollars. À ce rythme, elles pourraient dépasser la barre des 500 milliards de dollars à la fin de cette année, et de temps à autre, les responsables de notre gouvernement annoncent fièrement ces chiffres, et d’autres chiffres similaires. Mais voilà, le gouvernement n’a rien à voir avec ces réserves. L’article 2 de la loi fédérale sur la Banque centrale de la Fédération de Russie dispose que :
« Conformément aux objectifs et aux procédures établis par la présente loi fédérale, la Banque de Russie exerce le pouvoir de posséder, d’utiliser et de disposer des actifs de la Banque de Russie, y compris des réserves en or et en devises de la Banque de Russie. Les retraits et les gages desdits biens sans le consentement de la Banque de Russie ne sont pas autorisés, sauf disposition contraire de la loi fédérale. L’État n’est pas responsable des obligations de la Banque de Russie et la Banque de Russie des obligations de l’État si elles ne les ont pas assumées ou si les lois fédérales ne le prévoient pas autrement. »
Il semble que tout soit clair. S’agissant de la situation des réserves de change de la Fédération de Russie, le dicton « l’œil voit, mais la dent est paralysée » peut être appliqué. Les nouvelles venant d’Italie concernant des initiatives visant à transférer au bilan du Ministère des finances, sinon toutes les réserves de change, du moins leur partie aurifère, devraient secouer les « Représentants du peuple » de la Douma. Au début de l’année 2019, le volume d’or détenu au bilan de la Banque centrale de Russie atteignait 67,9 millions d’onces, soit 2.112 tonnes. Cet or appartient toujours à la Banque de Russie, qui, en fin de compte, n’est pas « responsable des obligations de l’État ». Or, il fut gagné par le travail de millions de nos citoyens, et devrait appartenir à la population. Par conséquent, il devrait appartenir à l’État qui, selon la constitution de la Fédération de Russie, a pour vocation de servir le peuple. Espérons qu’il y aura des forces politiques en Russie qui, à l’instar des Euro-sceptiques italiens, essaieront finalement de museler la Banque centrale, et de la forcer à servir non pas les « maîtres de l’argent », mais le peuple.
Valentin Katasonov
Traduit du russe par Carpophoros, relu par Cat pour le Saker Francophone
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