Herman Van Rompuy - Président non-élu du Conseil européen |
Les députés européens passent, la plaque, elle, ne bouge pas. « C’est par les discours, les débats et les votes que doivent se résoudre les grandes questions, avec détermination, patience et dévouement. » Cette phrase s’y lit, au pied d’un arbre, à l’entrée de l’Assemblée bruxelloise.
« Inaugurée le 6 décembre 2001 par Nicole Fontaine, présidente du Parlement européen. » Mais c’est autre chose qui surprend, entre la sentence et la signature. Un logo : « SEAP. Society of European Affairs Professionnals. Incorporating Felpa. Fédération européenne du lobbying et public affairs. »
Imagine-t-on la même chose à Paris, à Rome ou à Madrid ? Un hommage du Mouvement des entreprises de France (Medef) à l’Assemblée nationale déposé au pied de l’Hémicycle ? Ou les lobbies du nucléaire qui remercieraient le Sénat dans les jardins du Luxembourg ?
La Society of European Affairs Professionnals compte parmi ses membres des dirigeants d’Unilever, de Carrefour, de Gaz de France, de Volvo, de L’Oréal, de Suez... Que des philanthropes. A l’adresse indiquée sur son site Internet — 79, boulevard Saint-Michel, Bruxelles — se dresse une maison banale. A la conciergerie, l’interphone annonce : « Pour le SEAP, sonnez à Unesda. » La société qui parvient à apposer son logo devant le Parlement n’a même pas son nom sur une boîte aux lettres ! Elle est hébergée par l’Union of European Beverages Associations — dont Coca-Cola, Danone, Nestlé, Unilever sont les principaux membres.
« Cette organisation s’est constituée en 1997, au moment où s’ouvrait un débat sur la régulation des lobbies, explique Olivier Hoedeman, de l’association Corporate Europe Observatory (1). Eux sont arrivés en prônant l’ “autorégulation” : la profession allait édicter ses propres règles, elle se chargerait de son éthique, il n’était pas nécessaire d’en passer par la loi, etc. Ils ont défendu le statu quo, et ils ont gagné : ils ne respectent même pas les règles minimales qu’ils s’étaient fixées, se déclarer comme lobbyistes avant de pénétrer dans les bâtiments. De toute façon, le Parlement européen est connu, parmi les universitaires, pour être le pire de tous. Notamment parce qu’il n’y a pas d’œil public. Ici, il n’y a pas de peuple. Il n’y a personne pour dire : “Vous n’avez pas le droit.” Les députés sont laissés dans le vide, loin de leurs électeurs, adossés à rien. Et donc ce sont les lobbies qui remplacent le peuple ! »
Pour bâtir l’Europe, M. Delors
a noué une alliance faustienne
Absent lors de notre visite, M. Yves de Lespinay, le président de la SEAP, nous rappelle : « Nous n’avons pas inauguré cette plaque en catimini. Au contraire, tout s’est fait dans la plus totale transparence. Mme Nicole Fontaine était présente, bien sûr. Et également M. Hans Gert Pöttering, avant qu’il ne la remplace comme président… » Voilà au moins une vraie continuité dans l’amitié. Pour le bien de tous : « Les lobbyistes sont les garants de la démocratie.
— Mais, par exemple, interroge-t-on, si les associations de patrons ont leur panneau, les syndicats de travailleurs pourraient avoir le leur aussi ?
— Non, parce que les syndicats s’attachent à un intérêt sectoriel. Tandis que nous, il s’agit de la défense d’une profession au sens général... »
« Corporatistes », les syndicalistes de la métallurgie, de la poste, ceux de l’enseignement et des chemins de fer, alors que l’intérêt des industriels se confondrait naturellement avec le bien public européen ?
« Mais ça marque, quand même, le poids des affaires sur le cœur de l’Union ?
— Je pense que vous comprenez mal la réalité. »
M. Jacques Delors, lui, l’a parfaitement comprise. « Les dirigeants de l’ERT ont été à l’avant-garde du soutien à mon idée », expliquait le président de la Commission européenne en 1993. L’ERT ? L’European Round Table of Industrialists, ou Table ronde européenne des industriels. Pour bâtir l’Europe, M. Delors a noué une alliance avec ce groupe de pression, qui rassemble quarante-cinq capitaines d’industrie, les présidents-directeurs généraux de Total, Nestlé, Renault, Siemens, etc. L’architecte du marché unique poursuit ses confidences : « Donc, ce que j’ai fait en 1984, c’est de rechercher un consensus par défaut avec les gouvernements qui refusaient tout sauf cette idée d’un grand marché et d’obtenir un consensus par enthousiasme des industriels (2). »
Et c’est ainsi que ce socialiste a « relancé l’Europe » : non en s’appuyant sur les syndicats ou les peuples européens, mais sur le principal lobby patronal. D’ailleurs, les calendriers concordent : en janvier 1985, le président de l’ERT (et de Philips), M. Wisse Dekker, publie « Europe 1990 : un agenda pour l’action », un document qui propose d’abattre les barrières commerciales et les frontières fiscales. En janvier 1985, justement, M. Delors prend ses fonctions à Bruxelles et, devant le Parlement européen, fait part de « [son] idée » : abattre les barrières commerciales et les frontières fiscales (3). Heureusement, le PDG n’avait pas déposé de copyright...
Cette première tranche de travaux effectuée, six ans plus tard, la relance de l’Union se fera par le même biais : l’ERT. Ce qui, en jargon europhile, s’appelle « approfondir ». « L’Europe, ça ne va pas assez vite, énonce Jean-Marie Cavada à l’automne 1991, dans son émission de pédagogie grand public « La marche du siècle ». Ce sentiment de lenteur, partagé par beaucoup de gens, quarante-cinq grands industriels européens, représentant trois millions d’employés, s’en irritent et tirent la sonnette d’alarme. Ils demandent plus d’Europe. » En toute objectivité, le journaliste — passé depuis au Mouvement démocrate (MoDem), puis à l’Union pour un mouvement populaire (UMP) — explique : « Cette émission a été déclenchée par le travail de quarante-cinq industriels européens, dont voici les trois représentants. ça s’appelle la Table ronde européenne. Il s’agit d’abord de MM. Jérôme Monod (président de la Lyonnaise des eaux), Pehr Gyllenhammar (président de Volvo, associé comme vous le savez à Renault, associé comme vous le savez à Mitsubishi) et Umberto Agnelli (président de l’énorme groupe Fiat). » Est également convié un banquier — sans doute pour équilibrer le plateau : « Bernard Esambert, président de la Financière Rothschild (4). »
C’est qu’en cette aube des années 1990, le bloc de l’Est s’effondre et, avec lui, la « menace communiste » contre laquelle s’est construite l’Europe. En outre, les objectifs fixés par l’acte unique de 1986 sont atteints : l’heure a sonné de la « relance », alors que doit se tenir, en décembre 1991, à Maastricht, un sommet des chefs d’Etat. A cette occasion, les patrons comptent bien avancer leurs pions. M. Monod énonce le programme : se charger de « l’éducation, la formation — qui est aussi notre rôle », construire de « grandes infrastructures qui traversent l’Europe » (lire « Ainsi naissent les autoroutes »), établir « la monnaie unique ». Sur tous ces points, « il faut aller vite : on ne peut pas aller se balader avec douze monnaies dans ses poches alors que les Américains ont le dollar et que les Japonais ont le yen ».
Dans cette « Marche du siècle » réalisée en duplex avec Bruxelles, M. Delors approuve : « Aujourd’hui, j’ai lu le rapport [de l’ERT], les industriels invitent les gouvernements à aller plus vite encore, et ce n’est pas moi qui leur dirai le contraire, car nous avons bien besoin de cette poussée salutaire, sinon nous aurions tendance, à nouveau, à ne pas suivre le rythme des événements. (...) Il faut rappeler aux chefs d’Etat et de gouvernement des Douze qu’à la fin de l’année ils ont un rendez-vous majeur, puisqu’ils doivent dessiner les traits de l’Europe de l’an 2000, et qu’ils ne peuvent pas tarder à le faire. De ce point de vue, je pourrais dire les choses simplement : puisque l’histoire accélère, il faut à nouveau accélérer. Nous étions passés de 60 à 100 à l’heure ; eh bien maintenant, il faut aller à 140 à l’heure (5). »
Trois mois plus tard, le contrat sera rempli. Depuis, de Maastricht à Amsterdam, de la stratégie de Lisbonne au traité constitutionnel, l’Europe a bien roulé « à 140 à l’heure ». Et dans les directions fixées par le patronat. Pour sa plus grande satisfaction : « La contrainte européenne joue à plein pour orienter notre pays dans le sens d’une certaine forme de réforme », applaudissait en 2003 M. Ernest-Antoine Seillière, ex-numéro un du Medef et aujourd’hui président de Business Europe, l’une des principales organisations patronales européennes. Tandis que son numéro deux, M. Denis Kessler, admettait trois ans plus tôt : « L’Europe est une machine à réformer la France malgré elle. » Une parfaite « assurance-vie contre le socialisme », comme le promettait M. Alain Madelin dès 1992.
Cette vérité est gravée dans le marbre, et pas seulement à l’entrée du Parlement : « L’Europe sociale n’aura pas lieu » (6)...
François Ruffin
Auteur de Quartier nord, Fayard, 2006, et rédacteur du journal Fakir (Amiens).
Vu ici
(1) Cf. Observatoire de l’Europe industrielle, Europe Inc. Comment les multinationales construisent l’Europe et l’économie mondiale, Agone, Marseille, 2005.
(2) « Demain l’Europe », Antenne 2, 7 juillet 1993.
(3) Europe Inc., op. cit., p. 61.
(4) Il deviendra vice-président du groupe Bolloré, du conseil de surveillance du groupe Lagardère ; administrateur des sociétés Saint-Gobain et Total ou encore membre du collège de la Commission des opérations de bourse (COB) et de l’Autorité des marchés financiers (AMF).
(5) « La marche du siècle », FR3, 18 septembre 1991.
(6) François Denord et Antoine Schwartz, L’Europe sociale n’aura pas lieu, Raisons d’agir, Paris, 2009.
Tiens...un extra-terrestre...
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