17 août 2024

Éco-retour en France Pour Tous

Carnet de Voyage de Jules Petibedon, Juillet 2040 – Retour en France

Départ de Mars, depuis Elon city, le 25 janvier 2040 au soir afin d’arriver à la fin du mois de juillet de la même année, grâce au vaisseau ultra-rapide de SpaceX-Voyages.

Nous descendons à Vesoul, seule ville ayant obtenu l’autorisation pour la compagnie de Musk, pas trop appréciée par l’administration du Royaume De La Reine Hidalgo (appellation officielle).

Le spacioport de Vesoul est une fournaise humide. Certes, les climatiseurs fonctionnent mais la règlementation dans le cadre de La Climatisation Pour Tous impose que l’air soufflé soit toujours un peu plus chaud que l’extérieur pour “habiliter l’Éco-citoyen à ressentir l’Urgence Climatique”. Les voyageurs sont donc conduits dans un couloir bétonné, en file, et se font offrir un équipement (usagé) de Récupération Carbonique Écoconsciente. C’est une cloche en Plexiglas Pour Tous que l’on porte sur la tête, munie d’un tuyau qui récupère l’haleine, et d’un autre tuyau qu’on est habilité à s’enfoncer dans le derrière et qui collecte les prouts éventuels.

Subtilité : on est libre de le porter mais pas habilité à s’en passer.

L’équipement de ma voisine de file, vétuste, souffre d’un dysfonctionnement et elle s’est évanouie plusieurs fois, victime d’un transfert de prouts catastrophique – accident à l’issue duquel son Bilan Carbone Temporaire de Visiteur a été frappé d’un sérieux malus.

Comme le dit la Reine Hidalgo, la France est un pays dans lequel l’éco-citoyen est habilité à servir l’État de son mieux, pour profiter de la Liberté Totale Pour Tous. C’est donc dans ce cadre que ma voisine devra rembourser ses crédits carbone, et le message de la préposée lui indique qu’elle est autorisée à Saisir le Privilège de fournir un Pédalage Gratuit de 12500 watts, sur les vélos d’intérieur postés dans le hall jouxtant la salle de distribution des cloches à prouts.

Tout se passe bien pour moi et je suis Invité Librement à passer la Douane Pour Tous de la compagnie Douanéo.

S’ensuit alors un petit moment de confusion quand j’adresse la préposée avec bonne humeur d’un “Bonjour madame” enjoué. Elle me déclare que je ne suis pas invité à user de Haine Violente et Brutale sur les employés, sur sa personne, et que si je continue elle appellera la police. Confus, je m’excuse et je lui dis que je ne comprends pas et, grimaçante, elle pointe du doigt son badge de préposée sur lequel est écrit “NIKEPerformance – Zem/Zer”.

J’entame un “Je vous prie de m’excuser madame Zemzer” mais elle m’interrompt furieusement : “Mon nom est NIKEPerformance ! et Zem/Zer, ce sont mes pronoms ! Je n’ai pas de genre, éco-camarade, je suis pistilopolyquadrasexué-e le mardi. Vous m’avez mégenr[é-e] et dans notre Beau Pays De La Liberté Totale, c’est un crime passible d’une peine allant de Cinquante à Deux Cent kilowatts de Pédalage Gratuit Pour Tous !”

À peine calmée, elle me questionne sur mon séjour pendant que je balbutie des excuses dans ma bulle à prouts, et finit par me déclarer d’un ton courroucé :
“Il y a un problème, éco-camarade.
– Quoi donc ?
– Vous avez un surplus pondéral, votre nutri-score est mauvais. Vous n’êtes pas habilité à prendre l’électrotaxi. Vous êtes libres de vous déplacer en Vélo-carbone Pour Tous, le temps d’avoir atteint un poids éco-nutri-compatible.
– Quoi ?
– Et vous êtes aussi libre de payer une taxe d’Entrée Pour Tous de trente kilowatts de pédalage.
– Mais j’ai déja payé l’impôt avant de partir !
– Oui, mais il y a une taxe sur l’impôt.”

Le local à vélo-carbones sent le pipi et les vélos sont empilés les un sur les autres jusqu’au plafond. Par miracle, il s’en trouve un qui fonctionne, et je l’enfourche après avoir mis ma grosse valise sur le petit porte-bagages. L’ordinateur de guidon râle du surpoids (que je dois malgré tout traîner en pédalant) et ajoute vingt kilowatts de pédalage à ma dette déjà bien garnie.

Je sors. Me voilà dans la rue, délicieusement plus fraîche que le local éco-climatisé a seulement 30 degrés Celsius.

Les gens me regardent bizarrement. Une femme barbue de un mètre quatre vingt-dix rit en me voyant pédaler et s’exclame “Nutriscore ahah ! Regardez le nutri-score ! Kouigna-man !” puis pointe son tuyau à prouts vers moi et tente de m’asperger. Je fuis.

Mon hôtel à Vesoul n’est pas très loin, mais je suis quand même en nage quand j’y arrive finalement. Sur la porte automatique est écrit “Royaume De La Liberté Totale” et en dessous, “Hotel Pour Tous”. Youpi.

Je sonne. Un préposé-robot se fait entendre dans l’intercom :
“Bonjour éco-camarade ! Je suis Adidas TwixNoisettes, le concierge automatisé de cet Hôotel Pour Tous, qui t’habilite à dormir dans un lit ! S’il te libère, donne-moi le numéro de ta chambre et tu pourras y accéder librement, de onze heures du soir à quatre heures du matin les lundis, jeudis et samedis, et de dix heures du soir à cinq heures du matin les mardis, jeudis et dimanches !
– Euh, il manque le vendredi et vous avez dit jeudi deux fois…
– Je n’ai pas compris, éco-camarade, donne-moi le numéro de la chambre, s’il te libère.
– Chambre 503.
– Veuillez poser l’article sur la balance ; cet article n’a pas de code barre, veuillez sélectionner Légumes, Fruits ou Écopochette surprise…”

À ce moment, l’écran devient rouge et affiche le message :

– appelez un écopréposé svp –

Je commence à éco-paniquer, et me tourne et retourne dans la rue pour regarder autour de moi. Pas un humain – même nutri-négligé – en vue. Il y a en tout et pour tout un ‘giratoire’ à quatre voies limitées à 20kmh, quatre radars, un cyprès, et un parking vide.

Fort heureusement l’écran finit par se rallumer et le robot revient à la vie : “Chambre 503, c’est entendu ! Bon séjour, éco-camarade !”

La porte s’ouvre. C’est un dortoir.

La chambre 503 est en fait un lit étroit fait de carton blanc sur lequel s’effrite une inscription bizarre à-demi effacée : “J..x Ol…iques 2024”.

Tous les autres lits sont occupés par des réfugiés suédois blonds et gigantesques, qui écoutent de la techno parade en comparants leurs tatouages de Odin et Freyja, dans une chaleur étouffante et moite de tente de camping. Visiblement la clim marche à fond ici. J’essaye de passer mon reçu-QR-code sur le scanneur du lit mais la sueur me coule dans les yeux et mes mains tremblent. Les Suédois voient ma peur et se moquent de moi :
“Nära skjuter ingen Kouign-Amann ! Ahahah !
-Det ligger en Nutri-skore begraven ! AHAHAH !”

J’abandonne ma valise et je quitte en panique cet hôtel de fous Pour Tous, sous les quolibets des Suédois hilares. Le robot-porte tente de me stopper : “Éco-camarade, il est trop tôt pour sortir ! Tu es libre de rester jusqu’à jeudi huit heures et crouickk broutz cet article n’est pas en rayon, veuillez consulter un éco-préposé brouitzkkk POUR TOUSSSS…”

Ma cloche à prout se bloque alors et un épais nuage de méthane savoureux obscurcit ma vision, je suffoque…

Je m’éveille en sueur dans mon lit à baldaquin brodé de platine, à Elon City. La climatisation parfaitement silencieuse affiche 18.5 Celsius, il fait une douce fraicheur.

J’ai annulé mon éco-voyage. J’ai eu trop peur.

Ce pays est éco-foutu.

Source

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire

Remarque : Seul un membre de ce blog est autorisé à enregistrer un commentaire.