Après l’élection d’Emmanuel Macron en France, beaucoup (y compris moi) ont affirmé que cela signifiait une relance de l’alliance franco-allemande et un nouvel élan pour le processus d’intégration économique et politique du haut vers le bas en Europe, un fait que la plupart des commentateurs et politiciens – reconnaissants comme ils le sont envers le récit européiste – voyaient comme une évolution clairement positive.
Parmi les réformes prétendument « en retard » dont on disait qu’elles étaient sur la table, il y avait la création d’une pseudo « union fiscale » soutenue par un (maigre) « euro-budget » ainsi que la création d’un « ministre européen des Finances » les points centraux des projets de Macron pour « refonder l’Union européenne » – une proposition qui soulève un grand nombre de questions très inquiétantes tant du point de vue politique qu’économique, dont j’ai longuement parlé ailleurs.
L’optimisme (infondé) des intégrationnistes a cependant été de courte durée. Le résultat des élections allemandes, qui ont vu l’émergence de deux partis anti-intégrationnistes enragés, le FDP de droite et l’AfD d’extrême-droite ; le récent échec des pourparlers de coalition entre la CDU de Merkel, le FDP et les Verts − ce qui signifie très probablement un gouvernement provisoire pendant des semaines sinon des mois, conduisant éventuellement à de nouvelles élections (dont les résultats, selon les sondages, seraient à peu près les mêmes que lors de l’élection de septembre) − et l’agitation croissante en Allemagne contre les 13 ans de règne de la partenaire de Macron en matière de réformes, Angela Merkel, signifient que tous les plans que Merkel et Macron ont pu esquisser en coulisse pour mieux intégrer les politiques au niveau européen sont aujourd’hui presque certainement morts dans l’œuf. Donc selon la plupart des commentateurs, même l’excuse malheureuse d’une union fiscale proposée par Macron n’est plus sur la table.
À ce stade, l’orientation la plus probable du gouvernement allemand en termes de politique européenne – celle qui a la meilleur chance de gagner le soutien de tous les partis, indépendamment du résultat des pourparlers de coalition (ou de nouvelles élections) – est l’approche « minimaliste » gravée dans le marbre par le tristement célèbre et maintenant ancien ministre des Finances, Wolfgang Schäuble, dans un « non-papier » publié peu avant sa démission.
Le principal pilier de la proposition de Schäuble – une de ses vieilles obsessions – consiste à conférer au Mécanisme européen de stabilité (MES) − qui deviendrait ensuite un « Fonds monétaire européen » − le pouvoir de contrôler (et, idéalement, d’appliquer) le respect du Pacte fiscal. Cela fait écho aux appels déjà lancés par Schäuble en faveur de la création d’un commissaire européen au budget avec le pouvoir de refuser les budgets nationaux – un organe de surveillance fiscale supranational.
L’objectif est on ne peut plus clair : éroder encore davantage le peu de souveraineté et d’autonomie qui reste aux États-membres, en particulier dans le domaine de la politique fiscale et faciliter l’imposition de « réformes structurelles » néolibérales – flexibilisation des marchés du travail, réduction des droits de négociation collective, etc. – aux pays récalcitrants.
À cette fin, les autorités allemandes veulent même subordonner la réception des fonds de cohésion de l’UE à la mise en œuvre de telles réformes, renforçant encore les arrangements existants. En outre, comme l’a fait remarquer Simon Wren-Lewis, le conflit d’intérêts politique lié à l’existence d’un prêt institutionnel dans la zone Euro finirait par imposer un grave parti pris d’austérité sur le pays en redressement.
Jusqu’à une date récente, ces propositions n’ont pu se concrétiser en raison, entre autres, de l’opposition de la France à toute nouvelle réduction manifeste de sa souveraineté nationale dans le domaine de sa politique budgétaire ; Macron, cependant, rejette fermement la position souverainiste traditionnelle de la France, adhérant plutôt à ce qu’il appelle la « souveraineté européenne » représentant ainsi l’allié parfait des plans de l’Allemagne.
Une autre proposition dans le même sens est le projet du Conseil allemand des experts en économie de réduire les avoirs en obligations souveraines des banques. Ostensiblement destiné à « rompre le lien entre les banques et le gouvernement » et à « assurer la viabilité de la dette à la longue terme » il appelle à : 1) Supprimer l’exemption de la pondération du risque pour les expositions souveraines, ce qui signifie fondamentalement que ces obligation d’État ne seraient plus considérées comme un actif sans risque pour les banques (comme elles le sont aujourd’hui en vertu des règles de Bâle), mais qu’elles seraient « pondérées » en fonction du « risque de défaut souverain » du pays en question (risque déterminé par les agences de notation de crédit) ; 2) Plafonner l’exposition souveraine globale pondérée en fonction du risque des banques ; et 3) Introduire un « mécanisme d’insolvabilité souveraine » automatique qui étendrait fondamentalement aux pays souverains la règle de renflouement introduite pour les banques par l’union bancaire. Ce qui signifie que si un pays demande une aide financière du MES, pour une raison quelconque, il devra allonger les échéances de ses obligations souveraines (réduisant la valeur de ces titres sur le marché et causant des pertes importantes pour tous les détenteurs d’obligations) et, si nécessaire, imposer une décote aux créanciers privés.
Comme l’a relevé l’économiste allemand Peter Bofinger, le seul membre du Conseil allemand des experts en économie à voter contre le projet de plan de sauvetage souverain, cela déclencherait presque certainement une crise de la dette souveraine du type de celle de 2012. En effet, les rendements obligataires des pays de la périphérie monteraient rapidement à des niveaux intenables, rendant de plus en plus difficile pour leurs gouvernements de renouveler la dette arrivée à échéance à des prix raisonnables, les contraignant finalement à se tourner vers le MES pour obtenir de l’aide, ce qui entraînerait des pertes encore plus lourdes pour leurs banques et une dose encore plus lourde d’austérité.
Cela reviendrait essentiellement à revenir au stade d’avant 2012, les gouvernements étant de nouveau soumis à la prétendue « discipline » des marchés, en particulier dans le contexte d’une probable réduction progressive du programme d’assouplissement quantitatif (quantitative easing) de la BCE. Le but de cette proposition est le même que celui du « Fonds monétaire européen » de Schäuble : forcer les États-membres à appliquer une austérité permanente.
Bien entendu, la souveraineté nationale dans un grand nombre de domaines – notamment la politique fiscale – a déjà été sévèrement réduite par le système complexe de règles, de règlements et d’accord nouveaux, dont le six-pack, le two-pack [ensemble de règlements mis en place par l’UE pour améliorer la surveillance budgétaire des États-membres, NdT], le Pacte fiscal, le semestre européen et la Procédure en cas de déséquilibre macro-économique (MIP dans son sigle anglais).
Grâce à ce nouveau système post-Maastricht de gouvernance économique européenne, l’Union européenne est effectivement devenue une puissance souveraine qui a le pouvoir d’imposer des règles budgétaires et des réformes structurelles aux États-membres hors des procédures et de tout contrôle démocratiques.
Le caractère quasi constitutionnel du déficit de démocratie intrinsèque (structurel) de l’UE a donc pris une forme encore plus antidémocratique de « constitutionnalisme autoritaire » qui s’éloigne aussi des éléments de la démocratie formelle, conduisant certains observateurs à suggérer que l’UE « pourrait facilement devenir le prototype post-démocratique et même une structure de gouvernance pré-dictatoriale contre la souveraineté nationale et les démocraties ».
Pour ne citer qu’un exemple, avec le lancement du Semestre européen, l’instrument clé de l’UE pour orienter et surveiller la politique économique, un domaine qui a été historiquement un bastion de la souveraineté nationale – les pensions de retraite – est aujourd’hui soumis au contrôle supranational. Les pays sont désormais censés (et soumis à des sanctions s’ils ne le font pas) : 1) Élever l’âge de la retraite et le lier à l’espérance de vie ; 2) Réduire les régimes de retraite anticipée, améliorer l’employabilité des travailleurs âgés et promouvoir l’apprentissage tout au long de la vie ; 3) Soutenir l’épargne privée complémentaire pour améliorer les revenus de retraite ; et 4) Éviter d’adopter des mesures en relation avec les retraites qui compromettraient la viabilité à long terme et la santé des finances publiques.
Cela a conduit à l’introduction dans divers pays de plusieurs types de mécanismes de stabilisation automatiques (MSA) dans les systèmes de retraite, qui modifient la politique par défaut, de sorte que les pensions ou les cotisations s’ajustent automatiquement aux conditions démocratiques et économiques défavorables, sans intervention directe des politiciens. Des « mécanismes de correction automatiques » similaires en matière de politique fiscale figurent dans le Pacte fiscal.
Le but de tous ces « mécanismes automatiques » est clairement de mettre l’économie en « pilotage automatique », par conséquent de supprimer tout élément de débat démocratique et/ou de prise de décision tant au niveau européen qu’à l’échelle nationale. Ces changements ont déjà transformé les États européens en entités « semi-souveraines » au mieux. Dans ce sens, les propositions actuellement en discussion marqueraient la transformation définitive des États européens d’entités semi-souveraines à des entités de facto (et de plus en plus de jure) non souveraines.
Indépendamment du fait que les dirigeants nationaux et européens aient admis à contrecœur la nécessité de nouvelles réductions de la souveraineté nationale pour correspondre à une plus grande « démocratisation » de la zone Euro, les réformes actuellement sur la table peuvent, en fait, être considérées comme le stade final de la guerre de trente ans contre la démocratie et la souveraineté nationale menée par les élites européennes, visant à restreindre la capacité des pouvoirs démocratiques populaires à influencer la politique économique, donc à permettre l’imposition de politiques néolibérales qui n’auraient pas été possibles autrement.
Dans ce sens, le processus d’intégration économique et monétaire européen devrait être vu, dans une grande mesure, comme un projet de classe et fondamentalement néo-libéral poursuivi par tous les capitaux nationaux ainsi que par le capital (financier) transnational. Cependant, pour saisir les processus de restructuration en cours en Europe, nous devons aller au-delà de la dichotomie simpliste entre capital et travail sous-tendant de nombreuses analyses critiques de l’UE et de la zone Euro, et qui voient les politiques de l’UE et de l’Union économique et monétaire (UEM) comme l’expression d’une classe capitaliste européenne transnationale (post-nationale) unitaire et cohérente.
Le processus en cours ne peut être compris que sous l’angle des tensions et des conflits économiques et géopolitiques entre les principaux États capitalistes et les blocs régionaux, et les intérêts contradictoires entre les différentes fractions du capital financier/industriel situées dans ces pays, qui ont toujours caractérisé l’économie européenne. Cela signifie, en particulier, étudier la lutte historique de l’Allemagne pour l’hégémonie économique sur le continent européen.
Ce n’est pas un secret que l’Allemagne est aujourd’hui la puissance économique et politique dominante en Europe, comme ce n’est un secret pour personne que rien ne se fait en Europe sans l’approbation de l’Allemagne. En fait, il est courant de faire référence au « nouvel empire » qu’est l’Allemagne. Un éditorial controversé de Der Spiegel paru il y a quelques années est allé jusqu’à soutenir qu’il n’était pas déplacé de parler de la montée d’un « Quatrième Reich ».
« Cela peut paraître absurde étant donné qu’aujourd’hui l’Allemagne est une démocratie prospère sans trace de national-socialisme – et que personne n’associerait Merkel au nazisme. Mais une réflexion plus approfondie sur le mot ‘Reich’, ou empire, pourrait ne pas être totalement hors de propos. Le terme désigne un dominion, dont le pouvoir central exerce un contrôle sur de nombreux peuples différents. Selon cette définition, serait-il faux de parler d’un Reich allemand dans le domaine économique ? »
Plus récemment, un article paru dans Politico Europe – copropriété du magnat allemand de la presse Axel Springer AG – expliquait avec candeur pourquoi « la Grèce est de fait une colonie allemande ». Il notait comment, malgré les demandes de Tsipras d’alléger la dette, le dirigeant grec « n’a guère d’autre choix que de tenir compte des souhaits de ses maîtres ‘coloniaux’ » c’est-à-dire les Allemands.
C’est parce que la dette publique est utilisée comme un outil politique dans la zone Euro – un instrument de discipline – pour obtenir que les gouvernements mettent en œuvre des politiques socialement nuisibles (et pour obtenir que les citoyens acceptent ces politiques en les dépeignant comme inévitables), ce qui explique pourquoi l’Allemagne continue à refuser de considérer sérieusement toute forme d’allégement de la dette pour la Grèce, malgré les engagements et les promesses en ce sens de ces dernières années : c’est la chaîne qui empêche la Grèce (et d’autres États-membres) de s’écarter du chemin.
Même si le pouvoir exercé par les « maîtres coloniaux » de l’Europe est aujourd’hui ouvertement reconnu par la presse dominante, il est encore courant de décrire la position dominante de l’Allemagne comme un accident de l’histoire : d’après ce récit, nous sommes en présence d’un « empire accidentel » un empire qui n’est pas le résultat d’un projet général mais qui a émergé presque par hasard – et même contre les souhaits de l’Allemagne – à cause des erreurs de conception de l’Euro, qui ont permis à l’Allemagne et à ses satellites de poursuivre une stratégie néo-mercantiliste et ainsi d’accumuler d’énormes excédents courants.
Il est certainement vrai que la conception de l’Euro – fortement influencée par l’Allemagne – profite inévitablement plus aux économies tournées vers l’exportation comme l’Allemagne qu’aux économies plus orientées vers la demande intérieure, comme celles de l’Europe du Sud. Il existe toutefois de nombreuses preuves à l’appui de l’argument que l’Allemagne, loin d’avoir accidentellement trébuché sur la domination européenne, poursuit activement et consciemment une stratégie expansionniste et impérialiste dans l’Union européenne – et grâce à elle – depuis des décennies.
Même si nous limitons notre analyse aux politiques allemandes d’après la crise (bien qu’il y ait beaucoup à dire sur les politiques de l’Allemagne d’après la réunification et sur la délocalisation ultérieure de sa production en Europe de l’Est dans les années 1990), il serait très naïf de considérer l’inflexibilité de l’Allemagne – sur l’austérité, par exemple – comme une simple question d’entêtement idéologique, compte tenu de la mesure dans laquelle les politiques en question ont bénéficié à l’Allemagne (et dans une moindre mesure à la France).
L’Allemagne (et la France) ont été les principales bénéficiaires des sauvetages financiers des pays de la périphérie. Ceux-ci se sont essentiellement traduits par un renflouement secret des banques allemandes (et françaises), puisque la plupart des fonds ont été redirigés vers les banques des pays créanciers, qui étaient fortement exposées aux banques (et dans une moindre mesure aux gouvernements) des pays de la périphérie. La politique allemande, a écrit Helen Thompson, a massivement « servi les intérêts des banques allemandes ».
C’est un exemple éloquent de la manière dont les politiques allemandes (et plus généralement les politiques de l’UE), théoriquement ordolibérales – c’est-à-dire basées sur une intervention minimale du gouvernement et un régime strictement réglementé – sont en réalité basées sur une intervention massive de l’État au nom du capital allemand, tant au niveau national qu’européen.
Comme le note Andy Storey, non seulement le gouvernement allemand a fait preuve, tout au long de la crise, d’un mépris flagrant pour la non-ingérence ordolibérale des institutions publiques dans le fonctionnement du marché, en s’engageant dans un vaste programme de type keynésien à la suite de la crise financière et dans des sauvetages qui ont largement exonéré les banques allemandes de leur responsabilité dans les prêts imprudents qu’elles avaient accordés à la Grèce et à d’autres pays ; les autorités allemandes ont également été plus qu’heureuses d’accompagner – ou d’encourager – « l’exercice du pouvoir sans limite des institutions européennes et leur abandon plus ou moins total de cadres stricts fondés sur ces règles » – Storey se réfère ici notamment à l’utilisation, par la Banque centrale européenne, de son monopole d’émission de devises pour contraindre les États-membres à suivre ses préceptes – « afin de maintenir la rentabilité des banques allemandes, l’hégémonie de l’Allemagne au sein de la zone Euro ou même la survie de l’eurozone elle-même ».
L’Allemagne (et la France) sont aussi les principales bénéficiaires du processus en cours de « mezzogiornification » des pays de la périphérie – souvent aggravée par des privatisations imposées par la troïka – ce qui a permis ces dernières années à des sociétés allemandes et françaises de reprendre un très grand nombre d’entreprises (ou des participations en leur sein) dans les pays de la périphérie, souvent à des prix avantageux. Un cas largement médiatisé est celui des 14 aéroports régionaux grecs repris par l’opérateur aéroportuaire allemand Fraport.
L’offensive entrepreneuriale de la France en Italie en est un autre bon exemple : ces cinq dernières années, des sociétés françaises se sont engagées dans 177 rachats italiens, pour une valeur totale de $41.8 milliards, six fois plus que les achats italiens en France au cours de la même période. Cela conduit à une « centralisation » accrue du capital européen, caractérisé par une concentration progressive du capital et de la production en Allemagne et dans d’autres pays clés – dans les secteurs logistique et de la distribution, par exemple – et plus généralement dans une relation de plus en plus déséquilibrée entre les pays plus forts et plus faibles de l’Union.
Ces transformations ne peuvent pas simplement être décrites comme des processus sans raisons : si elles sont indéniablement dues à des raisons structurelles – les pays avec des économies d’échelle mieux développées, comme l’Allemagne et la France, ont sans doute pu bénéficier davantage que d’autres de la réduction des tarifs et des barrières associées à la monnaie unique – nous devons aussi reconnaître qu’il y a des lieux de pouvoir économique qui dirigent et façonnent activement ces processus impérialistes, et qui doivent être considérés sous l’angle de la lutte inter-capitaliste non résolue entre le capital situé au centre et celui de la périphérie.
De ce point de vue, la dichotomie souvent soulevée dans le discours public européen entre le nationalisme et l’européisme est profondément fausse. Les deux, en fait, vont de pair. Dans le cas de l’Allemagne, par exemple, l’européisme a offert aux élites du pays l’alibi parfait pour dissimuler leur projet hégémonique sous le voile de « l’intégration européenne ». Ironie de l’histoire, l’Union européenne – prétendument créée comme un antidote aux nationalismes vicieux du XXe siècle – a été un instrument grâce auquel l’Allemagne a pu atteindre le « nouvel ordre européen » que les idéologues nazis avaient théorisé dans les années 1930 et au début des années 1940.
Bref, l’Union européenne doit en effet être considérée comme un projet capitaliste transnational, mais subordonné à une hiérarchie du pouvoir étatique clairement centralisé, où l’Allemagne est en position dominante. Dans ce sens, les élites nationales des pays périphériques qui ont soutenu le projet hégémonique de l’Allemagne (et continuent à le faire, avant tout à travers leur soutien à l’intégration européenne) peuvent par conséquent être assimilées à la bourgeoisie compradore de l’ancien système colonial – des parties de l’élite et de la classe moyenne d’un pays, alliées à des intérêts étrangers en échange d’un rôle subordonné au sein de la hiérarchie dominante du pouvoir.
De ce point de vue, la renaissance probable du bloc franco-allemand est un développement très préoccupant, puisqu’il annonce une consolidation du bloc impérialiste européen dirigé par l’Allemagne – et une nouvelle « germanisation » du continent. On ne peut comprendre cette évolution indépendamment des importants bouleversements dans l’économie globale, à savoir la crise organique de la mondialisation néolibérale, qui provoque un accroissement des tensions entre les diverses fractions du capital international, notamment entre les États-Unis et l’Allemagne.
Les critiques répétées de Trump à l’encontre des politiques protectionnistes mercantilistes de l’Allemagne doivent être comprises dans ce contexte. Il en va de même de l’appel lancé par Angela Merkel – largement salué par la presse dominante – en faveur d’une Europe plus forte pour contrer l’unilatéralisme de Trump. L’objectif de Merkel n’est pas, cela va de soi, de rendre « l’Europe » plus forte, mais de renforcer la position dominante de l’Allemagne vis-à-vis des autres puissances mondiales (les États-Unis mais aussi la Chine) par la consolidation de son contrôle sur l’économie du continent européen, dans le contexte d’une intensification de la concurrence inter-capitaliste mondiale.
C’est devenu aujourd’hui un impératif pour l’Allemagne, en particulier depuis que Trump a osé contester ouvertement l’idéologie auto-justificatrice qui soutient le mercantilisme allemand – une forme particulière de nationalisme économique que Hans Kundnani a nommée Exportnationalismus, fondée sur la croyance que l’énorme excédent commercial de l’Allemagne résulte de son excellence manufacturière (Modell Deutschland) alors qu’il est plutôt dû, en fait, à des pratiques commerciales déloyales.
C’est pourquoi, si l’Allemagne veut conserver sa position hégémonique sur le continent, elle doit rompre avec les États-Unis et « serrer à fond les boulons » de l’atelier européen. À cette fin, elle doit prendre le contrôle de l’institution la plus convoitées de toutes, la BCE, qui jusqu’ici n’a jamais été sous contrôle allemand direct (bien que la Bundesbank exerce une influence considérable sur elle, comme chacun sait). En effet, de nombreux commentateurs reconnaissent ouvertement que Merkel a désormais les yeux rivés sur la présidence de la BCE. Cela mettrait effectivement l’Allemagne directement aux commandes de la politique économique européenne.
Plus inquiétant encore, l’Allemagne ne vise pas simplement à étendre son contrôle économique sur le continent européen ; elle prend également des mesures pour une plus grande « coopération » militaire européenne – sous l’égide de l’Allemagne, bien sûr. Comme l’a révélé un récent article dans Foreign Policy, « l’Allemagne est tranquillement en train de construire une armée européenne sous son commandement ».
Cette année, l’Allemagne et deux de ses alliés européens, la République tchèque et la Roumanie, ont annoncé l’intégration de leurs forces armées sous le contrôle de la Bundeswehr. Ce faisant, elles suivront les traces de deux brigades néerlandaises, dont l’une a déjà rejoint la Division des forces de réaction rapide de la Bundeswehr tandis que l’autre a été intégrée dans la 1ère Division blindée de la Bundeswehr.
Autrement dit, l’Allemagne contrôle déjà de fait les armées de quatre pays. Et l’initiative, note Foreign Policy, « est susceptible de prendre de l’ampleur ». Ce n’est pas surprenant : si l’Allemagne (l’« UE ») veut devenir véritablement autonome par rapport aux États-Unis, elle doit acquérir la souveraineté militaire qui lui fait actuellement défaut.
L’Europe est donc à la croisée des chemins : le choix auquel sont confrontés les forces de gauche et populaires et plus généralement les pays de la périphérie, se situe entre ; a) Accepter la transition de l’Europe vers un système continental dirigé par l’Allemagne, totalement post-démocratique et hyper-compétitif, dans lequel les États-membres (à part ceux qui sont à la tête du projet) seront privés de toute souveraineté et de toute autonomie en échange d’une façade démocratique au niveau supranational, et leurs travailleurs soumis à des niveaux d’exploitation sans cesse croissants ; ou b) Regagner souveraineté et autonomie au niveau national, avec tous les risques à court terme qu’une telle stratégie comporte, comme l’unique moyen de restaurer la démocratie, la souveraineté populaire et la dignité socio-économique. Bref, le choix se situe entre la post-démocratie européenne ou la démocratie post-européenne.
Il n’y a pas de troisième voie. Surtout au vu des tensions croissantes entre l’Allemagne, les États-Unis et la Chine, les pays périphériques devraient se demander s’ils veulent être de simples pions dans ce « Nouveau Grand Jeu » ou s’ils veulent prendre leur destin en main.
Thomas Fazi
Source
Certaines parties de cet article ont déjà été publiées par le Green European Journal. Thomas Fazi est le co-auteur (avec William Mitchell) de « Reclaiming the State : A Progressive Vision of Sovereignty for a Post-Neoliberal World » (Pluto, 2017).
Traduit par Diane, vérifié par Wayan, relu par Cat pour le Saker francophone
Certaines parties de cet article ont déjà été publiées par le Green European Journal. Thomas Fazi est le co-auteur (avec William Mitchell) de « Reclaiming the State : A Progressive Vision of Sovereignty for a Post-Neoliberal World » (Pluto, 2017).
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