Pour mieux situer le débat, je cite le principal message présentant l’argument à la thèse ; on notera à mon insistance expresse qu’il n’y a rien de personnel dans mon propos, ni de polémique d’ailleurs. Si on le prend dans ce sens on aura bien tort... La citation n’est là que pour mieux poser les termes du débat, et la question du canon et de la poudre figure comme une hyperbole annonçant l’avenir, pour en venir à la “guerre industrielle”. L’on notera aussitôt, comme il est dit dans le texte à plusieurs reprises, par l’Arioste lui-même, avec approbation du bonhomme-Bonnal, et d’ailleurs dans le titre également (“la Fin des Héros”), qu’il n’est point question de prouver une chose selon le nombre des morts et des blessés mais de nous entretenir des vertus que l’homme parvient à montrer dans cet événement terrible qu’est la guerre selon ce qu’il en est de la guerre : le courage, l’héroïsme, le sens de l’honneur, la noblesse du caractère, etc., et j’y ajouterais la “magnanimité” dans le traitement qu’on peut faire aux vaincus, voire même dans la considération haute qu’on peut avoir de l’ennemi (voir la très belle définition du mot dans Wikipédia).
(Ces vertus sont, à mon sens, le signe indubitable de la hauteur de l’esprit, de la grandeur du caractère, c’est-à-dire de l’esprit de la civilisation qui est le contraire de la barbarie. Je suis un peu marri de devoir le dire d’une façon aussi glacée, mais le constat statistique, éventuellement comparatif d’une époque l’autre de massacres de 10.000 personnes ici, de 100.000 là, etc., avec tel ou tel instrument de guerre, etc., ne résout en rien la question de savoir si courage, héroïsme, honneur, noblesse, magnanimité existent ou n’existent pas. Il y a d’une part la morbidité de la comptabilité lorsqu’on aligne les chiffres des victimes souvent dans des proportions considérables, et également à l’autre bout du spectre des attitudes primaires et infécondes, l’appel à l’affectivisme lorsqu’on emploie des mots tels que “massacre”, “tuerie”, “sang”, etc. ; tout cela ne prouve rien dans un sens ou l’autre sur ce qui nous importe précisément : y a-t-il eu ou n’y a-t-il pas eu courage, héroïsme, honneur, noblesse, magnanimité ?)
Voici donc le texte en question, extrait du Forum, et présenté ici, je le répète pour que les choses soient bien claires, comme simple introduction et élément constitutif du débat.
« A noter qu’à l'inverse de ce qui est souvent supposé, la pire guerre industrielle, celle qui a systématisé et industrialisé le meurtre à la plus grande échelle, n’a pas eu lieu à l’époque moderne, mais bien au Moyen-Age.
» Ceci sans la moindre arme à feu, le moindre canon, le moindre char, le moindre avion, la moindre bombe atomique, le moindre gaz empoisonné. Lesquels furent bien utilisés dans la Seconde Guerre Mondiale, avec pour résultat le meurtre de 3% de l'humanité de l'époque.
» Les guerres de Gengis Khan au XIIIème siècle ont quant à elles eu pour résultat le meurtre d'environ 10% de l'humanité de l'époque. Trois fois pire, en ce qui concerne l'industrialisation du meurtre. Et ceci, rien qu'avec des armes tranchantes, ou à la rigueur quelques incendies.
» D'une manière générale, l'existence d'une caste guerrière de cavaliers lourds, fondamentale à la structure sociale de l'Europe du Moyen-Age, fut effectivement remise en question et sa puissance sociale fortement relativisée par l'utilisation du canon, ce qui pouvait bien déplaire à l'Arioste. Et le goût pour les belles histoires de chevalier, de tournoi et de combat singulier en l'honneur d'une gente dame nous est resté. Et ces histoires sont belles, en vérité.
» Mais ce sont avant tout des histoires, et seulement une (petite) partie de la vérité. Rappelons qu'à peu près au même moment où l'Arioste écrivait, les paysans allemands soulevés pour demander un régime moins injuste et des droits plus étendus étaient écrasés dans le sang ("Bauernkrieg", la guerre des paysans) plus de 100 000 d'entre eux étant massacrés. D'une manière générale, comme l'écrivait Rabelais, c'était "Oignez vilain, il vous poindra ; poignez vilain, il vous oindra" et les "jacqueries" étaient réprimées dans le sang.
» Sans doute, on est loin de Bayard... mais combien étaient comme lui ? »
Je vais procéder de manière un peu plus structurée qu’à l’habitude dans ce Journal-dde.crisis. Ainsi, on distinguera mieux les facteurs constitutifs de ce qu’est pour moi “la guerre industrielle”, qui sont nombreux, nullement limités au canon et à cette sorte d’accessoire ; qui embrassent également et essentiellement sinon exclusivement deux systèmes fondamentaux constitutifs du Système caractérisant la modernité, – le système du technologisme et le système de la communication, – les deux fondements même de notre existence et de notre raison d’être (!) dans le temps de la modernité ; qui n’embrassent nullement à eux seul et dans le chef de la “guerre industrielle” le fait de la mort, lequel n’est en aucune façon le caractère exclusif ni exceptionnel de la guerre. (Je n’étonnerai pas, j’espère, en remarquant qu’on meurt partout et de toutes les façons en temps de non-guerre, y compris en temps de paix extrême si la chose existe, de façon violente et cruelle, volontaire et brutale, injuste et malheureuse, apaisée et extrêmement naturelle, dans la souffrance, dans la terreur, dans la folie, dans le désespoir, dans l’indifférence, dans le fatalisme, dans le soulagement, dans la sérénité, dans la béatitude, etc.).
La guerre en statistiques
D’abord j’expédie rapidement l’affaire des statistiques (on tue plus de pour cent de la population dans telle époque, moins de pour cent dans telle autre). Les statistiques ne nous disent grand'chose, d’abord parce qu’ils sont relatifs à des situations démographiques sans rapport ; ensuite et surtout parce que la méthodologie statistique me paraît s’être révélée comme une victime catastrophique à la réputation complètement usurpée de l’effondrement de ces dernières décennies de la prétention à la justesse scientifique des sciences sociales et humaines, et assimilées. Il me paraît extraordinaire et digne de la magie que les historiens-scientifiques (les historiens-Système) puissent déterminer et la population mondiale et le pourcentage des pertes occasionnées par le Khan, il y a un un certain nombre de siècles de cela, alors qu’on se plante tous les jours aujourd’hui dans les statistiques/pseudo-sondages lorsqu’on nous annonce la défaite du Brexit et celle de Trump. Comment peut-on parler de 10% de la population détruite par le Khan il y a tant de siècles, par quel miracle scientifico-statistique a-t-on pu déterminer au pour cent près la population d’alors ? Comment peut-on nous signifier qu’il y a eu seulement 3% de la population du monde anéantie par le Deuxième Guerre mondiale alors que les Soviétiques-Russes en sont encore aujourd’hui à débattre de leurs pertes en 1941-45, dans une fourchette qui va de 17 à 40 millions de morts selon les auteurs et les sources ? Tiens, pourquoi n’y pas inclure les morts de la guerre sino-japonaise du début des années 1930 et poursuivie jusqu’en 1945, et qui nous annonce un belle poigné de millions de morts, etc... Pour parler d’autre chose : les morts du Goulag (annoncés à 60 millions du temps de Robert Conquest et de Soljenitsyne, aujourd’hui réduits à une toute petite pincée de millions par nos nouveaux-comptables), qu’est-ce qu’on en fait ? Et les 60 millions de la révolution culturelle chinoise, on en fait quoi ? Guerre ou bien accidents de circulation ? Sont-ils réduits à 3-4 millions, comme on le dit également ? Je n’en sais rien et je sais que nul ne le sait ; alors on vous sort une de ces belles tournures qui ne résolvent rien de la question précisément envisagée, comme “le XXème siècle, siècle des totalitarismes”.
Par contre, ce que je sais, c’est qu’aujourd’hui, au cœur de notre postmodernité, c’est la plus belle époque du monde puisque le Pentagone vous a annoncé dès la fin 2001 qu’il ne comptabilise plus les morts civils dans ses entreprises saisonnières : Falloujah-2004, pilonnée, ravagée, réduite en pièce par les Marines et les obus de 30mm à uranium appauvri des A-10, combien de morts ? Inconnu au bataillon, donc pas de pertes civiles. Par contre, Alep vous dit-on, Alep-bombardé-par-les-Russes, ce fut vraiment un sommet du crime contre l’humanité, même le super-crime contre la surhumanité, – écoutez toutes les pleureuses de la presse-Système reproduisant à l’infini les mêmes sornettes du déterminisme-narrativiste. On n’est pas loin de laisser penser à des morts du-fait-des-Russes par centaines de mille, voire par millions, si seulement Alep pouvait en contenir autant du temps de la paix humaniste lors de son occupation pacifique et si bienveillante par les djihadistes, – sans doute vous contera-t-on dans ces termes et dans cette comptabilité cette affaire, dans les livres de classe de 2030 ou de 2040, s’il y a encore des livres et des classes...
Bref, je laisse de côté la comptabilité, parce que c’est de toutes les façons une comptabilité-bouffe, comme les sondages-sornettes, et que de toutes les façons cela n’a rien à voir avec la guerre industrielle dont il est finalement question, et dont l’Arioste a eu une belle prémonition. C’est bien de prémonition qu’il est question dans ses propos, et non pas du constat d’une situation fixée ; il parle pour nous, l’Arioste...
Mon historique de la guerre industrielle
Pour mon compte, la “guerre industrielle” indique un fait fondamental extrêmement précis constitué de plusieurs éléments tous d’une importance considérable. Inutile de dire qu’elle n’a commencé aucunement à la bombarde et aux premiers canons de siège, dont les Romains avaient l’équivalent dans leurs grandes armes sophistiquées en bois sans aucun rapport avec l’usage de la poudre (voire le Scorpion ou bien les “Engins de siège”). Le concept de “l’arme à feu” n’est qu’un élément de la guerre industrielle, qui n’a pas plus d’importance, sinon moins, que l’apparition du moteur à vapeur (fixée symboliquement à 1783) avec ses développements qui influent sur tous les domaines du technologisme, et notamment celui de l’extension des fronts de la guerre et de la rapidité de déplacement des forces. Alors, pour moi, la première guerre importante à mettre en place les principaux facteurs de la guerre industrielle, mais n’ayant pas encore atteint leur véritable nature, c’est la Guerre de Sécession, où les armes à feu sont d’emploi courant et qui commence à être bien établi, mais où il y a surtout l’apparition du chemin de fer comme moyen de transport extrêmement rapide et efficace des forces. Pourtant, ce n’est pas encore la guerre industrielle car chacun des combattants, ou dans tous les cas chacun des commandements voit encore l’ennemi et est vu par lui dans l’affrontement de la bataille, point absolument capital. Dans la bataille, le stratège et le tacticien ne font encore qu’un car tout se voit pour qui sait voir (le stratège Robert E. Lee observant la bataille à la longue vue, en distinguant tous les éléments et informant par estafette Stonewall Jackson dans quel sens il pouvait lancer la manœuvre dont Jackson ferait en sorte par son génie tactique qu’elle permît la victoire de Chancellorsville).
C’est ainsi que la première grande guerre industrielle est celle de 1914, après l’ultime galop d’essai de la guerre russo-japonaise de 1905. C’est fini, le chef ne peut plus voir la bataille qui est trop loin et sur un front beaucoup trop large. Dans ce passage des Âmes de Verdun sur trouvent résumés, je pense, tous les éléments objectifs de la guerre industrielle en une sorte de perfection absolument maléfique, c’est-à-dire l’impossibilité de voir et de se voir, et aussi l’impossibilité de communiquer qui est un trait spécifique du conflit et met encore plus en évidence combien tout le poids de la bataille est brusquement transféré à la technologie, à la machine, à l’industrie (au progrès, tiens !) ; on retrouve Lee-Jackson et on compare leur sort à celui du maréchal Haig lancé dans bataille de la Somme, l'une des plus sanglantes de la Grande Guerre (442.000 morts en 145 jours, par exemple comparés aux 300 jours et aux 300 000 morts de la bataille de Verdun, à la configuration complètement différente) :
« En 1862, le général commandant en chef des armées de Virginie du Nord, le gentleman de Virginie Robert E. Lee, placé dans une position adéquate, peut encore voir le mouvement des masses d’hommes engagés dans sa “victoire parfaite” de Chancellorsville. Il sait où est son tacticien magnifique, son “bras droit”, Stonewall Jackson, il le voit avancer ou reculer et préparer sa manœuvre d’enveloppement de génie de l’armée yankee de Hooker, pourtant vastement supérieur en nombre, et il peut lui faire parvenir une suggestion, par un messager véloce, lui recommandant tel ou tel mouvement selon la fortune de l’ensemble de la bataille ; cette bataille et son champ, ses monts et ses vaux que lui seul, Lee, peut embrasser dans son entier, de sa position. En juillet 1916, le chef du Corps expéditionnaire britannique, le maréchal Haig, ne voit pas les masses de soldats britanniques qu’il a engagées sur la Somme. Il ignore leurs difficultés, leurs pertes qui deviennent insupportables. Il maintient des ordres qui, dans le cours des événements, deviennent objectivement absurdes et criminels parce qu’ils ne font qu’aggraver ce qui est devenu une épouvantable boucherie sans aucun résultat. Mais il l’ignore et le procès capital contre son comportement de “boucher” affirmé comme un vice fondamental lié aux conditions et à l’esprit de cette guerre n’a pas de sens sur le fond, selon ces circonstances précisément. (Pour autant, Haig n’est pas un tendre. Sa foi aveugle lui fait souvent tenir pour négligeables les pertes humaines, entendu que l’affaire dépend du Très-Haut. Cet aveuglement-là n’est pas celui dont on parle.)
» Haig est aveugle mais il est sourd également, et c’est une autre spécificité de la bataille de 1914-1918. Dans son livre ‘La Première Guerre Mondiale’ (2003), l’historien militaire britannique Sir John Keegan rapporte ce “détail” technique qui a une importance bouleversante. Les communications entre le front et le chef qui dirige ce front dépendent de la téléphonie par fil. Le substitut du “messager véloce”, quand il est possible de le lancer dans le fracas et la destruction de la bataille, est inutile à cause du temps nécessaire pour rejoindre le chef. Une autre spécificité de l’élargissement démesuré de la bataille est en effet que le point de convergence pour en offrir l’appréciation globale qui lui est nécessaire pour diriger place le chef très loin de cette bataille, à une distance qui se compte en kilomètres, voire en quelques dizaines de kilomètres.
» Tout repose, pour la ‘vision’ et le contrôle de la bataille, sur les communications par fil. Comme toute bataille commence par un feu d’artillerie systématique, les fils sont systématiquement anéantis par la mitraille, les communications coupées dès le début. Ce phénomène sépare le chef de sa bataille, et tous les chefs sous ses ordres, qui dirigent les grandes unités engagées. Keegan écrit: “Le rideau de fer de la guerre est descendu entre les commandants, quel que soit leur grade, et leurs hommes, les coupant les uns des autres comme s’ils se trouvaient sur des continents différents.” Il est injuste et déraisonnable de parler, pour définir et expliquer la boucherie de 14-18, de ces ‘généraux bouchers’ faisant bon marché de la vie de leurs hommes, comme si une malédiction avait touché toute une génération d’officiers généraux, dans tous les pays belligérants, pour en faire des brutes obtuses assoiffées de la chair et du sang de leurs soldats. Les généraux sont répartis entre l’habituelle diversité humaine. Il y a les chefs qui ne placent pas les pertes au premier rang de leurs préoccupations, parce que leur but est la victoire rapide (Mangin) ; il y a les chefs pour qui le principal souci est d’économiser la vie des hommes (Pétain). Mais tous ces chefs partagent ceci en commun : au moment de la bataille, ils deviennent aveugles et sourds.
» La situation de la Première Guerre mondiale est encore aggravée par l’état de la technologie, qui favorise de façon écrasante la défensive, avec le triomphe de l’artillerie qui écrase l’homme et de la mitrailleuse qui le fauche en plein élan. (Keegan encore: “Tant que les ressources nécessaires à la modification d’une bataille [véhicules blindés tout-terrain fiable, émetteurs-récepteurs portables] font défaut [et elles continueront cruellement à le faire le temps de se développer, ce qui prendra plusieurs années], les généraux sont entravés par une technologie ô combien apte à la destruction massive de la vie, mais tout à fait inapte à leur donner la flexibilité de contrôle qui pourrait maintenir ces massacres dans les limites du supportable.”) L’effet de cette situation est que non seulement la technologie domine la guerre, avec les chefs impuissants à assurer le contrôle de la bataille, mais en plus elle la paralyse en la fixant sur le territoire étriqué où sont rassemblées les forces en face-à-face, ce front qui ne bougera guère sous la mitraille constante d’interdiction de tout mouvement significatif par le moyen épouvantable du massacre. Ce nœud gordien sera tranché en 1918, lorsque la disposition de nouvelles technologies ‘libératrices’ à cet égard (l’aviation parvenue à maturité, le char) s’ajoutant à des circonstances politiques et militaires décisives permettront la résurrection du mouvement. Pour le reste (octobre 1914-1917), la Grande Guerre fut un Moment tragique de l’Histoire du monde où, pour cette activité de la guerre, la machine de guerre domina en le paralysant et en le massacrant l’homme en guerre d’une manière qu’on ne peut décrire que par le qualificatif de “totalitaire”. C’est un moment terrifiant de la dictature brutale et massacreuse de la machine sur la civilisation... »
La suite est connue pour les guerres qui suivent... Même si les chefs retrouvent en théorie yeux pour voir et oreilles pour entendre du fait des progrès de la communication, ils découvrent que c’est pour intervenir essentiellement sur la machine qui, par des développements nombreux, variés et exotiques, par la grâce du technologisme, s’est appropriée l’essentiel de la guerre. Cela n’a plus cessé de se renforcer depuis.
Méthodologie de la guerre industrielle : entropisation
Il s’agit donc du triomphe de la machine non pas comme outil mais comme philosophie même de la guerre, c’est-à-dire triomphe du système du technologisme soutenu par une présentation complètement faussaire du système de la communication. Cette combinaison superbe a introduit une dimension nouvelle qui caractérise la guerre industrielle et en fait un pendant de nos différentes formes d’hypercapitalisme, du Capitalisme de désastre de Noami Klein au l’hypercapitalisme-socialiste depuis 2008 (socialiste puisque l’État éponge les pertes colossales des banques en réduisant les régions et pays concernés à des déserts sociaux). La guerre industrielle ne se contente plus de tuer, elle pratique une véritable entropisation du monde en détruisant tout ce qui peut l’être pour réduire le champ de la bataille à une matière entropique où plus aucune vie n’est possible avant si longtemps. (Il a fallu trente ans et tant d’efforts de spécialiste en reforestation avant que le champ de la bataille de Verdun, laquelle s’est déroulée sur une surface notablement étendue, puisse commencer à voir une végétation repousser tant la terre était pourrie des diverses matières toxiques déversées par les obus, en plus de leurs capacités déstructurantes et dissolvantes de la diversité du monde.) Le but de la guerre industrielle n’est ni la victoire ni la conquête, c’est la destruction de la nature et de la forme même du monde par entropisation et jusqu’à devenir im-monde (immundus, littéralement “hors du monde”), ce qui laisse très, très loin le Khan dont la seule performance était de faire en sorte que là où il était passé, l’herbe ne repoussât pas immédiatement.
Ce caractère d’entropisation n’a fait que s’accroître dans la période postmoderne comme on peut le voir en Irak, en Afghanistan, en Syrie, en Libye, etc., où la guerre industrielle a renforcé ses caractères d’entropisation en introduisant un élément non pas humain mais infra-humain sous la forme de forces transnationales et non-étatiques baptisés de divers noms de circonstances qui font tellement tragiques et sérieux, – “terrorisme”, “djihadisme”, “choc de civilisations”, etc., – et qui constituent en réalité des structures de crime organisée agissant sans la moindre référence principielle et par les moyens hypercapitalistes habituels (financement de sources hypercapitaliste, livraisons d’armements sophistiqués fournis par les industries des pays hypercapitalistes), par conséquent complétant la tendance entropique de la machine en général et du technologisme. La guerre industrielle est parvenue à sa forme la plus achevée, qui est la néantisation des combattants par la néantisation d’elle-même, néantisation qui s’accomplit par le technologisme et se fait applaudir par la communication. J’ignore si les statistiques prennent en compte cet élément.
Caractère de la guerre industrielle : déshumanisation
Ce dernier caractère vient de lui-même à la lumière crue et aveuglante de ce qui précède... Il est le moins long à expliquer et il est pourtant le plus important, et de très loin, – tant il est vrai que les choses essentielles sont aussi les plus simples. Il s’agit de la déshumanisation totale de la guerre qui est le véritable caractère de la guerre industrielle totale et marquant son accord complet avec le développement de notre contre-civilisation, – l’homme devenu technique pure, tuant sans voir ni même regarder, ayant perdu jusqu’au souvenir de ce que furent les vertus du guerrier : courage, héroïsme, sens de l’honneur, magnanimité, tout ce qui fait un caractère noble. Aujourd’hui, nos soldats postmodernes, en général, ne meurent pas vraiment au combat puisque leurs machins tuent à 25 kilomètres ou 7.000 kilomètres de distance, ou bien ils tuent tout le monde d’un tapis de bombes “intelligentes”. (Ce sont les bombes qui sont “intelligentes” aujourd’hui, cela suffit... Et les soldats postmodernes meurent plus nombreux des séquelles de leurs campagnes que des combats de leurs campagnes, par suicides de ne plus supporter leur existence de non-être exécutant les liquidations par machines interposées, ou dans les tourments du PTSD [Post-Traumatic Stress Disordrer].)
Par sa nature même, la guerre industrielle est devenue guerre non-humaine, celle où plus aucun être ne peut voir son ennemi ni même éventuellement saisir le regard, y compris le dernier regard que jettera un adversaire qu’il aurait blessé mortellement et qui mourrait dans ses bras ; où plus personne ne s’encombre de ce regard humain au bord de l’abysse, lequel doit susciter chez celui qui l’a commis le sens de la responsabilité la plus haute, la charge de l’acte suprême, celle qu’il faut accepter de porter en toute conscience car là est bien la tragédie humaine et que c’est imposture d’y déroger... D’ailleurs et pour plus de sûreté à cet égard, la mode s’est imposée d’équiper tous nos soldats postmodernes de ces superbes lunettes qu’on n’ose plus qualifier “de soleil”, surtout quand il pleut, mais qui sont simplement des lunettes qui interdisent de montrer son regard en l’éliminant (son regard) purement et naturellement. (J’ai remarqué que les Russes sont moins souvent porteurs de ces hublots aveuglés, et peut-être un peu les Français, – allez savoir pourquoi, ou bien vous devinez bien pourquoi.) Non seulement les adversaires ne peuvent plus se voir au sens premier de l’expression, mais ils n’ont même plus de regard pour cela. Ainsi l’homme de la guerre postmoderne, ou guerre industrielle totale, dénie-t-il à l’adversaire toute identité, ce qui revient à se dénier à soi-même la moindre identité, ce que confirme son regard en forme de coquille vide.
Dans ces conditions, plus aucune paix n’est possible puisque l’autre n’existe pas et que nul n’est plus capable d’être en paix avec soi-même, et moins encore de vivre en paix avec soi-même. Il est si étrange qu’une pensée dominante progressiste-sociale qui vous envoie en prison si vous n’avez pas glissé dans vos ablutions matinales le serment d’allégeances à l’autre et psalmodié le serment de la nécessité de l’“ouverture à l’autre” comme si vous étiez frontières ouvertes, envoie partout ses mercenaires-robots équipés d’un regard sans yeux dont la capacité principale est le négationnisme de l’autre... Le négationnisme de l’autre est plus efficace qu’un fusil d’assaut AK-47, et Dieu sait si le AK-47 c’est quelque chose ; mais qu’est-ce donc à côté de ces yeux vides, de ces orbites sans yeux, de ces coquilles vides, qu’est-ce donc ?
Mais tout cela m’a entraîné bien loin du sujet initial qui concernait l’excellent Gengis Khan. En un sens et malgré les casseroles qu’il traîne à la queue de son cheval, malgré qu’il fasse cuire son steak saignant comme l’on sait, malgré, malgré..., – figurez-vous qu’il me paraît plus humain que tant de mes contemporains ; et plus on remonte, mieux je me sens...
Ainsi terminerais-je, pour conclure sur cette question des technologies et du technologisme qui caractérisent la guerre industrielle, avec une citation de la dernière Partie du La Grâce de l’Histoire (Tome-II), consacrée au mystère que constitue le refus du développement des technologies par les Anciens alors qu’ils avaient les moyens de faire. Je m’attache beaucoup à ce problème, qui est exposé en détails notamment par l’Italien Aldo Schiavone, qui déplore d’ailleurs l’attitude des Anciens, lui qui est un bon libéral éclairé, alors que je vous avoue que je serais plutôt tenté de m’y attacher avec vigueur pour la vertu que j’y devine, je veux dire chez les Anciens. (Schiavone, L’histoire brisée – La Rome antique et l’Occident moderne, publié en 1995 [en 2003 pour l’édition française, chez Belin à Paris.)
«...Schiavone cite en détails le cas du grand savant et inventeur Archimède qui mit au point des systèmes remarquables d’efficacité, notamment lors du siège de Syracuse où ces systèmes permirent de défaire la flotte romaine. Ce n’est pas tant une impossibilité d’envisager des développements mécaniques qu’une absence de volonté qui caractérise la pensée et la spéculation des Anciens à cet égard, voire même plus nettement dit, un refus pur et simple d’envisager une telle orientation. Schiavone cite Plutarque, qui décrit la vertu d’Archimède...
« “Archimède avait un esprit si élevé et si profond, et avait acquis un si riche trésor d’observations scientifiques que, sur les inventions qui lui ont valu le renom et la réputation d’une intelligence non pas humaine mais divine, il ne voulut laisser aucun écrit. Il tenait la mécanique et en général tous les arts qui touchent aux besoins de la vie pour de vils métiers manuels et il consacrait son zèle aux seuls objets dont la beauté et l’excellence ne sont mêlées d’aucune nécessité matérielle...” (Si ce n’est une définition acceptable de la “divinité” en termes terrestres ! Comment notre époque peut-elle lire de telles choses sans trembler sur ses bases ? C’est simple, elle ne les lit plus.) »
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