25 juin 2014

Le cancer des ponts

La société américaine des ingénieurs civils, ASCE, prévoit dans son dernier rapport qu’un investissement de 1.7 billions (1 700 milliards) de dollars est nécessaire d’ici 2020 pour maintenir en état de fonctionnement le parc d’infrastructures routières américain. Cette somme représente un peu plus de 10% du PIB des USA.

Pourquoi une telle somme ? De quoi souffrent ces infrastructures ? Les infrastructures américaines seraient en mauvais état ? Et qu’en est-il des nôtres ? Quelles en sont les conséquences et les perspectives ?

Un peu d’histoire

De tous temps et dans toutes nations, les infrastructures routières ont été les artères des sociétés. Elles nous servent à nous déplacer et à transporter nos marchandises. Elles ont des implications dans nos vie quotidienne et dans notre économie, sans même que nous y prêtions attention. Elles sont là, sous la forme de réseaux urbains, autoroutes, ponts et tunnels. Nous connaissons tous l’expression, toutes les routes mènent à Rome ! Car l’empire romain avait construit sa puissance autours de son réseau de routes, permettant sans encombre le déplacement des armées, des biens et des personnes. Au fil du temps, ce réseau s’est étendu et densifié, mais depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale les choses ont changé. Nous avons vécu une mutation majeure de notre réseau routier. Jamais au cours des siècles précédents nous n’avons eu un réseau aussi rapide dense et étendu, avec des marchandises et des hommes se déplaçant chaque jour un peu plus.

C’est le béton armé qui a permis l’explosion du nombre et de la taille de ces infrastructures. Le béton est un matériau à la fois léger, résistant et peu coûteux ; il est venu remplacer les structures en acier et en pierre de taille qui dominaient le marché de la révolution industrielle. Un premier problème est que le béton peut vieillir vite et mal selon les conditions et que certaines structures construites depuis 1945 peuvent avoir une durée de vie inférieure à 50 ans dans les cas les plus sévères. Les coûts de démolition d’un pont et de reconstruction d’un nouvel ouvrage peuvent aller jusqu’à plusieurs centaines de fois le prix initial de l’ouvrage. Ce qui expose les propriétaires d’ouvrages à des situations financières critiques, au vu des sommes en jeu. La maintenance des infrastructures est la solution la plus économique, et elle est en règle générale à la charge du propriétaire de l’ouvrage, commune, région, ou état.

Le cancer du béton

Le second problème est qu’une partie de ces infrastructures est malade, affectée par ce que l’on appelle le « cancer du béton ». Le béton se désagrège localement, mettant à nu des pans entiers de structure laissant voir leurs armatures rouillées, cette maladie est causée par le sel. Le sel provient de deux sources, des sels de dégivrage répandus sur les routes en hiver et de l’eau de mer. Nous ne connaissons pas les chiffres de l’extension de cette maladie du béton, il est cependant certain qu’un grand nombre de structures dans le monde sont contaminées par l’une ou l’autre de ces sources de sel.

Le béton est un matériel poreux. Il absorbe d’importantes quantités d’eau salée qui migrent dans la structure au fil du temps, par capillarité, comme du café dans un bloc de sucre. Une fois dans les pores du béton le sel n’en ressort plus, il s’accumule au fil des hivers et des embruns. C’est lorsqu’il arrive au niveau des premières armatures, situées à quelques cm en dessous de la surface, que le sel va commencer son travail de sape. La rouille étant plus volumineuse que le fer, elle va faire éclater à force la couverture de béton. Une fois initiée, la corrosion ne s’arrête plus, le béton va alors lentement pourrir de l’intérieur et la structure va s’affaiblir.
Photo d’armatures corrodées.
Source: A .Kalogeropoulos

Les conséquences pour les structures

Cette maladie est progressive et les conséquences sont souvent proportionnelles à l’avancement de la contamination.

La première conséquence est que la chaussée va se défoncer, et que des secteurs entiers de l’ouvrage ne seront plus carrossables. Obligeant le propriétaire à fermer partiellement la circulation sur son ouvrage.

La seconde conséquence est que des blocs de béton sont susceptibles de se décrocher et de tomber sur le trafic, le propriétaire doit alors prendre des mesures de précaution en enrobant l’ouvrage de grilles protectrices.

La conséquence ultime de la corrosion est la chute du pont, comme par exemple dans le cas du pont de Minneapolis en 2007. Cependant, le cancer du béton n’est que rarement la cause directe d’un effondrement de pont, mais il affaiblit tellement la structure qu’il en est un acteur majeur.
Photo de la chute du pont de Minneapolis en 2007.
Source: Time.com

Les risques pour les villes

La congestion du trafic

Le défoncement des voies du pont va avoir des conséquences immédiates sur la congestion du trafic. Premièrement, les voies touchées seront fermées à la circulation, en outre le trafic lourd sera dévié sur un itinéraire bis. Ceci va fortement impacter le taux de congestion des routes alentour pour plusieurs mois, dans le cas où des travaux d’intervention sont entrepris. La congestion du trafic coûte extrêmement cher comme le souligne l’International Transport Forum de 2007 : Réunion ministérielle, réduire la congestion. Petite précision : il s’agit des chiffres actuels et non des projections tenant compte du problème à venir des structures non-carrossables.

« Des études réalisées par l’Union européenne chiffrent le coût de la congestion routière (imputable tant aux migrations alternantes et au trafic de loisir qu’aux déplacements d’affaires et au transport de marchandises) à 1 % en moyenne du PIB de ses Etats membres, et plus exactement à 1,5 % pour le Royaume-Uni et la France et 0,9 % pour l’Allemagne et les Pays-Bas. »

« Lors de la mise en place d’un système de péage de congestion prélevé à l’entrée dans le centre ville, Transport for London a estimé le coût de congestion à 15 dollars par jour et par véhicule, ce qui correspond de 4000 à 5000 dollars par an pour un usager circulant pendant les heures de pointe. »

Catastrophes naturelles

Nous le savons tous maintenant, le changement climatique impacte aussi nos sociétés, en augmentant le nombre de catastrophe naturelles : ouragans, tempêtes et inondations. L’affaiblissement des structures est dévastateur quand il se combine avec une catastrophe naturelle. La photo suivante à été prise sur un pont de l’autoroute traversant une baie du Mississipi, après Katrina en 2005. Dans le cas où les ponts présents sur les axes majeurs sont touchés, l’accès des secours sera tellement perturbé que cela renforcera d’autant plus l’impact de la catastrophe.
Photo d’un tablier de pont dans l’état du Mississipi en 2005.
Source: mceer.buffalo.edu

Quelques chiffres.

De quel nombre de structures parlons-nous ? La situation est particulièrement critique aux Etats-Unis et au Canada, car ils sont les premiers à avoir fortement développé leur réseau routier, et peu de maintenance a été effectuée sur les ouvrages. Cependant les pays Européens ne sont pas en reste, comme le montre cette vidéo présentant la situation en Allemagne.

Etats-Unis :

Aux USA il y a environ 600 000 ponts autoroutiers dont 217 000 sont recensés comme déficients, soit 36 %. Ces derniers s’intègrent dans les 1,7 Billions nécessaires à la remise en état des infrastructures routières américaines. Enfin, je ne sais pas si ces données prennent en compte le cancer du béton. Source : ASCE.

Europe :

L’Europe possède quant à elle plus de 100 000 km d’autoroutes dont 1 % est formé par des ponts soit 1000 km, il faut préciser que ces chiffres ne tiennent pas compte de l’Italie et la France, qui possèdent les réseaux parmi les plus gros d’Europe. Source : Conférence Européenne des Directeurs des routes – CEDR

France :

En France, on recense un total de 266 000 ponts, dont 21 000 appartenant à l’état, 125 000 au département et encore 120 000 aux communes ; 73 % de ces ponts sont faits de béton. Source : http://www.planete-tp.com.

On pourrait allonger la liste, mais ces chiffres suffisent à donner la mesure de ce phénomène. Nos sociétés sont devenues hyper-dépendantes de leurs réseaux de transport. Je vous conseille le lien suivant pour vous faire une idée de ce que cela représente à l’échelle continentale, Wikipédia.

L’exemple de Montréal

Montréal est le parfait exemple du futur proche de nos villes. Exposée à des hivers rigoureux, la ville arrosait copieusement chaque année de sels de dégivrage l’ensemble de son réseau routier. Elle est propriétaire des 18 ponts majeurs qui relient l’île aux rives du fleuve, bien souvent les ponts ont été financés par l’état et la maintenance cédée à la ville.

Le cas du Pont Champlain :

Le pont Champlain relie la rive Est du Saint-Laurent au centre-ville de Montréal. Il a été ouvert à la circulation en 1962, et a couté 35 millions de CAD. Il charrie 170 000 véhicules par jour, soit un trafic annuel de 57 millions de véhicules, ce qui fait de lui le pont le plus fréquenté du Canada. Le pont est dans un état critique et après une intense bataille politique il a été décidé de détruire l’ancien pont pour le reconstruire à neuf. Le coût des travaux est estimé à environ 4 milliards de dollars canadiens.
Photo du pont Champlain.
Source: www.memorablemontreal.com

Le cas de l’échangeur Turcot :

Cet échangeur autoroutier connecte 3 autoroutes majeures au centre de la ville, la structure en béton est tellement dégradée, qu’il est aussi prévu de la détruire pour la reconstruire à neuf. Le coût total de l’opération s’élève à 3.7 milliards de CAD. Cet échangeur a été inauguré en 1967 et avait couté 24 Millions de CAD à l’époque.

Photo de l’échangeur Turcot.
Source: www.thevanguard.ca

Il ne s’agit là que d’exemples emblématiques et l’effet du sel a été accéléré par son utilisation intensive en hiver. Cependant même si les quantités utilisées dans d’autres pays sont moindres, le phénomène reste présent car le sel ne quitte pas le béton. Et à long terme les structures vont souffrir du même processus de dégradation. D’ici 5 à 20 ans une partie importante du parc d’infrastructure de nos pays aura tellement vieilli qu’il faudra alors le remplacer, ce qui comme dans le cas de Montréal décuplera les dépenses. Nous sommes ici dans le cas d’une dette passive, s’agrandissant au cours des ans et si rien n’est fait pour anticiper ce problème l’addition risque d’être très salée.

Les solutions

Malgré l’ampleur impressionnante du problème, des solutions existent. Premièrement il est indispensable de faire un bilan de santé approfondi des infrastructures, pour savoir combien sont affectées et quelles sont réellement les sommes mises en jeu.

Dans un second temps il est nécessaire de former une nouvelle génération d’ingénieurs civils spécialisés dans la médecine des structures. De nouveaux outils existent pour inspecter et réparer les structures, mais elles sont encore embryonnaires. Une forte mobilisation scientifique et politique sur le sujet permettrait de développer ces outils et de former les techniciens et ingénieurs afin qu’elle deviennent les solutions commerciales de demain. Finalement, une volonté politique forte impliquant des principes tels que les « pollueurs-payeurs » permettrait la mise à disposition des sommes nécessaires à la remise en état de ces réseaux. La libre circulation des biens et des personnes en Europe implique forcement des charges de trafic concentré en certains points, aggravant d’autant plus l’état des structures. Les villes situées sur des axes majeurs doivent-elles payer pour un trafic provenant de tout le continent ?

*

Pour conclure, nous sommes dans une situation d’urgence décisionnelle, il est encore possible de mettre en œuvre une politique de maintenance des infrastructures, mais un profond changement de mentalité est nécessaire. D’une part les politiques des pays concernés doivent concentrer leurs efforts pour traiter le problème, de l’autre les utilisateurs du réseau doivent comprendre que ces routes ont un coût et qu’il va être indispensable de le payer, si nous voulons léguer aux générations suivantes un réseau routier égalant celui que nous avons connu.

Alexis Kalogeropoulos – Docteur en Génie Civil de l’EPFL
Radiologue du béton – www. bridgology.com
ak@bridgology.com


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