L’article exclusif publié aujourd’hui dans The Economic Times et reprenant les premières remarques de Sheikh Hasina après son éviction du pouvoir sera une gifle pour les nigauds de notre pays qui parlent avec éloquence de l’évolution de la situation dans ce pays comme d’un moment de démocratie autonome dans la politique régionale.
Hasina a déclaré à ET : “J’ai démissionné pour ne pas avoir à voir un cortège de cadavres. Ils voulaient arriver au pouvoir sur les cadavres des étudiants, mais je ne l’ai pas permis, j’ai démissionné de mon poste de premier ministre. J’aurais pu rester au pouvoir si j’avais renoncé à la souveraineté de l’île de Saint-Martin et permis à l’Amérique d’exercer son emprise sur le golfe du Bengale. Je supplie le peuple de mon pays de ne pas se laisser manipuler par les radicaux“.
Le rapport d’ET, citant des sources de la Ligue Awami, laisse entendre que l’homme de main de la révolution colorée au Bangladesh n’est autre que Donald Lu, l’actuel secrétaire d’État adjoint aux affaires d’Asie centrale et du Sud, qui s’était rendu à Dacca en mai.
Cette affirmation est assez crédible. Une vérification des antécédents de Lu dans le cadre de ses différentes affectations permet d’en savoir plus. Ce “diplomate” sino-américain a été responsable politique à Peshawar (1992-1994), assistant spécial de l’ambassadeur Frank Wisner (dont la lignée familiale d’agents de l’État profond est bien trop connue pour être expliquée) à Delhi (1996-1997), puis chef adjoint de la mission pour l’Asie centrale (1996-1997) ; puis chef de mission adjoint à Delhi de 1997 à 2000 (où son portefeuille comprenait le Cachemire et les relations entre l’Inde et le Pakistan), héritant curieusement du poste de Robin Raphel, dont la réputation de bête noire de l’Inde est toujours d’actualité – analyste de la CIA, lobbyiste et “expert” des affaires pakistanaises.
En effet, Lu s’est rendu au Bangladesh à la mi-mai et a rencontré des hauts fonctionnaires et des dirigeants de la société civile. Peu après sa visite, les États-Unis ont annoncé des sanctions à l’encontre du général Aziz Ahmed, alors chef de l’armée bangladaise, pour ce que Washington a qualifié d’implication dans une “corruption importante“.
Après sa visite à Dhaka, Lu a déclaré ouvertement à Voice of America : “La promotion de la démocratie et des droits de l’homme au Bangladesh reste une priorité pour nous. Nous continuerons à soutenir le travail important de la société civile et des journalistes et à plaider en faveur des processus et des institutions démocratiques au Bangladesh, comme nous le faisons dans les pays du monde entier…Nous avons condamné ouvertement les violences qui ont entaché le cycle électoral [en janvier] et nous avons exhorté le gouvernement du Bangladesh à enquêter de manière crédible sur les incidents violents et à demander des comptes à leurs auteurs. Nous continuerons à nous engager sur ces questions…”.
Lu a joué un rôle proactif similaire lors de sa précédente mission au Kirghizstan (2003-2006), qui avait débouché aussi sur une révolution de couleur. Lu s’est spécialisé dans l’encouragement et le pilotage des révolutions de couleur, qui ont conduit à des changements de régime en Albanie, en Géorgie, en Azerbaïdjan, au Kirghizstan et au Pakistan (éviction d’Imran Khan).
Les révélations de Sheikh Hasina n’ont pas surpris les services de renseignement indiens. À l’approche des élections au Bangladesh en janvier, le ministère russe des affaires étrangères avait ouvertement affirmé que la diplomatie américaine changeait de tactique et planifiait une série d’événements visant à déstabiliser la situation au Bangladesh dans le scénario post-électoral.
Le porte-parole du ministère des affaires étrangères a déclaré à Moscou :
Les 12 et 13 décembre, dans un certain nombre de régions du Bangladesh, des opposants au gouvernement actuel ont bloqué le trafic routier, brûlé des bus et affronté la police. Nous voyons un lien direct entre ces événements et l’activité incendiaire des missions diplomatiques occidentales à Dhaka. En particulier, l’ambassadeur américain P. Haas, dont nous avons déjà parlé lors de la réunion d’information du 22 novembre.
Il y a de sérieuses raisons de craindre que, dans les semaines à venir, un arsenal de pressions encore plus large, y compris des sanctions, soit utilisé contre le gouvernement du Bangladesh, qui est indésirable pour l’Occident. Des industries clés pourraient être attaquées, ainsi qu’un certain nombre de fonctionnaires qui seront accusés sans preuve d’entraver la volonté démocratique des citoyens lors des prochaines élections législatives du 7 janvier 2024.
Malheureusement, il y a peu de chances que Washington revienne à la raison et s’abstienne d’une nouvelle ingérence flagrante dans les affaires intérieures d’un État souverain. Nous sommes toutefois convaincus que, malgré toutes les machinations des forces extérieures, la question du pouvoir au Bangladesh sera finalement tranchée par le peuple ami de ce pays, et par personne d’autre.
Moscou et Pékin ont néanmoins adopté une position scrupuleusement correcte de non-ingérence. Fidèle au pragmatisme russe, l’ambassadeur de Moscou au Bangladesh, Alexander Mantytsky, a indiqué que son pays “coopérera avec tout dirigeant et gouvernement élu par le peuple du Bangladesh qui est prêt à un dialogue égal et mutuellement respectueux avec la Russie“.
Cela dit, la Russie et la Chine doivent s’inquiéter des intentions des États-Unis. En outre, elles ne peuvent qu’être sceptiques quant à la tournure que prendront les événements, compte tenu du bilan catastrophique des régimes clients des États-Unis, catapultés au pouvoir à la faveur de révolutions de couleur.
Contrairement à la Russie, qui a des intérêts économiques au Bangladesh et participe à la création d’un ordre mondial multipolaire, les intérêts sécuritaires de la Chine et de l’Inde seront directement affectés si le nouveau régime de Dhaka ne tient pas ses promesses et si le pays sombre dans la crise économique et l’anarchie en tant qu’État en déliquescence.
La question de savoir si ce changement de régime à Dacca, orchestré par Washington, est “centré sur l’Inde” ou non est donc discutable. Le cœur du problème est qu’aujourd’hui, l’Inde est flanquée à l’ouest et à l’est de deux régimes hostiles qui sont sous l’influence des États-Unis. Et cela se produit à un moment où de nombreux signes indiquent que les politiques étrangères indépendantes du gouvernement et son adhésion obstinée à l’autonomie stratégique ont bouleversé la stratégie indo-pacifique des États-Unis.
Le paradoxe est que la révolution colorée au Bangladesh a été déclenchée moins d’une semaine après la réunion ministérielle du Quad à Tokyo, qui était d’ailleurs une initiative américaine organisée à la hâte. Est-il possible que l’establishment indien se soit laissé bercer par un sentiment de complaisance ?
Le ministre britannique des affaires étrangères, David Lammy, a contacté le ministre des affaires extérieures, S. Jaishankar, par un appel téléphonique le 8 août, coïncidant avec la nomination du gouvernement intérimaire à Dhaka, que le Royaume-Uni a salué tout en appelant à “une voie pacifique vers un avenir démocratique inclusif” pour le Bangladesh – tout comme le peuple de ce pays mérite “qu’on lui rende des comptes” (souligné par l’auteur).
L’Inde reste muette. Le seul moyen pour le Bangladesh de sortir de cette situation est de mettre en place un processus démocratique inclusif. Mais la nomination, apparemment sur recommandation des étudiants, d’un avocat formé aux États-Unis en tant que nouveau président de la Cour suprême à Dhaka est un autre signe inquiétant du resserrement de l’emprise de Washington.
Dans ce contexte géopolitique, un commentaire paru jeudi dans le quotidien chinois Global Times, intitulé « Les relations Chine-Inde s’assouplissent, vers de nouvelles réalités », donne matière à réflexion.
Il y est question de l’impératif pour l’Inde et la Chine de “créer un nouveau type de relations qui reflète leur statut de grandes puissances… Les deux pays devraient saluer et soutenir la présence de l’autre dans leurs régions voisines respectives“. Sinon, souligne le commentaire, “il sera difficile d’améliorer l’environnement diplomatique des deux pays“.
Le changement de régime au Bangladesh témoigne de cette nouvelle réalité. En définitive, si d’un côté, les Indiens ont adhéré au discours américain selon lequel ils constituent un “contrepoids à la Chine“, en réalité, les États-Unis ont commencé à exploiter les tensions entre l’Inde et la Chine pour les maintenir à l’écart afin de faire avancer leur propre agenda géopolitique, à savoir l’hégémonie régionale.
Delhi devrait avoir une vue d’ensemble stratégique de ses intérêts dans ce changement de paradigme, car la façon habituelle de penser ou de faire quelque chose dans notre voisinage est brusquement remplacée par une expérience nouvelle et différente que Washington a unilatéralement imposée. Ce que nous n’avons peut-être pas compris, c’est que les germes du nouveau paradigme étaient déjà présents dans le paradigme existant.
M.K. Bhadrakumar
Traduit par Wayan, relu par Hervé, pour le Saker Francophone
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