01 août 2024

La reconstruction conviviale

Les symptômes d'une crise planétaire qui va s'accélérant sont manifestes. On en a de tous côtés cherché le pourquoi.

J'avance pour ma part l'explication suivante : la crise s'enracine dans l'échec de l'entreprise moderne, à savoir la substitution de la machine à l'homme. Le grand projet s'est métamorphosé en un implacable procès d'asservissement du producteur et d'intoxication du consommateur.
La relation de l'homme à l'outil est devenue une relation de l'outil à l'homme. Ici il faut savoir reconnaître l'échec. Cela fait une centaine d'années que nous essayons de faire travailler la machine pour l 'homme et d'éduquer l'homme à servir la machine. On s'aperçoit maintenant que la machine ne «marche » pas, que l'homme ne saurait se conformer à ses exigences, se faire à vie son serviteur. Durant un siècle, l'humanité s'est livrée à une expérience fondée sur l'hypothèse suivante : l'outil peut remplacer l'esclave. Or il est manifeste qu'employé à de tels desseins, c'est l'outil qui de l'homme fait son esclave. La dictature du prolétariat et la civilisation des loisirs sont deux variantes politiques de la même domination par un outillage industriel en constante expansion. L'échec de cette grande aventure fait conclure à la fausseté de l'hypothèse.

La solution de la crise exige une radicale volte-face : ce n'est qu'en renversant la structure profonde qui règle le rapport de l'homme à l'outil que nous pourrons nous donner des outils justes. L'outil juste répond à trois exigences : il est générateur d'efficience sans dégrader l'autonomie personnelle, il ne suscite ni esclaves ni maîtres, il élargit le rayon d'action personnel. L'homme a besoin d'un outil avec lequel travailler, non d'un outillage qui travaille à sa place. Il a besoin d'une technologie qui tire le meilleur parti de l'énergie et de l'imagination personnelles, non d'une technologie qui l'asservisse et le programme.

Je crois qu'il faut inverser radicalement les institutions industrielles, reconstruire la société de fond en comble. Pour être efficient et rencontrer les besoins humains qu'il détermine aussi, un nouveau système de production doit retrouver la dimension personnelle et communautaire. La personne, la cellule de base conjuguent de façon optimale l'efficacité et l'autonomie : c'est seulement à leur échelle que se déterminera le besoin humain dont la production sociale est réalisable.

Qu'il se déplace ou qu'il demeure, l'homme a besoin d'outils. Il en a besoin pour communiquer avec autrui comme pour se soigner. L'homme qui chemine et prend des simples n'est pas l'homme qui fait du cent sur l'autoroute et prend des antibiotiques. Mais chacun ne peut tout faire par soi et dépend de ce que lui fournit son milieu naturel et culturel. L'outil et donc la fourniture d'objets et de services varient d'une civilisation à l'autre.

L'homme ne se nourrit pas seulement de biens et de services, mais de la liberté de façonner les objets qui l'entourent, de leur donner forme à son goût, de s'en servir avec et pour les autres. Dans les pays riches, les prisonniers disposent souvent de plus de biens et de services que leur propre famille, mais ils n ont pas voix au chapitre sur la façon dont les choses sont faites, ni droit de regard sur ce qu'on en fait. Dégradés au rang de consommateurs-usagers à l'état pur, ils sont privés de convivialité.

J'entends par convivialité l'inverse de la productivité industrielle. Chacun de nous se définit par relation à autrui et au milieu et par la structure profonde des outils qu'il utilise. Ces outils peuvent se ranger en une série continue avec, aux deux extrêmes, l'outil dominant et l'outil convivial. Le passage de la productivité à la convivialité est le passage de la répétition du manque à la spontanéité du don. La relation industrielle est réflexe conditionné, réponse stéréotypée de l'individu aux messages émis par un autre usager, qu'il ne connaîtra jamais, ou par un milieu artificiel, qu'il ne comprendra jamais. La relation conviviale, toujours neuve, est le fait de personnes qui participent à la création de la vie sociale. Passer de la productivité à la convivialité, c'est substituer à une valeur technique une valeur éthique, à une valeur matérialisée une valeur réalisée. La convivialité est la liberté individuelle réalisée dans la relation de production au sein d'une société dotée d'outils efficaces. Lorsqu'une société, n'importe laquelle, refoule la convivialité en deçà d'un certain niveau, elle devient la proie du manque ; car aucune hypertrophie de la productivité ne parviendra jamais à satisfaire les besoins créés et multipliés à l'envi.


L'alternative

L'institution industrielle a ses fins qui justifient les moyens. Le dogme de la croissance accélérée justifie la sacralisation de la productivité industrielle, aux dépens de la convivialité. La société déracinée d'aujourd'hui nous apparaît dès lors comme un théâtre de la peste, un spectacle d'ombres productrices de demandes et génératrices de manques. C'est seulement si l'on inverse la logique de l'institution qu'il devient possible de renverser le mouvement. Par cette inversion radicale, la science et la technologie modernes ne seront pas annihilées, mais doteront l'activité humaine d'une efficacité sans précédent. Par cette inversion, toute industrie et toute bureaucratie ne seront pas détruites, mais éliminées comme entraves à d'autres modes de production. Et la convivialité sera restaurée au cœur de systèmes politiques qui protègent, garantissent et renforcent l'exercice optimal de la ressource la mieux distribuée sur terre : l'énergie personnelle que contrôle la personne. J'entends établir qu'à partir de maintenant, il nous faut assurer collectivement la défense de notre vie et de notre travail contre les outils et les institutions qui menacent ou méconnaissent le droit des personnes à utiliser leur énergie de façon créative. J'entends démontrer qu'à cet effet il nous faut expliciter la structure formelle commune au procès de décision éthique, légale et politique : c'est elle qui garantit que la limitation et le contrôle des outils sociaux soient le fait d'un processus de participation et non d'un oracle d'experts.


L'idéal proposé par la tradition socialiste ne se traduira dans la réalité que si l'on inverse les institutions régnantes et que si l'on substitue à l'outillage industriel des outils conviviaux. En retour, le réoutillage de la société a toutes les chances de rester un vœu pieux si les idéaux socialistes de justice ne l'emportent pas. C'est pourquoi il faut saluer la crise ouverte des institutions dominantes comme l'aube d'une libération révolutionnaire à l'égard de celles qui mutilent la liberté élémentaire de l'être humain, dans le seul but de gaver toujours plus d'usagers. Cette crise planétaire des institutions peut nous faire accéder à un nouvel état de conscience touchant la nature de l'outil et l'action à mener pour que la majorité des gens en prennent le contrôle. Si les outils ne sont pas dès maintenant soumis à un contrôle politique, la coopération des bureaucrates du bien-être et des bureaucrates de l'idéologie nous fera crever de « bonheur ». La liberté et la dignité de l'être humain continueront à se dégrader, ainsi s'établira un asservissement sans précédent de l'homme à son outil.

A la menace d'une apocalypse technocratique, j'oppose la vision d'une société conviviale. La société conviviale reposera sur des contrats sociaux qui garantissent à chacun l'accès le plus large et le plus libre aux outils de la communauté, à la seule condition de ne pas léser l'égale liberté d'autrui.

Ivan Illich, « La convivialité ».

PDF gratuit, La convivialité (fiche de lecture de Ghislaine GARMILIS).
 

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