07 janvier 2015

Pour la beauté du geste...


 
Les algues bleues (cyanobactéries) colonisèrent les océans, il y a 3,8 milliards d’années. Rien ne s’opposait alors à leur croissance sans fin, sinon les limites des océans…

Le ciment qui maintient la cohésion de toute communauté humaine est, je crois, fait d’amour et de peur. En premier lieu dans la famille. Les enfants restent avec leurs parents, avant tout parce qu’ils les aiment, mais aussi parce qu’ils ont peur de se retrouver seuls (mis à part quelques rares fugueurs). Les soldats de la Première Guerre étaient eux aussi gouvernés par l’amour et la peur. L’amour de la patrie, et la peur de l’ennemi qu’il fallait abattre, pour soi-même survivre. Et aussi la peur du peloton d’exécution. Qu’en est-il aujourd’hui ? Quelle est la part d’amour et de peur qui nous font adhérer à la société actuelle, par nos actes plus que par nos pensées ?
 
Prenons une journée banale. Je me lève le matin. Il fait encore nuit. J’actionne l’interrupteur. Il va de soi que je m’attends à voir apparaître la lumière. Et pourtant, la conviction naïve que je mets dans ce geste implique la confiance dans une chaîne immensément complexe d’événements, dont je ne maîtrise absolument ni les tenants ni les aboutissants. Et ainsi de suite pour chacun des gestes de la journée : boire un café, monter dans un véhicule, lire un journal, etc. Est-ce de l’amour ? Les millions de petites mains qui s’affairent pour m’apporter mon café, mon journal, qui me transportent, me chauffent, et tout le reste, sont trop éloignées de moi, trop abstraites, pour que je parvienne à éprouver de l’amour à leur égard.

C’est plutôt une espèce de confiance non dite, qui me fait considérer comme allant de soi, qu’il en soit ainsi. Est-ce alors de la peur ? Bien sûr, j’ai la peur abstraite que tout ce système bien huilé puisse s’effondrer, surtout si je me renseigne hors du courant dominant. Mais je n’ai pas peur en actionnant l’interrupteur, ni en commandant mon sandwich, ni en prenant le train, que ma volonté ne soit pas satisfaite, je n’envisage même pas cette possibilité-là. Voilà donc déjà un premier constat plutôt étonnant : ce ne sont pas l’amour, ni la peur, qui soudent la société dans laquelle nous vivons. 
Quel est donc notre rapport réel, je veux dire concret, et non pas pensé, à la société ?

Pour donner une image, il me semble que les humains, à l’époque des chasseurs-cueilleurs, établissaient avec le système dans lequel ils vivaient un rapport qui était un peu celui d’adolescents avec leurs parents : ils aimaient et craignaient la nature comme une mère, nourricière mais sévère, tout en construisant entre eux des liens indépendants d’elle, comme le font les groupes d’ados.

A l’époque du néolithique, le rapport des individus au système changea. Peut-être parce que le système lui-même changea : ce n’était plus seulement la nature qui déterminait leur destin, mais aussi, et de plus en plus, la cité. Le rapport de l’individu à la cité est un peu comme celui de l’enfant à ses parents. La cité a tout pouvoir sur lui, elle le nourrit sans qu’il ait lui-même à chasser sa nourriture, lui donne un gîte sans qu’il ait lui-même à le construire, en échange de sa collaboration et de sa soumission.

Durant toute cette période, et jusqu’à très récemment, chaque individu devait contribuer activement au maintien du lien social. Aujourd’hui, alors que nous nous prenons plus que jamais pour des adultes, nous établissons avec le système qui nous nourrit des rapports qui sont plutôt ceux que le nourrisson établit avec sa mère : nous n’avons pas une claire conscience de notre séparation, ni de notre dépendance vis-à-vis d’elle, mais crions simplement lorsque nous avons faim (ou sommes en panne sur le quai d’une gare), comme si être nourri allait de soi. La société gère, et même assure, tous les risques, l’individu étant devenu l’objet constant de ses soins.

En fait, on pourrait dire que le rapport du groupe à la nature a évolué depuis le paléolithique de manière inverse à celui de l’individu au groupe : le groupe, qui était totalement dépendant de la nature, s’est émancipé d’elle en devenant cité ; alors que l’individu, qui était pleinement adulte au sein du groupe de chasseurs-cueilleurs, est devenu totalement dépendant au sein de la cité moderne.

Certes, l’homme du paléolithique se savait dépendant des autres, et de la nature. C’est en cela que sa position face aux autres était adulte. Il ne se reconnaissait pas que des droits, mais surtout des devoirs : devoirs des parents envers les enfants, devoirs des enfants envers les parents, devoir de l’individu envers le groupe, devoir du groupe envers l’individu. Être adulte, c’est avoir des devoirs envers qui dépend de soi.

Aujourd’hui, c’est le contraire qui prévaut : l’individu n’a plus que des droits, comme un nourrisson. C’est la société, mère abstraite, qui assume tous les devoirs envers eux. Et d’une certaine manière, elle s’en acquitte parfaitement, au point qu’on ne réalise même plus que tout ce qui fait notre quotidien ne va pas nécessairement, et de loin, de soi.

Alors qu’en est-il du ciment social ?

Encore dans les années 60, ce ciment devait être consciemment entretenu par les individus. Je me souviens qu’enfant, dans la petite ville où j’habitais, ma mère nous emmenait dans les quatre magasins de chaussures de la place à tour de rôle, lorsqu’il fallait remplacer une paire, parce que le lien social exigeait ce soin-là. Bien sûr, d’autres habitants avaient d’autres habitudes, mais, pour chacun, le choix qu’ils faisaient était dicté par le lien social. En d’autres termes, on prenait alors encore consciemment soin du ciment social. Ce n’est qu’une petite anecdote, mais elle révèle que dans les sociétés plus primitives (et la petite ville où j’habitais en était une au regard des grandes villes actuelles), on savait que le lien social était fragile, et qu’il fallait en prendre soi.

Aujourd’hui, cette notion a totalement déserté les esprits (sauf bien sûr dans les sociétés non occidentalisées, ou dans quelques patelins perdus). Dans le domaine social, on ne vise plus que son intérêt propre, et ce n’est plus qu’envers ses proches qu’on fait preuve d’attention. Là aussi d’ailleurs, les liens ont également subi une évolution étonnante. Alors qu’ils étaient très formels par le passé, même au sein de la famille, ils se sont éminemment personnalisés. On peut dire que dans un passé (pas si vieux), les liens au sein de la famille allaient de soi. Ils étaient si assurés qu’il ne réclamaient pas qu’on en prenne grand soin, alors qu’aujourd’hui ils sont devenus si fragiles qu’ils ont besoin de nos soins constants. 

Avant, c’était le lien social qui devait être soigné, parce que fragile. Aujourd’hui, c’est le lien privé.

L’amour et la peur ne gouvernent plus les rapports entre les individus et la société. Plus chez nous. Au Donbass, oui. En Russie, avec l’agression économique et médiatique dont le pays est victime, peut-être aussi. A partir du moment où des sentiments d’amour et de peur surgissent, on peut faire quelque chose. Chez nous, l’amour et la peur, on ne les ressent plus que pour ses proches. Et là, chacun fait tout ce qu’il peut. Mais vis-à-vis de la société, on est impuissant. On n’a pas prise. On ne peut que continuer à lui faire confiance aveuglément en actionnant l’interrupteur, en prenant le train et en faisant ses courses, dans une totale dépendance et irresponsabilité forcées. La seule chose qui nous reste, c’est l’amour de la vérité. Et du beau, et du bien.

Dénoncer les mensonges. Crier les injustices. On sait que cela ne changera rien, que le système doit s’effondrer tout seul, sous le poids de sa propre masse, mais on le fait quand même. On est acculé à agir, sans espoir que cela serve à quelque chose. Pour la beauté du geste. Parce que cela s’impose à nous. Les soldats de la Première Guerre ne se battaient pas pour la beauté du geste, mais pour faire triompher leur pays. Les piètres soldats que nous sommes, derrière leurs écrans, nourris par le système, se battent pour la beauté du geste. Cela semble dérisoire, et pourtant je crois que ce n’est pas rien.

Les pays qui résistent à l’Empire gagnent nos faveurs, parce qu’ils sont les représentants de sociétés dans lesquels le lien social a encore une consistance, reposant sur l’amour et la peur, autrement dit sur du tissu humain. Ils ne sont pas entièrement passés sous le rouleau compresseur du Capital, et de la subordination totale au profit et à la consommation (autrement dit à l’égoïsme individuel). Ils prônent une vision multipolaire du monde, c’est-à-dire la conscience pour chaque groupe d’incarner une identité, une valeur à laquelle leurs membres s’identifient, qu’ils aiment, et dont ils respectent l’équivalent chez les autres.

Mais n’est-ce pas cela, l’état du monde avant l’ère capitaliste triomphante ? Celle de l’Ancien Régime ? On dit que l’Histoire ne repasse pas les plats. Comment pourrait-on revenir en arrière ? Il n’y a qu’à voir : il suffit d’inonder n’importe quelle population traditionnelle des bienfaits de la consommation, pour qu’elle perde presque instantanément ses valeurs séculaires. Il y a là une tare lovée au cœur même de l’humain, que le capitalisme a découvert, et dont il se nourrit.

Alors bien sûr, il a ses limites, bientôt atteintes, qui sont les limites de la croissance. Voilà, c’est ça, la croissance ! Comment un être vivant pourrait-il ne pas succomber au désir de croître ? C’est sa nature même qui veut qu’il croisse. Seules les limites que lui imposent la nature extérieure l’en empêchent. Tous les organismes, à force d’être confrontés à l’impossibilité d’une croissance illimitée, ont intégré dans leur propre patrimoine génétique une décroissance programmée. C’est la seule manière de durer, à travers les générations, sans épuiser le terreau nourricier.
Ce que les organismes ont appris au cours de centaines de millions d’années, nous, sociétés humaines, il nous faut l’apprendre en quelques siècles.

Nos corps savent se plier devant la nécessité, et donner, à défaut d’une croissance illimitée, la graine qui les fera germer à nouveau, dans le foisonnement de la vie perpétuelle. Mais les individus ? Voilà encore un problème. La société capitaliste a fait de l’individu le socle de sa croissance, et de son désir le moteur.

Or l’individu humain a ceci qui le distingue de ses frères animaux, c’est qu’il se rêve immortel. Il rêve de toujours plus. Son désir, découplé de ses besoins, est insatiable. Comme les algues bleues (cyanobactéries), lorsqu’elles colonisèrent les océans, il y a 3,8 milliards d’années. Rien ne s’opposait alors à leur croissance sans fin (sinon les limites des océans). Lorsqu’elles les atteignirent, elles avaient pris une telle ampleur dans le devenir de la terre, qu’elles en avaient modifié le cours, et donné naissance à de nouvelles possibilités, impensables auparavant. Une des conséquence de leur prolifération avait été la fixation de gaz carbonique (CO2), et la libération d’oxygène (O2), grâce à l’énergie solaire (elles inventèrent la photosynthèse). L’oxygène, qu’elles avaient répandu en profusion dans l’atmosphère, offrit à des organismes qui apprirent à le brûler au sein de petites centrales internes (les mitochondries) la possibilité de croître sans dépendre directement de l’énergie solaire.

Et c’est ainsi que nous sommes là. A risquer de brûler jusqu’à la dernière goutte de pétrole accumulé durant tant d’éons, pour poursuivre contre vents et marées une croissance de quelques décennies. 

Alors, la question, finalement, c’est celle-ci : allons-nous nous dégager, collectivement, de l’égoïsme de la cellule, et nous identifier à une dimension qui nous dépasse ?

Les cellules et les organismes qui nous ont donné naissance ont su, eux, se dépasser, et se sacrifier au profit de la lignée. Mais la lignée a montré ses limites, car c’est elle, qui, recueillant tous les soins attentifs au cours de l’histoire humaine, nous a conduit là où nous en sommes. C’est sur elle que se sont fondées toutes les communautés historiques. On fait partie d’une communauté parce qu’on descend d’un même lignage. Que ce soit en tant que famille ou en tant que peuple.

Toujours, le culte des ancêtres a prévalu. A ce titre, l’individu ne compte pas. Il est simple passeur. Il n’est qu’une brique au service de l’ensemble. Ce qui assure la cohésion de la communauté, ce sont les liens du sang, et à travers eux des valeurs partagées.

Nos ancêtres défendaient des valeurs, comme le font encore aujourd’hui les pays qui résistent à l’Empire. Nous, nous n’avons plus de valeurs. Nous les avons broyées menu, en 250 ans de déconstruction active.

Les quelques hurluberlus qui défendent encore chez nous des valeurs, sont taxés de réactionnaires. Il ne nous reste plus que l’individu-roi, avec ses pathétiques Droits de l’Homme. Et lorsque même cela aura été finalement déconstruit, lorsque le capitalisme aura entraîné dans sa chute l’individu-consommateur-roi, il ne restera plus que des individus déboussolés.

Pourtant, l’individu incarne par lui-même des valeurs essentielles. Ou plutôt, il peut le faire. Non pas des valeurs auxquelles il adhèrerait par mimétisme ou par endoctrinement, comme dans les sociétés anciennes, mais de celles, à travers lesquelles il se construit dans une rectitude qui le révèle. Les exigences de justice et de vérité en sont certainement les plus emblématiques.

Lorsque l’enfant les découvre, cette découverte est fondatrice de son identité intime. La première fois qu’un enfant se rebelle, ne serait-ce qu’intérieurement, contre une injustice, il devient conscient du caractère irréductible de cet événement. Il devient un individu au sens étymologique du terme, c’est-à-dire qu’on ne peut plus diviser, car un noyau d’intégrité s’est révélé. Le besoin de justice, et de vérité aussi, sont les valeurs les plus personnelles qui soient, aussi intimes que le sentiment d’être soi, et en même temps les plus profondément partagées par chacun qui se retrouve dans ce face-à-face intérieur.

Refuser une injustice, découvrir une vérité, c’est se soumettre totalement au verdict sans appel d’une instance intérieure intransigeante. Qu’on ne se sente libre que lorsqu’on s’y est soumis sans réserve, révèle combien cette instance est intimement soi. Mais elle est universelle aussi, parce qu’on sait dans le même temps que toute autre personne de bonne foi, examinant la même vérité comme on l’a fait soi-même, la reconnaîtra comme telle au sein d’un même esprit.
L’émergence de l’individu en tant que mesure de toutes choses a dissout peu à peu les valeurs fondées sur l’appartenance et le lignage, qui structuraient le corps social.

L’humanisme de la Renaissance a établi avec le capitalisme, né à la même époque, une synergie parfaite, en abolissant les liens et les appartenances qui auraient pu détourner les individus de leur fonction de simples consommateurs.

Nous sommes à nu aujourd’hui, sans plus aucun habit qui nous voilerait le fond de notre nature archaïque. Nous sommes comme des cellules qui auraient perdu leurs liens structurants avec l’organisme dont elles font partie, livrées à leur soif originelle de croissance sans fin (des cellules cancéreuses). Le capitalisme croît sur le terrain de l’aspiration la plus régressive que nous portions en nous, celle qui est à la base de la vie, et qui nous renvoie à nos origines bactériennes : la consommation et la croissance sans frein et sans fin.

Certes, il s’en faut de beaucoup que ce rêve soit réalisé pour la plupart des individus. Il n’empêche, c’est lui le moteur du système dans lequel nous vivons, et que nous entretenons, qu’on le veuille ou non, par les mille gestes quotidiens que nous ne pouvons nous empêcher d’accomplir.

Nous n’avons pas le pouvoir de précipiter l’effondrement du capitalisme, parce qu’il ne pourra s’écrouler que de lui-même, sous l’effet de son propre poids. Mais il nous appartient de ne pas nous réduire nous-mêmes à notre seule dimension voulue par le capitalisme, régressive et consommatrice. Les avancées que nos prédécesseurs ont gagnées au cours de leurs luttes pour plus de justice et de vérité, même si elles ont été détournées et récupérées par l’entreprise capitaliste, nous montrent le chemin.

Y a-t-il eu en effet dans le passé une société qui ait abrité en son sein des éléments qui se soient souciés comme nous le faisons aujourd’hui du destin d’autres personnes qui leur étaient totalement étrangères ? Non, je ne le crois pas. Justement parce qu’autrefois, c’était le tissu social qui prévalait. C’est ce qui faisait sa force, mais il a montré aussi sa faiblesse, puisqu’il n’a pas résisté à la vague capitaliste.

Se soucier d’un autre qui n’est pas de sa lignée, à qui on ne doit rien, et qui ne nous doit rien, n’est-ce pas quelque chose de neuf ? Si cette nouvelle graine parvient à croître sur les décombres du capitalisme, alors le culte de l’individu, source de tous nos malheurs, aura été aussi l’incubateur d’une dimension nouvelle, qui le dépasse et l’englobe.

Joaquim
Source

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire

Remarque : Seul un membre de ce blog est autorisé à enregistrer un commentaire.