25 juillet 2024

Les cryptomonnaies, l’or et la fin du dollar

 

Un nombre croissant de macroéconomistes et d’analystes financiers tirent la sonnette d’alarme face à l’explosion de la dette nationale américaine, qui approche désormais les 35.000 milliards de dollars, soit 120 % du PIB. Les intérêts sur la dette sont devenus le poste le plus important du budget national américain, devant celui de la défense et celui de la justice.

Début juin, l’ancien président de la Chambre des représentants des États-Unis, Paul Ryan, a proposé que le gouvernement américain accepte les stablecoins, des crypto-monnaies adossées à des actifs, en guise de paiement pour les bons du Trésor américain. Ryan a fait valoir que cette mesure créerait une “augmentation immédiate et durable de la demande pour la dette américaine, ce qui réduirait le risque d’échec des futurs ventes de dette et de la crise financière et économique qui en résulterait“.

La proposition de Ryan peut être considérée comme un signe de la gravité du problème de la dette américaine. Les cryptomonnaies ont été conçues comme des monnaies anti-fiat. Il s’agit de monnaies numériques privées qui peuvent être utilisées de manière anonyme dans le monde entier. Le bitcoin, la première des crypto-monnaies, était censé être la plateforme d’un nouveau système financier qui pourrait faire table rase du passé.

En 2024, les défenseurs des crypto-monnaies aux États-Unis demandent qu’elles soient adossées à des actifs (stablecoins) et réglementées afin qu’elles puissent être utilisées pour acheter des bons du Trésor américain et payer des impôts. Les cryptomonnaies pourraient venir à la rescousse du système financier défectueux qu’elles sont censées remplacer.

Deux semaines après la proposition de Ryan, Matt Gaetz, membre du Congrès américain, présentait un projet de loi qui permettrait aux Américains de payer leur impôt fédéral sur le revenu en bitcoins. Gaetz a déclaré que cette mesure radicale favoriserait l’innovation, augmenterait l’efficacité et offrirait une plus grande flexibilité aux citoyens américains.

Gaetz a déclaré dans un communiqué : “Il s’agit d’une étape audacieuse vers un avenir où les monnaies numériques joueront un rôle vital dans notre système financier, garantissant que les États-Unis restent à la pointe du progrès technologique.”

La question est de savoir si une monnaie fiduciaire peut coexister avec des monnaies émises par des particuliers. Le dollar a perdu 90 % de sa valeur au cours des 50 dernières années et continue de perdre du pouvoir d’achat à un rythme d’environ 10 % par an.

La valeur des cryptomonnaies varie considérablement, mais presque toutes sont libellées en dollars. Cela signifie qu’ils ne sont pas à l’abri d’une éventuelle dévaluation du dollar (certains économistes disent qu’elle est inévitable).

Le jour de la pizza contre bitcoins

Un peu d’histoire des crypto-monnaies. Le 31 octobre 2008, un programmeur informatique utilisant le pseudonyme de Satoshi Nakamoto a publié un article sur un tableau d’affichage de cryptographie pour annoncer le Bitcoin, la première crypto-monnaie peer-to-peer. Les utilisateurs pouvaient “miner” des bitcoins en résolvant des problèmes mathématiques complexes et étaient récompensés par les bitcoins nouvellement créés.

Nakamura [Nakamoto ? NdSF] a évoqué le sauvetage de Wall Street en 2008 avec l’argent des contribuables pour affirmer que le système financier était corrompu et profitait à une petite élite. Le bitcoin serait la monnaie du peuple, échappant au contrôle des gouvernements. Il permettrait aux gens d’effectuer des paiements à n’importe qui dans le monde, de manière anonyme et presque gratuite.

Seuls 21 millions de bitcoins peuvent être extraits, ce qui rend la monnaie numérique insensible à l’inflation causée par une impression monétaire excessive, caractéristique typique des monnaies fiduciaires.

Le bitcoin est basé sur des technologies qui existaient déjà, notamment les signatures numériques.

En 2010, Bitcoin a enregistré sa première transaction commerciale. Un mineur de bitcoins nommé Laszlo Hanyecz a offert 10 000 BTC à quiconque livrerait deux pizzas à son domicile en Floride.

Le programmeur britannique Jeremy Sturdivant a accepté l’offre. Il a fait livrer deux pizzas au domicile de Hanyecz pour un montant de 25 dollars, et Hanyecz a transféré 10 000 bitcoins sur le portefeuille Bitcoin de Studivant. Cette transaction a valorisé les premiers bitcoins à 0,0041 $.

La première transaction du bitcoin, connue sous le nom de Bitcoin Pizza Day, a élargi l’intérêt pour la monnaie numérique. Des entrepreneurs ont investi dans des fermes de serveurs pour extraire des bitcoins et ont ouvert des bourses de cryptomonnaies pour aider les gens à acheter et à vendre des cryptomonnaies. En l’espace de 15 ans, le cours du bitcoin est passé de pratiquement zéro en 2009 à un pic de 75 830 dollars début 2024.

Le bitcoin n’a pas réussi à s’imposer comme monnaie de paiement. Seule une infime partie des transactions en bitcoins est utilisée pour le commerce de détail. Le reste concerne les échanges de crypto-monnaies [C’est-à-dire la spéculation, NdT].

Puis les entrepreneurs du secteur des cryptomonnaies ont lancé plusieurs variantes de cryptomonnaies. Les stablecoins en font partie. Certains stablecoins sont adossés à des actifs tels que des biens immobiliers, des dettes d’entreprises, voire d’autres crypto-monnaies, tandis que d’autres sont adossés à des réserves de monnaies fiduciaires détenues sur des comptes bancaires. Une crypto-monnaie nommée DigixDAO est adossée à un gramme d’or stocké dans un coffre-fort, offrant ainsi “une valeur stable adossée à de l’or physique“.

L’émergence de cryptomonnaies adossées à l’or est ironique. Les problèmes du système financier, qui sont apparemment à l’origine du développement du bitcoin, ont été causés en grande partie par la décision du gouvernement américain, en 1971, de retirer le dollar de l’étalon-or.

Le pétrodollar

Après la Seconde Guerre mondiale, le dollar américain est devenu la monnaie de réserve mondiale. En vertu des accords de Bretton Woods de 1944, le dollar était rattaché à l’or à un prix fixe de 35 dollars l’once.  La livre sterling, le franc français et les monnaies d’autres pays ont été rattachés au dollar, et donc indirectement à l’or. Les réserves d’or imposent une discipline budgétaire aux pays en limitant la quantité de monnaie qui peut être émise.

Dans les années 1960, plusieurs pays européens se sont inquiétés du fait que le gouvernement américain était financièrement surendetté, en raison d’une guerre coûteuse au Viêt Nam et de l’introduction de programmes sociaux (la guerre contre la pauvreté). Les économistes européens soupçonnaient les États-Unis d’imprimer plus de dollars qu’ils ne pouvaient en garantir par l’or.

Le gouvernement français a fait part de ses inquiétudes de manière spectaculaire. Il a envoyé à New York un navire de guerre chargé de dollars et a demandé de l’or en échange. Plusieurs autres pays ont fait de même, mais sans navires de guerre, et ils ont progressivement épuisé les réserves d’or des États-Unis.

À la fin de la Seconde Guerre mondiale, les États-Unis possédaient 21 tonnes d’or métrique. En 1971, il n’en restait plus que 8,133 tonnes. Craignant de perdre le reste de ses réserves, le gouvernement américain a annoncé qu’il fermerait temporairement le “guichet or”, reniant ainsi les accords de Bretton Woods.

Pour maintenir la demande mondiale de dollars, les États-Unis ont convaincu l’Arabie saoudite, en 1974, de vendre du pétrole exclusivement en dollars en échange d’une protection militaire. L’accord poussait ainsi tous les pays importateurs de pétrole à conserver des réserves en dollars, créant ainsi une demande toujours croissante de dollars.

Ce que l’on appelle le pétro-dollar a consolidé le rôle du dollar américain en tant que monnaie de réserve mondiale. Le commerce du pétrole ne représente que 7 % de l’économie mondiale, mais il est essentiel pour le reste de 93 % d’échanges commerciaux.

Explosion de la dette

N’étant plus contraint par les limites imposées par l’étalon-or, le gouvernement américain a rapidement augmenté sa dette. En 1971, la dette américaine était de 400 milliards de dollars, en 2024 elle atteindra 34 000 milliards de dollars, soit 120 % du PIB.

Pour financer ses déficits, le gouvernement américain émet des bons du Trésor avec intérêt. Soutenus par “la pleine foi et le crédit” du gouvernement américain, les bons du Trésor ont été considérés comme un investissement sans risque. Les principaux acheteurs étaient des investisseurs privés, des gouvernements étrangers, des fonds de pension et des compagnies d’assurance.

La dette américaine a remplacé l’or en tant qu’épine dorsale du système dollar

Mais l’histoire se répète. À la fin des années 1960, la France s’inquiétait des réserves d’or des États-Unis. Aujourd’hui, c’est la Chine qui s’inquiète des bons du Trésor américain.

En devenant l’usine du monde, la Chine a développé un excédent commercial massif avec les États-Unis, atteignant à un moment donné un milliard de dollars par jour en valeur nette. La Chine a utilisé une partie de ses réserves de dollars pour acheter des bons du Trésor américain et devenir le plus grand créancier des États-Unis, avec le Japon pour seul rival.

Mais la crise financière mondiale de 2008 et le fameux renflouement de Wall Street sont arrivés. La Chine en a conclu que les États-Unis n’avaient aucune intention de réduire leurs dépenses ou de réformer leur système financier ou politique. Alors, tout au long des années 2010, la Chine a progressivement réduit ses achats de dette américaine. En outre, elle a commencé à jeter les bases d’une architecture financière alternative.

La dédollarisation

En 2021, la Chine, Hong Kong, la Thaïlande et les Émirats arabes unis annonçaient qu’ils allaient développer mBridge, une alternative numérique à SWIFT (Society for Worldwide Interbank Financial Telecommunication). mBridge est notamment basé sur une variante de la blockchain, la technologie utilisée dans la plupart des crypto-monnaies.

L’architecture de base de mBridge, l’alternative des BRICS à SWIFT

mBridge est conçu pour accueillir les monnaies numériques des banques centrales et constitue le modèle probable d’un système de règlement financier pour les pays des BRICS. Le Conseil de coopération des États arabes du Golfe (CCG), qui comprend l’Arabie saoudite, Bahreïn, les Émirats arabes unis, le Koweït, Oman et le Qatar, a testé son propre pont CBDC qui sera connecté à mBridge.

Les BRICS développent également une unité monétaire commerciale qui pourrait être adossée en partie à l’or, au pétrole et à d’autres matières premières. Une monnaie adossée à l’or ou au pétrole serait le plus grand défi lancé au dollar à ce jour. L’or et le pétrole semblent être d’étranges compagnons de route, mais ils conservent une quasi-parité depuis plus d’un siècle. Leurs prix respectifs évoluent dans une fourchette très étroite.

En 1971, lorsque les États-Unis ont fermé le guichet de l’or, l’once d’or se vendait 35 dollars. Elle atteindra 2450 dollars début 2024. En 1971, le baril de pétrole se vendait 3,60 dollars. Ces dernières années, il s’est négocié entre 80 et 100 dollars. Mesuré en or et en pétrole, le dollar a perdu environ 90 % de sa valeur au cours des 50 dernières années.

Si les BRICS lancent une monnaie indexée sur l’or, cela pourrait affecter le prix de tous les produits, du pétrole et de l’or au cuivre, à l’aluminium et aux terres rares d’importance stratégique utilisées dans les technologies vertes.

Un BRICS en expansion ne contrôlera pas seulement la part du lion des matières premières mondiales, mais sera également le premier producteur de nombreux biens industriels et de consommation. La production économique totale des membres actuels des BRICS a déjà dépassé celle du G7.

En juin de cette année, l’Arabie saoudite a annoncé qu’elle rejoindrait à la fois les BRICS et mBridge. Les Saoudiens vendaient déjà du pétrole en devises autres que le dollar, mais l’annonce a clairement montré que l’engagement saoudien envers le pétrodollar était terminé.

La décision saoudienne a suscité la réaction de Michael Saylor, cofondateur du géant de la cryptographie MicroStrategy. Saylor estime que les Saoudiens commettent une erreur et qu’ils auraient dû opter pour le bitcoin à la place.

Il a écrit : “Imaginez un monde où 50 000 banques utilisent le bitcoin pour les règlements P2P entre elles. Demandez à la Banque d’Australie, à la Banque d’Autriche ou à la Banque de Chine si elles n’aimeraient pas disposer d’un actif qui ne perde pas 7 à 10 % de sa valeur chaque année. Demandez-leur si elles n’aimeraient pas pouvoir effectuer des transactions directement avec n’importe quelle autre banque dans le monde, de pair à pair. Ce serait une amélioration par rapport au système existant“.

Saylor est probablement bien placé pour le savoir. Pourquoi l’Arabie saoudite, la Chine et d’autres pays du BRICS vendraient-ils leurs matières premières ou leurs produits industriels dans une crypto-monnaie évaluée en dollars alors qu’ils s’éloignent du système du dollar ?

Crypto ou or ?

Le problème de la dette américaine a été exacerbé par des formes extrêmes d’ingénierie financière. L’introduction des crypto-monnaies dans le système financier constitue un grand pas en avant. Les crypto-monnaies peuvent être utilisées de manière anonyme et transfrontalière, ce qui les rend idéales pour l’évasion fiscale. Selon l’économiste Michael Hudson, les États-Unis pourraient devenir “la nouvelle Suisse“.

Hudson a écrit : “Les États-Unis considèrent que le fait d’être la destination des évadés fiscaux, des criminels et d’autres personnes dans le monde est une stratégie nationale positive. Il ne s’agit pas de condamner la criminalité fiscale et les activités criminelles plus violentes, mais de chercher à tirer profit du fait d’être le banquier de ces fonctions“.

Le macroéconomiste Luke Gromen affirme qu’à moins d’un miracle de productivité grâce à l’IA ou d’une percée dans le domaine de l’énergie bon marché, les États-Unis ont trois choix, dont aucun n’est indolore : Ils doivent réduire leurs dépenses de défense et de justice d’au moins 30 %, ils peuvent faire partiellement défaut, ou ils peuvent gonfler la dette. Les deux premières options ne sont politiquement possibles qu’en cas d’urgence nationale, tandis que la dernière entraînera des années d’inflation extrêmement élevée.

En outre, selon Gromen, les États-Unis devront se réindustrialiser afin de réduire leur dépendance à l’égard des fabricants étrangers, même pour les produits les plus basiques. Le prochain président américain devra formuler une politique industrielle ou, mieux encore, un plan national visant à réimaginer la société.

À court terme, l’optimisme n’est pas de mise. L’ancien président américain Donald Trump a donné sa bénédiction aux cryptomonnaies. Sa campagne de réélection accepte les dons en crypto-monnaies et il a promis de punir les pays qui cessent d’utiliser le dollar.

Cela ne ressemble pas vraiment à un plan. Les monnaies de réserve sont en voie de disparition. Ce sont des vestiges de l’ère coloniale.

Jan Krikke

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