Trois livres analysent l’émotion musicale dans des gammes différentes. La première, que suit Jean-Jacques Nattiez dans les textes du grand anthropologue, consiste à chercher à travers la musique les structures universelles de l’esprit humain ; la deuxième, illustrée par Jean-Yves Tadié, établit le relevé minutieux d’une subjectivité émue où Debussy apparaît comme un fantôme intime ; la troisième, non moins fine que les autres, s’égrène dans les études de cas dont le neurobiologiste Oliver Sacks a le secret : où l’on voit les humains confrontés aux curieuses fonctions et dysfonctions de leurs neurones...
Ce serait donc mal dire que la musique échappe aux savants : elle attire à elle leurs commentaires comme les sirènes appellent les navires. Tous ne font pas naufrage, ils y trouvent parfois une vigueur nouvelle. Ainsi, comment ne pas reconnaître dans la « structure comme totalité » - l’un des concepts fondamentaux de l’Anthropologie structurale - la prédilection de Lévi-Strauss pour les relations d’équivalence, de symétrie et d’inversion chères aux musiciens ? N’a-t-il pas fait de Wagner « le père irrécusable de l’analyse structurale des mythes » ? Les études en sémiologie comparée de Nattiez font la lumière sur ce que les positions de l’anthropologue comportent d’esthétique musicale - quitte à le confronter aux compositeurs de son temps ou aux grandes et éternelles questions « la musique raconte-t-elle une histoire ? ».
Au vu de ces enjeux intellectuels, les pathologies qui se rapportent à la musique prennent un relief nouveau. On rechigne d’abord à accorder à la médecine moderne le droit de s’y intéresser. Un neurologue qui se penche sur la musique verse facilement dans deux écueils : il peut élaborer une théorie néopositiviste qui prétendra ramener le phénomène musical à quelques connexions synaptiques et ce sera une manière savante de n’y rien comprendre ; ou bien, en voulant préserver l’authenticité d’une révélation, il sombrera dans un obscurantisme pseudo-mystique. Fort de son travail sur les anomalies cérébrales, Oliver Sacks évite avec aisance Charybde et Scylla. Dans tous ses livres, depuis l’inoubliable Homme qui prenait sa femme pour un chapeau éd. du Seuil, 1992, l’intérêt est le cas, la singularité du cas. En présentant un fascinant catalogue mêlé de réflexions, Oliver Sacks décrit des portes d’accès soudain ouvertes ou fermées, mais toujours inattendues, à la musique. Plutôt que vouloir en dissiper le mystère, il étudie les déformations, excès et pannes de notre système neuronal.
Un chirurgien est frappé par la foudre ; et, tandis qu’il a jusqu’alors été indifférent à la musique, le voici qui se prend de passion pour le piano, étudie Chopin, et se trouve subitement « possédé » par la musique, jusqu’à pouvoir ou plutôt devoir ! en composer. Comment expliquer cette musicophilie subite ? Peut-être par une lésion cérébrale ; mais Sacks remarque aussitôt qu’il existe des cas similaires sans lésions... Alors ?
L’un des intérêts du livre est qu’un cas y verse dans l’autre : de l’expérience commune, on passe d’une pichenette dans la pathologie, et réciproquement. Et des arrangements infinis sont possibles. Le cerveau humain est capable de tant d’adaptation qu’on peut trouver avec un phénomène d’abord involontaire des compromis qui l’humanisent : telle vieille dame américaine peut s’habituer à entendre « Frère Jacques » à chaque fois qu’elle fait des gâteaux français comme telle femme pasteur finit par limiter ses hallucinations musicales de cantiques aux heures de prière dans l’église, et par les exclure des heures de repas !
En même temps qu’il rend compte d’observations souvent sans réponse, Sacks permet aussi de mesurer ce que nous comprenons déjà. D’abord, que la musique affecte profondément l’activité corticale, et que celle-ci relève de fonctions antérieures même au langage. Le cerveau humain révèle alors une grande labilité. La puissance de la musique est telle qu’un air que l’on a en tête provoque le même effet que si on l’entend : « Le cortex auditif est aussi puissamment activé par l’imagination musicale que par l’écoute réelle d’une musique » p. 53. Il suffit d’annoncer la diffusion d’une chanson de Noël chantée par Bing Crosby pour que certains sujets croient l’avoir effectivement entendue : c’est l’effet « White Christmas » du nom de la chanson ! À ne pas confondre avec ces airs obsédants que l’on appelle avec bonheur les « vers cérébraux » de l’allemand Ohrwurm...
En quelques remarques intelligentes et drôles, Musicophilia éclaire ainsi le rapport de chacun à la musique : le livre laisse à penser que le cerveau humain ne cesse de contenir ses facultés dans d’étroites limites afin de maintenir l’équilibre général. Si celui-ci bascule, l’une ou l’autre peut donner d’étonnants résultats. Peut-être Sacks manque-t-il parfois d’interprétations scientifiques, mais c’est aussi ce qui fait le charme de ses écrits : après avoir livré des descriptions cliniques fines, il laisse la question irrésolue, libre de nous émouvoir, de nous émerveiller. L’essentiel est ici la justesse de ton : sans complaisance, plein d’humour, guidé par une curiosité aiguë et sincère, porté par l’empathie la plus juste, il montre encore une fois son aptitude à rendre compte de l’expérience subjective.
Expérience qui est au cœur du livre de Jean-Yves Tadié, fort d’une sympathie profonde avec Debussy. Mieux qu’un portrait du musicien, il se plonge dans son oeuvre comme pour en raconter les replis affectifs, les femmes qu’il aima, les hommes qui furent ses amis, et toujours, revenant sans cesse, le souci d’une vie intérieure à faire partager. Pour monter à la source, Tadié puise à pleines mains dans la correspondance du compositeur : c’est là qu’il recueille les impressions dont la musique de Debussy s’est fait l’écho. On découvre alors des images étrangement familières. « Bleue comme une valse, grise comme une plaque de tôle inutilisable », « notre bonne mère la Mer » inspire de belles pages où Tadié suit Debussy dans sa contemplation tragi-comique : « La mer continue à accomplir son va-et-vient sonore, qui berce la mélancolie de ceux qui se sont trompés de plage ! » On pourrait dire de la musique ce que Debussy dit de cette marine sonore qu’il a voulu recomposer : « C’est trop grand ! Puis je ne sais pas nager. »
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