22 mai 2014

18 millions d'antisémites en France


Le sondage international sur l’antisémitisme publié par l’Anti Defamation League angoisse par ses résultats: les préjugés antisémites paraissent hégémoniques et, dans le classement fait des pays censés présenter le plus d’indicateurs antisémites, la France a le triste privilège de la deuxième place ouest-européenne. Selon le calcul de l’ADL, la France compterait 18.000.000 d’antisémites.
Toutefois, ce sondage pose de sérieuses questions de méthodologie et mérite d’être recadré dans le long cours pour comprendre où en est la France avec l’antisémitisme.

Il s’avère que les sondages sont des productions devant trouver leur place dans un marché de l’information saturé. En tant qu’objet produit, tout sondage mérite d’être lu à l’aune des conditions de sa production. Or, la méthodologie de cette enquête alarmiste a certaines qualités, mais également quelques biais qui ne sont pas sans poser question. 53.100 personnes de 103 territoires (la méthodologie dit 101 pays plus les territoires palestiniens) ont été interrogées. L’ADL explique que des sous-groupes de 500 et 1.000 personnes ont été constitués selon la démographie des territoires.

Néanmoins, cela fait donc un échantillon moyen de 515 personnes –soit le type d’échantillon qui a été utilisé pour les sondages par ville dans le cadre des récentes élections municipales, avec l’importance des erreurs que l’on a pu constater. Les enquêtes ont été menées sur une longue durée: de juillet 2013 à février 2014, mettant ainsi à plat et tout ensemble des réponses qui en réalité ont été étalées dans le temps, ce qui entraîne des variations substantielles.

Last but not least, la notice méthodologique nous expose que les données récoltées ont été pondérées via «demographic measures, including age, gender, religion, urban/rural location, ethnicity, and language spoken». C’est-à-dire que l’on n'a pas appliqué ici de méthode de quotas quant aux catégories socio-professionnelles ni quant au niveau d’études, questions ô combien essentielles pour comprendre les représentations. On a préféré une construction ethnique plutôt que sociale de l’échantillonnage. Au final, comme régulièrement hélas, ce sondage nous est utile en tant que signe d’une époque par sa production mais non pleinement par ses résultats.
L’évolution de l’antisémitisme en France

Il ne s’agit certes pas de rejeter par principe les sondages. Mais pour comprendre la recrudescence, réelle, de l'expression de l'antisémitisme en France, il nous faut placer celle-ci dans une plus longue durée. Il faut aussi lier l'affirmation de pensées antisémites à un contexte spécifique: celui de l'extension des violences racistes et antisémites.

En 1966, un tiers seulement des sondés estimait que de cinq à six millions de juifs étaient effectivement morts «suite aux persécutions allemandes». La même année, à la question de l’Extermination antisémite, seuls 25% des sondés reconnaissent l’exactitude des faits, 1% répondait que ce fut «une mesure salutaire», tandis que 13% pensaient que les juifs étaient trop nombreux en France, 31% qu’ils étaient particulièrement nombreux dans la politique, 58% qu’ils étaient particulièrement nombreux dans le monde financier, 81% qu’ils étaient particulièrement nombreux dans le commerce, et 50% affirmaient qu’ils ne voteraient pas pour un candidat juif à l’élection présidentielle. Le score obtenu à cette dernière question est de 24% en 1978 où les sondés sont également 16% à refuser un gendre ou une belle-fille juif ou un député juif.

Une forte proportion de sondés met en doute la francité des Français juifs – ne expression désormais inusitée au profit de celle de «juifs de France»... A la question «un Français d’origine juive est-il aussi français qu’un autre Français?», les sondés répondent non à 43% en 1945, oui et non au score égal de 37% en 1946, oui à 60% et non à 19% en 1966 (score grimpant à 28% chez les communistes), oui à 65% en 1977, puis oui à 83% contre 9% de non en 1978.

En 1966, 10% des personnes interrogées se déclarent ouvertement antisémites, s’y ajoutent 9% se définissant comme éprouvant de l’antipathie envers les juifs (soit donc un sondé sur cinq que l’on peut définir comme antisémite), contre 5% et 4% en 1978. En 1971, 63% des sondés répondent oui à la question «un juif se sent-il juif avant de se sentir français?», et 55% d’entre eux considèrent que «les Français d’origine juive sont plus proches des juifs vivant en Israël que des autres Français».

Selon le sondage de l’ADL, avec toutes les réserves méthodologiques que nous avons émises, 31% des sondés français estimeraient les Français juifs plus fidèles à Israël qu’à la France, 51% qu’ils ont trop de pouvoir dans le monde financier, etc.

La décrue de l’adhésion aux stéréotypes antisémites fut donc longtemps continue après la Seconde Guerre mondiale. Cependant, une réactivation s’est faite jour. Au niveau des violences (telles que constatées par les services de police et de gendarmerie, donc certes liées à leurs modalités d’activité) la recrudescence ne date pas de la Seconde Intifada comme il a souvent été affirmée: elle se produit à compter de 1999. Cela se déroule dans le cadre d’une crispation altérophobe généralisée. Les enquêtes de la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH) permettent d’avoir un aperçu du parallélisme des évolutions, comme en témoignent ces graphiques qu’elle a réalisés :






Ce qui apparaît, c'est une France fragmentée sur des bases ethno-cultuelles en proie à ce que la CNCDH nomme «un syndrome ethnocentriste-autoritaire». Les sondages nous montrent un recul de l’antisémitisme global en France, mais enregistrent des résultats inquiétants si on les compare à la dynamique des décennies précédentes.

Cet antisémitisme trouve par ailleurs une concrétisation, une mise en pratique, en «actes et menaces» beaucoup plus forte qu’il y a vingt ans. Ces graphiques nous montrent aussi la globalité d’une représentation du social où les individus sont renvoyés à des «groupes à part», témoignant de la hantise de «communautarismes» qui déferaient la nation.

La bonne question n’est donc pas: «La France est-elle en train de devenir un pays antisémite?», ce à quoi la réponse est «non». Elle connaît une agitation antisémite, source de tensions, vrai sujet pour ceux qui s’intéressent à la paix sociale, mais la question devrait plutôt être:


«Pourquoi ces préjugés ont-ils reculé jusqu’à la décennie 1970 et pourquoi sommes-nous passés à ce climat de conflictualité?»

La réponse est dans un mot amplement utilisé pourtant dans l’espace médiatique: la droitisation.
Les chemins de la droitisation

La droitisation ne doit pas être appréhendée comme une simple remise en question du libéralisme culturel ou telle une «lepénisation des esprits». Elle ne remonte pas aux agitations d’une Marine Le Pen ou d’un Claude Guéant, ni même à la vague néo-conservatrice post-11 Septembre.

Elle est liée à la transformation du monde ouverte symboliquement par le premier choc pétrolier en 1973. Il s’agit d’un démantèlement de l’Etat social et de l’humanisme égalitaire, lié à une ethnicisation des questions et représentations sociales, au profit d’un accroissement de l’Etat pénal. C’est une demande sociale autoritaire qui n’est pas une réaction à Mai-68 mais à la postmodernité, c’est-à-dire à la transformation des modes de vie et de représentations dans un univers économique globalisé dont l’Occident n’est plus le centre.

Les pulsions autophiles (la valorisation de la construction d’un «nous» organique) et altérophobe (la péjoration de «l’autre» par une permutation entre l’ethnique et le culturel, attisée par «l’insécurité culturelle») assignent chacun à ses origines identitaires dans un monde dont la lecture n’est plus globalisante et sociale mais fragmentée et ethnicisée.

Cette perception n’est pas réservée à la droite, une partie des difficultés de la gauche avec les classes populaires venant de cette imposition d’une telle grille –ce qui fait, d’ailleurs, que plutôt que de «droitisation» on devrait sans doute plutôt parler de «décommunisation», c’est-à-dire de la déconstruction du «commun».

Ce phénomène explique en grande part le succès que va rencontrer le Front national lors du scrutin européen, de par sa proposition d’un souverainisme intégral (politique, économique, culturel) qui promet à l’électeur de toute classe sociale d’être protégé de la globalisation économique et culturelle et d’avoir la jouissance tant des gains du capitalisme entrepreneurial (thème du «protectionnisme intelligent») que de la protection de l’Etat-providence (thème de la «préférence nationale»).

Pour prendre un exemple, c’est cet état de fait qui donne sens à l’épisode médiatique récent où le journaliste Aymeric Caron opposait la mort d’enfants palestiniens à celle d’Ilan Halimi sur le plateau d'On est pas couché face à Alexandre Arcady. Il est inutilement polémique d’en déduire un antisémitisme du journaliste: celui-ci, à son corps défendant, exposait une vision du monde droitisée, décommunisée –on note d’ailleurs que dans son récent ouvrage consacrée à la droitisation, il assimile «néo-réactionnaires» et «néo-conservateurs», comme si la perception ethnique du social ne concernait que le néo-conservatisme, et non également la part de la gauche identitariste, au motif du combat contre le «racisme institutionnel».

Que le lecteur me pardonne d’être quelque peu jargonnant: un article de presse n’est pas un livre et il faut y être économe de mots, sans pour autant déformer le réel. Ce qui importe, c’est de ne pas se tromper de grille d’analyse.

Nous ne sommes pas en 1932. Mais la guerre de tous contre tous est là, et la demande sociale autoritaire est en passe de jouir de l’hégémonie culturelle. Ceux qui comprennent encore le message de la Révolution française ou de Jean Jaurès doivent sans relâche combattre l’antisémitisme et toutes les formes de l’altérophobie. Mais, s’ils s’engagent sur ce terrain sans une compréhension de la profonde modification sociale à l’œuvre, ils ne feront que diffuser cette représentation d’une nouvelle «peur en Occident».

Nicolas Lebourg
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