L’accouchement humain, compliqué et à risque, requiert une assistance. Gravure illustrant le livre de Gustave Joseph Witkowski, Histoire des accouchements chez tous les peuples, Paris, 1887 |
"Pourquoi les tronçonneuses ont-elles été inventées ?" Cette question, tenez-vous bien, a été posée tant de fois qu’elle se place en tête du palmarès des requêtes que Google en 2023 ! Le moteur de recherche nous amène très vite sur la piste d’un lien inattendu… entre une scie à chaîne inventée par deux médecins écossais dans les années 1780 et la tronçonneuse, attribut des bûcherons et des jardiniers modernes.
The National Library of Medicine
Difficile de voir le lien entre la tronçonneuse moderne et les scies à chaînons conçues probablement simultanément aux alentours des années 1785-1790 par un obstétricien et un chirurgien, tous deux écossais. Techniquement, la scie à fil ou à chaîne décrite dans les anciens ouvrages de chirurgie préfigure la chaîne équipée de couteaux et entraînée par un moteur thermique ou électrique, équipant nos tronçonneuses modernes. Mais alors pourquoi deux médecins du 18e siècle en sont-ils venus à inventer un instrument aussi perfectionné pour opérer leurs patients ?
Une scie à chaîne pour les accouchements difficiles
Pour John Aitken (?-1790), obstétricien et chirurgien à Edimbourg à une époque où beaucoup de naissances viraient au drame, il s’agit d’inventer un outil capable de faciliter en un rien de temps le passage d’un bébé bloqué par le bassin trop étroit de sa mère. Il imagine, dès 1785, une chaîne dentelée et articulée terminée à chaque extrémité par une poignée. Cette scie s'inspire d'une chaîne de montre et comporte des maillons articulés. Elle a l’aspect d’une chaîne de bicyclette miniature avec des dentelures disposées sur un seul des côtés de chaque maillon. La chaîne se termine par des crochets ou des œillets sur lesquels sont fixés soit une poignée, soit une aiguille courbe et émoussée.
Qu’est-ce qu’est la symphyséotomie ?
Plusieurs possibilités s’offraient aux accoucheurs de la fin du 18e puis
du 19e siècle en cas d’accouchement difficile et critique : une
césarienne, une embryotomie ou bien une symphyséotomie. Un dilemme pour
les praticiens, car chacune de ces interventions mettaient en danger
l'enfant ou la mère. On ignorait alors tout des infections
post-opératoires et des règles d’asepsie. En cas de rétrécissement
extrêmes du bassin, on recourrait à la césarienne au risque de perdre
immanquablement la mère. L’autre issue, lorsque l’enfant était coincé
entre les os du bassin et était déjà asphyxié, était de l’extraire par
une embryotomie. Dernière technique, la symphyséotomie visait à
accroître le diamètre pelvien pour permettre la sortie de l’enfant par
les voies basses.
Dès le 16e siècle, les médecins ont eu l’intuition que la symphyse
pubienne, ce coussinet fibrocartilagineux qui relie les deux os du
pubis, se distend pour laisser passer l’enfant à naître. Quand le
forceps n’était plus efficace pour extraire l’enfant en position
critique, une incision partielle était pratiquée sur cette symphyse
pubienne. L’incision étant moins lourde que dans le cas d’une
césarienne, la parturiente pouvait espérer une cicatrisation mais ne
s’en tirait pas hélas sans séquelles, du fait de la proximité du méat
urinaire avec la zone d’intervention. La symphyséotomie se multiplie en
Europe vers la fin du 18e siècle.
L’histoire donnera, finalement, la préférence à la césarienne. En 1847, un médecin hongrois, Ignace Semmelweis,
convainc ses confrères des bienfaits de l’asepsie. Celle-ci est
confirmée scientifiquement par les travaux de Louis Pasteur. La
diffusion des antibiotiques finit par consacrer la sureté de la
césarienne qui devient la technique incontournable.
Pour en savoir plus : Symphyséotomie vs césarienne : une controverse obstétricale européenne, Syngof n°103, 12/2013
L’autre médecin inventeur de la même scie flexible à chaînons est James Jeffray. Il est lui aussi écossais, professeur d’anatomie, de botanique et d’obstétrique… et célèbre ! Ses compatriotes se souviennent de sa tentative en 1818 de ranimer le corps d’un condamné à mort, Mathew Clydesdale, au moyen de l’électricité. L’expérience a un air de déjà-vu : Mary Shelley a publié huit mois avant cette expérience d’utopie médicale son Frankenstein. Mais ce qui anime Jeffray de longue date, ce sont les intenses souffrances des patients lors des amputations sans anesthésie. Sa scie à chaînons vise à sectionner avec plus de netteté et de rapidité les os et les tissus des membres infectés. Et trouve des applications au-delà de la chirurgie orthopédique. Elle est adoptée par les neurochirurgiens.
L’ostéotome, la scie mécanique qui annonce la tronçonneuse
L’outil qui préfigure encore plus notre tronçonneuse moderne est celui du médecin allemand Bernhard-Franz Heine (1800-1846). Il conçoit en 1830 une scie à chaîne avec une poignée dans le but d’éviter les mouvements de va-et-vient d’une scie classique qui met à mal tissus, nerfs et vaisseaux sanguins. L’outil limite le risque fréquent d’enclavement des scies plus fines. L’objet comporte une chaîne aiguisée et tranchante, tournant "sans fin" autour d'une lame de guidage. Un pignon entraîne la chaîne dentelée et permet ce mouvement de rotation à l'infini. Heine l’a d’abord expérimenté sur l’animal, puis s’assure de son emploi en participant à de multiples opérations chirurgicales : des craniotomies, des résections du maxillaire inférieure, d’os des membres atteints de tumeurs ou d’ostéite, des extractions de projectiles ou d’os nécrosés à la suite de blessures par armes à feu.
L’ostéotome de Bernhard Heine, Crédits : Wikipédia Commons
La première tronçonneuse forestière est vendue en 1926 par la firme allemande Stihl. Elle pèse 48 kg et nécessite deux personnes pour sa prise en main. Il faudra attendre les années 1950 pour que sa taille soit réduite et qu'elle augmente en maniabilité, de manière à n'être opérée que par un seul homme. Il est loin, le temps des scies à chaîne mobiles de Aitken et Jeffray ou de l’ostéotome de Heine. Le lien de filiation entre ces outils a été oublié depuis longtemps par l’utilisateur profane de la bruyante tronçonneuse.
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