26 octobre 2024

Le droit de cuissage, une légende noire du féodalisme

Régulièrement, un article, un roman, un film ou une série agite les réseaux sociaux parce qu’il évoque le « droit de cuissage », une expression faisant référence à ces hommes qui usaient de leur statut pour obtenir des faveurs sexuelles de leurs vassales. Si les abus sexuels sont une constante malheureuse de l’Histoire, il convient cependant de s’interroger sur l’existence d’un tel « droit » au Moyen Âge.

Des preuves ténues

Le droit de cuissage, aussi appelé droit de la première nuit, réserve au seigneur féodal le dépucelage d’une jeune mariée lors de sa nuit de noce. Il n’a besoin de faire preuve d’aucune brutalité car la mariée, le marié, leurs parents et les membres de leur famille ne peuvent s’y opposer. Il est indéniable que les exemples de violence sexuelle exercée au cours du Moyen Âge par les seigneurs féodaux sont nombreux. Mais les preuves sont plus ténues quant à l’existence d’un droit ou d’une coutume qui autorise un tel acte lors de la nuit de noce de leurs vassales. De nombreux documents d’époque médiévale qui prouveraient l’existence du droit de cuissage font en fait référence à d’autres réalités, comme les impôts payés par les paysans à leurs seigneurs pour pouvoir se marier.

Plusieurs des accusations qui nous sont parvenues ont pour but de discréditer les seigneurs féodaux. C’est le cas de la première mention du droit de cuissage au Moyen Âge, datant de 1247, et qui fut découverte dans l’abbaye du Mont-Saint-Michel. Il s’agit d’un poème contant la dure condition du paysan et détaillant la longue liste d’impôts dus aux seigneurs. L’un d’entre eux oblige le paysan à payer son seigneur pour obtenir l’autorisation de marier ses filles qui, dans le cas contraire, seront violées par ce dernier.

Ce poème pourrait passer pour une dénonciation de la barbarie et de la tyrannie des seigneurs féodaux laïques, mais il s’agit en réalité d’un poème satyrique. Ses auteurs, les moines de l’abbaye, le rédigent comme un outil politique dont le but est d’attirer sur leurs terres les paysans venant des territoires des seigneurs féodaux voisins : ils se clament plus justes, et signalent ainsi aux paysans qu’ils ont tout intérêt à travailler sur leurs domaines.

Dans la péninsule Ibérique, les preuves attestant l’existence du droit de cuissage ne sont pas plus fiables. Il existe des témoignages mal interprétés, comme ces lois présentes dans deux codes juridiques du règne d’Alphonse X, intitulés Fuero Real et Las Partidas. Elles font en fait référence à des situations distinctes : l’une d’entre elles, par exemple, fixe le châtiment encouru par ceux qui offensent le marié ou la mariée le jour de leurs noces, à condition qu’il s’agisse d’une offense verbale telle qu’une insulte.

Paysans en colère

La preuve la plus solide de l’existence du droit de cuissage dans l’Espagne médiévale se trouve dans le décret intitulé Sentencia arbitral de Guadalupe, de 1486, dans lequel les seigneurs catalans et leurs paysans vassaux (appelés remensas) signent un accord de paix après une longue révolte. Dans ce décret, les « mauvais usages » fiscaux imposés par les seigneurs à leurs vassaux sont supprimés, notamment ceux permettant au seigneur, « la première nuit que le paysan prend femme, de dormir avec elle ».

Même si le sens du texte ne laisse pas place au doute, la réalité est plus complexe. Lorsque, des années plus tôt, les remensas demandent dans le projet de paix de 1462 que ce « mauvais usage » soit aboli (« certains seigneurs prétendent que, comme le paysan prend femme, le seigneur doit dormir la première nuit avec elle »), les seigneurs féodaux leur rétorquent qu’ils ne connaissent personne qui exige un tel service, mais que, si cela est prouvé, ils seraient d’accord pour le supprimer. On voit bien là le cynisme de ces seigneurs qui nient l’existence de pratiques dont ils ont parfaitement connaissance. Néanmoins, il pourrait aussi s’agir d’un nouvel exemple de revendications paysannes contre des droits seigneuriaux n’ayant jamais existé, comme cela s’est passé en France à la même époque.

Devant l’absence de preuves documentaires claires, on peut en déduire que le droit de cuissage relève du mythe, du moins en tant qu’institution ou pratique sociale.

Si ce droit de la première nuit a réellement existé, il paraît surprenant que dans la Couronne d’Aragon, qui possède de très riches archives, il n’ait jamais été retrouvé d’autres documents faisant référence à ce droit. Toutefois, certains remensas ont pu croire que les rumeurs disaient vrai et ont eu peur que les seigneurs essayent de généraliser cet abus. Devant l’absence de preuves documentaires claires, on peut en déduire que le droit de cuissage relève du mythe, du moins en tant qu’institution ou pratique sociale. En revanche, il est indéniable qu’il a existé de manière fictive dans l’esprit des personnes du Moyen Âge, à l’image des légendes urbaines actuelles.

Une rumeur politique

L’histoire du droit de cuissage circule au moins depuis le XIIIe siècle en Europe occidentale comme arme politique contre les seigneurs féodaux. Aux XVIe et XVIIe siècles, elle est exploitée par des juristes pour dégrader l’image des seigneurs territoriaux au profit de la Couronne. Par exemple, Esprit Fléchier se fait l’écho en 1665 de plaintes de paysans auvergnats, et il relaie dans ses mémoires une rumeur sur le droit de cuissage : « Il y a un droit assez commun en Auvergne, qu’on appelle le droit de noces […]. Ce droit, dans son origine, donnait le pouvoir au seigneur […] d’être au lit de l’épousée. » Mais il n’apporte aucune preuve à ce sujet.

Au siècle des Lumières, le droit de cuissage devient un lieu commun de la critique du féodalisme et de la tyrannie. Par exemple, dans l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert, l’article intitulé « Prélibation » explique que « c’était ce droit que les seigneurs s’arrogèrent avant et dans le temps des croisades, de coucher la première nuit avec les nouvelles mariées, leurs vassales roturières. […] Et quelques-uns se sont fait payer dans le dernier siècle par leurs sujets, la renonciation à ce droit étrange, qui eut longtemps cours dans presque toutes les provinces de France et d’Écosse. »

Au XIXe siècle, le débat se poursuit sur la réalité de cette pratique : les érudits anticléricaux cherchent des documents confirmant son existence, tandis que les partisans du clergé considèrent qu’il s’agit d’une invention. Assurément, si le mythe a perduré si longtemps, y compris de nos jours, c’est parce que l’on a tendance à croire que le Moyen Âge a été une époque cruelle et obscure. Mais elle ne l’a pas été plus qu’une autre.

Pour en savoir plus
Le Droit de cuissage. La fabrication d’un mythe. XIIIe-XXe siècle, d’Alain Boureau, Albin Michel, 1995.

Mozart s’indigne en musique
L’opéra de Mozart Les Noces de Figaro, qui s’inspire de la pièce de théâtre homonyme de Beaumarchais, présente un noble, le comte d’Almaviva, qui se décide à séduire sa servante, Suzanne, juste avant que celle-ci ne se marie. Figaro, son fiancé, se rebelle contre ce qu’il considère comme un abus féodal. Dans le premier acte, Suzanne raconte à Figaro que le comte lui promet sa dot contre ses faveurs.
Suzanne : Il donne [la dot] pour obtenir de moi certaines demi-heures que le droit du seigneur…
Figaro : Comment ? Sur ses terres, le comte n’a-t-il pas aboli ce droit ?
Suzanne : Certes, mais il s’en repent ! Et c’est sur moi qu’il veut le rétablir.

Ana E. Ortega Baún, historienne

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