“The Grayzone” est l’un des meilleurs médias libres américains. Et il livrait il y a quelques jours un extraordinaire reportage sur la crise qui agite le National Endowment for Democracy (NED). Laissons-les nous raconter comment la parution d’un entretien avec la vice-présidente du NED pour la communication a jeté ce bras idéologique de la CIA dans une crise interne sans précédent. On y apprend beaucoup sur la crise des réseaux néocons américains. Et il est possible d’en tirer les leçons pour reprendre la maîtrise de notre démocratie. Pour déstabiliser les élites en place, il faut (1) profiter de la baisse de niveau éducatif des jeunes générations de dirigeants; (2) les affronter dans des débats publics. (3) profiter de la déstabilisation que produit, à gauche en particulier, le conflit israélo-palestinien.
C’est une histoire cocasse d’un bout à l’autre. Ci-dessus, Madame Leslie Aun, vice-présidente pour la communication du National Endowment for Democracy. Lorsqu’elle est arrivée, il y a un peu plus d’un an à son poste, cette personne, présentée comme un prodige du secteur par ceux qui l’avaient recrutée, ne savait pourtant pas pas du tout où elle mettait les pieds.
Une belle ignorance
Notre ingénue prit soudain la mouche, après avoir lu dans The Grayzone, que l’organisation pour laquelle elle travaillait était “une émanation de la CIA”. Visiblement, elle ne savait pas ce qu’une simple recherche sur Google aurait pu lui dire :
Combien d’Américains pourraient identifier la National Endowment for Democracy ? Une organisation qui fait souvent exactement le contraire de ce que son nom implique. La NED a été créée au début des années 1980 sous la présidence de Reagan, à la suite de toutes les révélations négatives sur la CIA dans la seconde moitié des années 1970. Cette dernière fut une période remarquable. Sous l’impulsion du Watergate, la commission Church du Sénat, la commission Pike de la Chambre des représentants et la commission Rockefeller, créée par le président, étaient toutes occupées à enquêter sur la CIA. Pratiquement tous les deux jours, un nouveau titre annonçait la découverte de quelque chose d’horrible, voire d’une conduite criminelle, dans laquelle la CIA était impliquée depuis des années. L’Agence jouissait d’une très mauvaise réputation, ce qui mettait le pouvoir en place dans l’embarras.
Il fallait faire quelque chose. Ce qui a été fait, ce n’est pas d’arrêter de faire ces choses horribles. Bien sûr que non. Ce qui a été fait, c’est de transférer un grand nombre de ces choses horribles à une nouvelle organisation, avec un nom qui sonne bien – la National Endowment for Democracy (Fondation nationale pour la démocratie). L’idée était que la NED ferait ouvertement ce que la CIA faisait secrètement depuis des décennies, et ainsi, espérons-le, éliminerait l’opprobre associé aux activités secrètes de la CIA.
C’était un chef-d’œuvre. De la politique, des relations publiques et du cynisme.
C’est ainsi qu’en 1983, la National Endowment for Democracy (Fondation nationale pour la démocratie) a été créée pour « soutenir les institutions démocratiques à travers le monde grâce à des efforts privés et non gouvernementaux ». Remarquez le « non gouvernemental », qui fait partie de l’image et du mythe. En réalité, la quasi-totalité de son financement provient du gouvernement fédéral, comme l’indique clairement l’état financier figurant dans chaque édition de son rapport annuel. La NED aime se présenter comme une ONG (organisation non gouvernementale), car cela lui permet de conserver à l’étranger une certaine crédibilité qu’une agence officielle du gouvernement américain n’aurait pas. Mais ONG n’est pas la bonne catégorie. La NED est une OG (organisation gouvernementale).
« Nous ne devrions pas avoir à faire ce genre de travail en cachette », a déclaré Carl Gershman en 1986, alors qu’il était président de la Fondation. « Il serait terrible pour les groupes démocratiques du monde entier d’être considérés comme subventionnés par la C.I.A. Nous avons vu cela dans les années 60, et c’est la raison pour laquelle nous y avons mis fin. Nous n’avions pas la capacité de le faire, et c’est pourquoi le fonds de dotation a été créé ».
Et Allen Weinstein, qui a participé à la rédaction de la législation créant la NED, a déclaré en 1991 : « Une grande partie de ce que nous faisons aujourd’hui a été réalisée clandestinement il y a 25 ans par la CIA ».
En effet, la CIA a blanchi de l’argent par l’intermédiaire de la NED.
La dotation a quatre principaux bénéficiaires initiaux de fonds : l’Institut républicain international, l’Institut national démocratique pour les affaires internationales, une filiale de l’AFL-CIO (telle que le Centre américain pour la solidarité internationale du travail) et une filiale de la Chambre de commerce (telle que le Centre pour l’entreprise privée internationale). Ces institutions déboursent ensuite des fonds à d’autres institutions aux États-Unis et dans le monde entier, qui déboursent à leur tour des fonds à d’autres organisations encore.
De multiples façons, la NED s’immisce dans les affaires intérieures de nombreux pays étrangers en fournissant des fonds, un savoir-faire technique, des formations, du matériel pédagogique, des ordinateurs, des télécopieurs, des photocopieuses, des automobiles, etc. à des groupes politiques, des organisations civiques, des syndicats, des mouvements dissidents, des groupes d’étudiants, des éditeurs de livres, des journaux, d’autres médias, etc. La NED qualifie généralement les médias qu’elle soutient d’« indépendants », bien qu’ils soient payés par les États-Unis.
Que dites-vous ? C’est du William Blum, opposant notoire à tout ce qui se fait à Washington ? Eh bien lisez Wikipedia….Vous y lirez exactement la même histoire. Le NED a été créé pour faire ce que la CIA ne pouvait plus faire directement après les scandales des années 1970 (coup d’Etat au Chili, Watergate etc…)
Si vous regardez la vidéo You Tube ci-dessus, en fait un enregistrement et une transcription de la conversation entre Madame Aun, d’une part et, d’autre part, Max Blumenthal et Alex Rubinstein, vous vous apercevez que Madame Aun ignore complètement l’histoire de son organisation.
Les deux journalistes ont fini par publier la conversation parce que leur interlocutrice leur avait promis de leur apporter des preuves de ce que l’action du NED était totalement cloisonnée, dans les pays d’intervention, de ce que pouvaient y pratiquer la CIA ou le gouvernement américain. Et n’en avait rien fait au bout d’un mois.
Le début des querelles internes
L’entretien avec notre ignorante toute pleine de ses talents de communicante valait déjà le détour. Mais la suite tourne à la comédie pure. Laissons les journalistes le raconter puisqu’ils ont eu accès à une partie des e-mails échangés entre (anciens) dirigeants de l’organisation :
Le lendemain de l’apparition de l’enregistrement sur YouTube, M. Allen [responsable du blog du NED] l’a transmis à M. Gershman et à M. David Lowe, vice-président de l’organisation chargé des relations gouvernementales et des affaires publiques.
Voilà comment la NED change avec le nouveau « PDG » », a grogné le dirigeant retraité de la NED, faisant référence avec dérision à son successeur de 51 ans, Damon Wilson, un ancien fonctionnaire du Conseil de sécurité nationale qui a aidé à coordonner les révolutions de couleur en Europe de l’Est sous la présidence de George W. Bush.
(…) Allen a éclaté : « C’est de l’amateurisme, c’est très embarrassant ! Je ne sais pas… Je ne sais pas… Je ne sais pas… Je ne sais pas… Je ne sais pas… Je ne sais pas… Je lui ai expressément déconseillé de parler à ces personnes.
(…) La prestation d’Aun était « d’une ignorance à couper le souffle », a répondu Lowe, ajoutant : « C’était trop douloureux à écouter ». Faisant référence au président de la NED, Damon Wilson, M. Lowe a posé la question suivante : « Je suppose que Damon est au courant de ce qui s’est passé : « Je suppose que Damon est au courant – que dit-il à ce sujet ? » Il a noté que si Mme Aun « a été engagée pour faire de la publicité à la NED, elle a réussi ».
L’intervention de Carl Gershman est en soi typique puisqu’elle témoigne de l’incapacité à décrocher, dans les pays occidentaux, des anciens dirigeants, qui transforme progressivement nos régimes en oligarchies gérontocratiques.
Et c’est bien un conflit de générations qui se met en place!
Néoconservateurs contre wokes
Là encore, rien ne remplace le récit des journalistes par qui le scandale est arrivé :
Les courriels de la NED sont remplis de tirades pleines de ressentiment adressées par la vieille garde néoconservatrice de la NED à ses jeunes successeurs. Dans un échange, Gershman qualifie Aun de « crétin », dans un autre, il dénigre la directrice de la communication de la NED, Christine Bednarz, en la qualifiant de « flocon réveillé », et il met en doute à plusieurs reprises la compétence de son successeur, l’actuel président-directeur général de la NED, Damon Wilson. (…)
Du point de vue de Gershman et de sa clique, une collection d’ouvriers maladroits dans la quarantaine et la cinquantaine s’est infiltrée dans le fonds de dotation qu’ils ont construit et le fait échouer en raison de leur fixation sur la politique identitaire. « La culture de la NED est peut-être en train de subir un changement radical », s’est plaint Gershman à un moment donné.
Michael Allen, un membre du cercle rapproché de Gershman qui a édité le Democracy Digest de la NED pendant près de vingt ans, a fait remarquer que « tout le fiasco de Grayzone (…) était dû en grande partie au besoin perçu de transcender l’ »ancienne« NED ». Dans d’autres courriels, Allen se plaint d’avoir dû subir de longues réunions sur « l’agenda LGBTQIA+ de la NED » et décrit en détail ses remontrances à l’encontre de ses collègues qui contestaient ses opinions pro-israéliennes véhémentes.
« Plusieurs membres du personnel de la NED ont participé à une marche pro-palestinienne organisée par ANSWER, une secte pro-coréenne du Nord », s’est défendu M. Allen. « Et la page Facebook du président de la NED mettait encore en avant Black Lives Matter, plusieurs semaines après que le groupe ait célébré avec enthousiasme le massacre du Hamas. »
Si l’on veut s’amuser, on peut lire tout l’article de The Grayzone. On y apprend que Madame Aun a quitté l’organisation mais aussi Michael Allen. La dispute à tous les étages a duré plus d’un an.
Elle est devenue un sujet de conversation à Washington et le NED a subi une perte de réputation.
Leçons pour gagner la bataille politique
Je retiens pour ma part plusieurs éléments fondamentaux :
+ Les bureaux et réseaux du Pouvoir occidental ont un problème de remplacement des générations fondatrices du néoconservatisme. Les plus jeunes qui viennent prendre leur place sont des produits du déclin éducatif post-1968. Il y a des milliers de Leslie Aun, qui ont à la fois l’arrogance et le manque de culture générale, débouchant sur une profonde ignorance, des diplômés d’aujourd’hui. Il faut en profiter sans hésiter, comme le font Blumenthal et Rubinstein dans l’entretien.
+ Le wokisme est en train de remplacer le néoconservatisme au sein des relais du soft power américain. C’est dangereux pour nos sociétés européennes dont les apprentis “Young leaders” absorbent déjà ces produits toxiques à grandes lapées. Mais cela va faciliter la réaction du reste du monde contre l’impérialisme culturel américain.
+ Dans l’immédiat, le conflit israélo-palestinien divise profondément l’establishment washingtonien. Il vaut la peine de se joindre au travail extraordinaire de médias comme The Grayzone, qui font un travail d’information méticuleux sur ce qui se passe à Gaza depuis le 7 octobre et sapent la confiance en elle des élites occidentales, qui voient leurs enfants et petits-enfants rejeter le consensus néo-conservateur.
Source : https://lecourrierdesstrateges.fr/2024/08/20/comment-le-media-grayzone-a-destabilise-drolement-un-foyer-neocon-historique/?
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