Puisque tous les 4 juin les médias occidentaux en profitent pour ressortir l’intox du « massacre de Tiennanmen », afin de dénigrer la Chine, les analystes alternatifs en profitent aussi pour tenter de rétablir les faits. Bruno Guigue nous explique ce qu’il s’est réellement passé à Pékin à cette époque.
Dans les années 1980, le rythme des réformes
économiques s’accélère. Le retour à l’exploitation agricole familiale et
la restructuration de l’industrie sont menés de front afin de
transformer l’économie en profondeur. Tout en modernisant méthodiquement
l’appareil productif, l’équipe dirigeante débat aussi d’une éventuelle
réforme politique. Conduits par Hu Yaobang, secrétaire général du parti,
les réformateurs souhaitent une déconcentration du pouvoir, une
meilleure répartition des rôles entre le parti et l’État, la mise en
place d’une fonction publique professionnalisée. Dans l’esprit de ses
promoteurs, cette démarche réformatrice ne remet nullement en cause le
système socialiste : elle vise plutôt à le moderniser pour le rendre
plus efficace et consolider son assise populaire. Certains
intellectuels, toutefois, vont plus beaucoup loin. Ils introduisent dans
le débat les notions de «démocratie» au sens occidental et de «pluralisme» au sens de compétition pour le pouvoir. Dans les universités, les plus audacieux mettent en cause la légitimité de la «dictature» exercée par le parti. A la fin de l’année 1986, l’équipe dirigeante semble divisée en deux camps. D’un côté les «réformateurs»
entendent poursuivre résolument la modernisation économique tout en
assouplissant progressivement le système politique. D’un autre côté les «conservateurs»
sont partisans du maintien d’une économie planifiée et d’un puissant
secteur public. Ces anciens compagnons de Mao craignent que
l’affaiblissement des prérogatives du parti, sous prétexte de «réforme démocratique», n’ouvre la voie à une crise du système et ne finisse par compromettre les principaux acquis du socialisme.
La lutte entre les deux groupes s’intensifie en décembre 1986 lorsque des manifestations étudiantes en faveur de la «liberté» et de la «démocratie»
se déroulent dans les grandes villes. Cette contestation fait écho au
mouvement lancé dès 1978 par des intellectuels comme Wei Jingshen qui
réclamaient une «cinquième Modernisation», c’est-à-dire un régime démocratique, en référence aux «quatre Modernisations» prônées par Zhou Enlai. Véhiculées par des «journaux souterrains»,
leurs idées rencontrent un écho limité, mais elles vont ensemencer le
mouvement qui se transformera en lame de fond dans les milieux
intellectuels durant la crise de 1989. Lors des manifestations de 1986,
les conservateurs du parti se saisissent de l’occasion pour critiquer
l’action de Hu Yaobang. Les réformes qu’il a engagées de 1980 à 1987
sont contestées par une fraction importante de l’appareil dirigeant.
Même s’ils comprennent la nécessité de transformer l’économie, ces
responsables craignent la déstabilisation de l’ensemble de la société.
Afin de résoudre cette contradiction au sommet, Deng Xiaoping fait
mettre Hu Yaobang en minorité en janvier 1987 au profit de Zhao Ziyang,
qui le remplace comme secrétaire général du parti après avoir été
premier ministre. Au XIIIe Congrès, le nouveau dirigeant fait adopter
une série de mesures en faveur d’une large décentralisation des
pouvoirs, de façon à clarifier les relations entre le centre
administratif du pays et les échelons régionaux ou locaux.
Cette timide tentative de réforme politique, toutefois, va se heurter à l’aggravation de la crise sociale. Avec «la réforme et l’ouverture»,
la mutation de l’économie a bâti le socle industriel d’une croissance
sans précédent. Mais ce changement de paradigme soumet les Chinois à
rude épreuve. La transition d’une économie collectivisée à une économie
mixte secoue les fondements de la société. La mise en œuvre des réformes
génère de nouvelles contradictions. Dans le monde rural, l’introduction
des mécanismes de marché souligne la surabondance de la main d’œuvre
agricole. La Chine compte au moins 200 millions de paysans sans emploi
permanent ou dont la productivité demeure très faible. La libéralisation
des prix provoque également des poussées inflationnistes, la population
ayant tendance à consommer davantage en réaction à l’austérité de la
période antérieure. Les réformes économiques creusent les inégalités
sociales et provoquent une dégradation du rapport à la loi, entraînant
l’explosion de la corruption, de la délinquance et de la criminalité. De
surcroît, ce malaise social est aggravé par la conjoncture
internationale : la crise du système soviétique suscite des
interrogations sur la pérennité du système chinois. Au printemps 1989,
pour juguler l’inflation, le gouvernement doit annoncer une politique
d’austérité.
En cette année cruciale, la situation est paradoxale.
Alors que le pays est en pleine croissance et que la consommation
s’envole, les contradictions s’accumulent : la transition vers
l’économie de marché déstabilise la société, elle provoque une frénésie
de consommation tout en générant de nouvelles frustrations. Dans les
villes, la perspective des réformes liées à l’économie de marché
inquiète les ouvriers des entreprises publiques, attachés au «bol de riz en fer» que le système maoïste leur a accordé. Deng Xiaoping, à l’été 1987, identifie la cause du malaise : «Les
erreurs commises ces dernières années l’ont été en raison d’espoirs
trop grands et d’une rapidité excessive, ne tenant pas compte de la
réalité du pays». La Chine populaire était-elle prête à une
mutation aussi vive de ses valeurs ? Elle méprisait le profit et
condamnait l’individualisme. Or les dirigeants les désignent désormais
comme les moteurs du progrès. Sans avoir vraiment adopté le capitalisme,
le pays doit en subir les inconvénients. Aggravant cette atmosphère de
crise, l’inflation provoque un mécontentement général tout en permettant
à une poignée de spéculateurs de s’enrichir. Les salaires ne suivent
pas, et le niveau de vie des travailleurs en pâtit.
Tandis que les intellectuels qui ont effectué sept ou
huit ans d’études sont les laissés-pour-compte des réformes, les
marchands autrefois méprisés occupent les positions les plus enviables.
Ces nouveaux riches apparaissent comme les véritables gagnants de la
nouvelle donne économique. En réaction, les étudiants contestataires
dénoncent le pouvoir exorbitant de l’argent. Ils chantent : «Le fils
de Mao est mort au combat, le fils de Lin Biao a tenté un coup d’État,
le fils de Deng Xiaoping rafle les collectes de charité, le fils de Zhao
Ziyang trafique des télés». Ce refrain se colporte dans une Chine
en désarroi, où les valeurs dont se réclame la libéralisation économique
percutent les valeurs socialistes héritées de la période antérieure.
Dans les milieux étudiants, l’effervescence s’accroît à l’occasion des
changements politiques au sein de l’appareil dirigeant du parti. Le
mécontentement étudiant s’explique aussi par les difficultés matérielles
et les frustrations sociales qui en résultent. Depuis le rétablissement
du fonctionnement normal de l’enseignement supérieur, des centaines de
milliers d’étudiants ont afflué dans les grandes villes. Mais leurs
conditions de vie sont difficiles.
«Les étudiants entassés à huit dans une chambre mal
chauffée, les intellectuels dont le salaire n’arrive jamais à rattraper
la hausse des prix, ne sont pas sans rappeler les lettrés sans emploi de
l’ancienne Chine : misère et suspicion», explique Alain Peyrefitte dans La Tragédie chinoise. «Seuls
5% de la masse des élèves sortant du secondaire, soit environ 2% d’une
classe d’âge, sont admis dans l’enseignement supérieur. Ils
appartiennent pour la plupart aux milieux dirigeants. Et pourtant, rien
ne semble moins urgent aux dirigeants que de donner à la jeunesse de
bonnes conditions de travail. L’État, pauvre, assure ne pouvoir
consacrer plus de 4% de son budget à l’éducation. La vie des campus
frise l’indigence. Partout, la saleté. L’électricité est coupée
fréquemment, autant par pénurie que pour décourager les veillées où les
conciliabules s’échauffent». Mais ce n’est pas tout. La frustration
des étudiants s’aiguise lorsqu’ils comparent leur situation à celle des
étudiants occidentaux. «Si l’on ajoute que les disciplines restent
empreintes d’idéologie ennuyeuse, que les perspectives d’avenir pour
l’étudiant qui réussit sont limitées aux murs pisseux des
administrations de l’État ou des provinces, on conçoit que la jeunesse
universitaire chinoise rêve des campus américains».1
Cette jeunesse subit aussi la rancune d’un parti dominé par des
paysans, ouvriers et soldats qui continuent à lui faire payer sa «mauvaise origine de classe».
La moitié des cadres du parti ont été recrutés sous la Révolution
culturelle, et ils en partagent les valeurs égalitaires. Or le
rétablissement de la sélection sur des critères académiques pour entrer à
l’Université a évincé les candidats d’origine ouvrière ou paysanne,
nourrissant le ressentiment des membres du parti à l’égard des
étudiants.
Attirée par les images venant du monde développé, une
partie de la jeunesse étudiante va réclamer des réformes démocratiques.
C’est du moins ce que retiendront les médias occidentaux, faisant fi de
la complexité du mouvement. Le point de départ de la contestation est
l’hommage que veulent rendre les étudiants à l’ancien dirigeant Hu
Yaobang, écarté du secrétariat général du parti en 1987 et décédé d’une
crise cardiaque le 15 avril 1989. Parce qu’il a été limogé sous la
pression des conservateurs, les étudiants lui attribuent à titre
posthume l’intention d’avoir tenté de mener des réformes démocratiques
et manifestent lors de ses funérailles le 22 avril. Les autorités
réagissent de façon confuse. La police a pour consigne de ne pas
intervenir, ce qui donne aux contestataires l’impression qu’ils ont
carte blanche pour accentuer la pression sur les autorités. Pourtant, le
26 avril, Deng Xiaoping approuve un éditorial du Quotidien du Peuple
qui accuse les manifestants de participer à une «conspiration bien planifiée pour semer la confusion dans le peuple et plonger le pays dans les troubles».
En révélant l’intransigeance du pouvoir, cette intervention accélère le
mûrissement de la crise. Zhao Ziyang, de son côté, cherche à ramener le
calme en discutant avec les porte-parole du mouvement, et le 3 mai il
qualifie leur mouvement de «patriotique». Mais il ne parvient pas à convaincre ses collègues de retirer l’éditorial du 26 avril et il y perd sa crédibilité.
Le 4 mai, 300 000 personnes défilent à Pékin et dans
d’autres villes, et le mouvement s’amplifie. Au sommet du pouvoir, la
tension monte entre Zhao Ziyang, secrétaire général du parti, et le
premier ministre Li Peng, beaucoup moins enthousiaste à l’idée de
négocier avec les manifestants. Place Tian’anmen, les étudiants sont
calmes et la police applique les consignes : présence passive et aucune
répression. Durant cette première phase, les manifestants ne demandent
nullement qu’on change le système. Tout en dénonçant l’affairisme et la
corruption, ils chantent L’Internationale. Comment le pouvoir
réprimerait-il un mouvement qui se donne les objectifs souhaités par le
peuple? Pourtant les tensions s’accroissent. Le 15 mai, Mikhail
Gorbatchev arrive à Pékin pour une visite officielle d’une importance
historique, puisqu’elle scelle la réconciliation sino-soviétique. C’est
le moment que choisit la coordination étudiante pour lancer une grève de
la faim. La presse occidentale s’en mêle et fait un portrait élogieux
de leurs porte-parole. La principale revendication des grévistes de la
faim est le retrait de l’éditorial du Quotidien du peuple, mais le
pouvoir refuse de céder à la pression de la rue. Le premier ministre Li
Peng tente une dernière fois de dialoguer avec les manifestants devant
les caméras de télévision et leur demande de ne pas perturber la visite
du numéro un soviétique. Nouvel échec. Inquiets pour la suite des
événements, le bureau politique décide alors de mettre fin à un
mouvement qui met en péril l’autorité du parti.
Au terme d’un débat houleux, la décision de proclamer la
loi martiale et de faire appel à l’armée est prise par le comité
permanent du bureau politique, le 17 mai, par deux voix pour, deux voix
contre et une abstention. Mais les huit «Anciens», c’est-à-dire
la vieille garde du parti animée par Deng Xiaoping, sont
majoritairement pour : ils emportent la décision. La loi martiale est
officiellement proclamée le 21 mai, malgré l’opposition de deux
maréchaux et huit généraux de l’Armée populaire de libération qui
expriment à Deng Xiaoping leur désaccord.2
Les instances dirigeantes sont divisées, aussi bien sur la nature du
mouvement que sur le moyen de rétablir l’ordre, même si tous veulent
éviter l’effusion de sang. Prenant l’initiative, Zhao Ziyang va à la
rencontre des grévistes de la faim. Cette discussion n’aboutit à rien et
le dirigeant fond en larmes devant les caméras. Devant son incapacité à
raisonner les protestataires, ses pairs vont le désavouer. A
l’instigation de Deng Xiaoping et des «Anciens», Zhao Ziyang
est mis en minorité au comité permanent du bureau politique et remplacé
par Jiang Zemin à partir du 31 mai. Le pouvoir est déterminé à éteindre
le mouvement sans perdre la face, et si possible sans violence. A la
demande du gouvernement, les troupes interviennent dans la capitale avec
l’ordre formel de ne pas ouvrir le feu. D’abord bloquées dans les
faubourgs par une foule qui veut s’interposer, elles parviennent
difficilement, après de longues négociations, jusqu’à la place
Tian’anmen. Les violences éclateront seulement dans la nuit du 2 au 3
juin 1989 et dureront deux jours.
Sur le déroulement de cette tragédie, le moins qu’on
puisse dire est que la narration occidentale s’affranchit de la réalité.
La première distorsion concerne la composition du mouvement
protestataire. Il est décrit comme un mouvement exhortant le parti
communiste à démissionner et appelant à l’instauration d’une «démocratie libérale».
Or c’est inexact. Le mouvement n’inclut pas seulement les étudiants, le
groupe le plus bruyant, mais aussi des ouvriers d’usine, des
travailleurs ruraux de la région de Pékin qui ont pris part à l’action.
Chacun de ces groupes a une orientation politique différente. Certains
manifestants sont marxistes-léninistes, d’autres maoïstes purs et durs,
d’autres libéraux. D’un côté on scande des slogans en anglais, de
l’autre on brandit des portraits de Mao. «Quand les protestations
ont commencé en Chine en avril 1989, les manifestants ne demandaient pas
la démocratie mais un socialisme plus pur, libéré de la corruption et
des inégalités qui étaient endémiques à l’époque. Les étudiants
portaient des portraits de Mao et chantaient fréquemment l’hymne
national chinois», rappelle le journaliste sri-lankais Nury Vittachi au terme d’une enquête approfondie.
La deuxième distorsion concerne la participation des
services secrets occidentaux à la préparation et au service après-vente
de l’émeute. «En 1988, une organisation relativement nouvelle, avec
un nom innocent – National Endowment for Democracy – a installé un
bureau en Chine. A l’époque, nous, journalistes, n’avions aucune idée
que c’était une organisation dérivée de la CIA destinée à construire des
relations avec des militants anti-gouvernementaux à l’étranger, dans
l’objectif de répandre de la désinformation et de déstabiliser le
pouvoir d’une manière favorable aux intérêts des États-Unis. Un acteur
majeur a été le colonel Robert Helvey, vétéran des opérations de
déstabilisation en Asie depuis trente ans. Il a formé, à Hong Kong, des
leaders étudiants de Pékin aux techniques de manifestation de masse qui
ont été utilisées plus tard dans l’incident de la Place Tian’anmen de
juin 1989».3 C’est ainsi qu’une opération conjointe MI6-CIA appelée Opération Yellowbird visait à former des factions «pro-démocratie» dans les universités chinoises. Sur le terrain, des «Triades»
mafieuses ont été envoyées de Hong Kong pour former les futurs
émeutiers à la guérilla, leur apprenant les tactiques
insurrectionnelles. Officiellement, l’objectif était d’exfiltrer les
individus de grande valeur : après le drame des 3 et 4 juin, la presse
occidentale vantera les mérites de «l’Opération Yellowbird qui a sauvé 400 héros de Tian’anmen».
Elle omettra seulement de préciser que cette opération, en amont des
affrontements, visait à déstabiliser le régime communiste.
Les déclarations des porte-parole du mouvement étudiant sont également éclairantes. Comme le retrace le documentaire The Gate of Heavenly Peace,
l’une des principales porte-parole des étudiants contestataires, Chai
Ling, est interviewée par le journaliste Peter Cunningham le 28 mai 1989
: «Tout le temps, je l’ai gardé pour moi parce qu’étant Chinoise,
je pensais que je ne devais pas dire du mal des Chinois. Mais je ne peux
pas m’empêcher de penser parfois – et je pourrais aussi bien le dire –
vous, les Chinois, vous ne valez pas mon combat, vous ne valez pas mon
sacrifice ! Ce que nous espérons réellement, c’est une effusion de sang,
le moment où le gouvernement sera prêt à massacrer effrontément le
peuple. Ce n’est que lorsque la place sera inondée de sang que le peuple
chinois ouvrira les yeux. Ce n’est qu’alors qu’il sera vraiment uni.
Mais comment peut-on expliquer tout ça à mes camarades?».
L’invitation pressante au sacrifice n’excluait pas la prudence pour
soi-même : après avoir voué son peuple au martyre, l’icône féminine de
Tian’anmen optera pour l’exfiltration vers les États-Unis. «De toute
évidence, le leadership fabriqué par les services occidentaux pour
cette protestation avait un objectif clair : créer les conditions d’un
massacre sur la place Tian’anmen. La manifestation avait commencé comme
une démonstration de force pacifique destinée à soutenir Hu Yaobang,
mais elle a été cooptée par des agents étrangers», relate Mango Press dans une enquête publiée en juin 2021.4
S’agissant du déroulement du drame, il y a bien deux versions des faits radicalement opposées. «Comme
tout le monde le sait maintenant, il y a toujours eu deux contes
dramatiquement différents sur ce qui s’est passé à Beijing en 1989», explique Nury Vittachi. «L’un
est le terrible conte du massacre de la Place Tian’anmen, qui raconte
que de violents soldats sont entrés dans l’espace public et ont tiré sur
dix mille étudiants pacifiques qui manifestaient pour une démocratie à
l’occidentale. Ils ont écrasé les corps en roulant dessus avec des tanks
avant de les empiler et de les brûler avec des lance-flammes. Ce fut
une horreur indicible. L’autre version dit que personne n’est mort sur
la place Tian’anmen, bien qu’il y ait eu des violences ailleurs, causant
la mort d’environ 300 personnes, la plupart n’étant pas des étudiants
mais des soldats – ou, pour le dire autrement, le même nombre de morts
violentes qu’au cours de n’importe quel week-end aux États-Unis. J’ai
religieusement cru le premier conte pendant des décennies. Je suis allé
au Park Victoria avec ma bougie presque toutes les années au mois de
juin pendant trente ans. Jusqu’à ce que je fasse des recherches et que
je réalise que presque toutes les sources sérieuses, occidentales et
chinoises, soutiennent désormais la deuxième version».5
Quels sont précisément le déroulement des faits et le
rôle des acteurs du drame ? Le rétablissement de l’ordre à partir de la
proclamation de la loi martiale le 21 mai est l’un des points
essentiels. A l’évidence, les forces de sécurité ont fait preuve d’une
grande retenue jusqu’au déclenchement de l’émeute. Du 16 avril au 2
juin, les manifestations se poursuivent sans violence de part et
d’autre. Le 21 mai, la loi martiale est proclamée par les autorités et
les manifestants reçoivent l’ordre, via les journaux télévisés et les
haut-parleurs, de rentrer chez eux. Lorsqu’elles entrent dans la
capitale, les troupes de l’Armée populaire de Libération envoyées sur
place sont majoritairement désarmées et elles ont reçu l’ordre formel de
ne pas ouvrir le feu. Il s’agit de faire pression sur les manifestants
en envoyant au contact de jeunes militaires sans armes qui ont pour
mission de persuader les manifestants d’évacuer les lieux. Le sort des
centaines de grévistes de la faim préoccupe également le pouvoir qui
craint de se voir reprocher son indifférence à leurs souffrances.
Afin de disperser les manifestants par la persuasion,
certaines unités militaires reçoivent alors l’ordre d’entrer sur la
place Tian’anmen, mais elles sont refoulées dans les zones d’entrée par
les manifestants. Le 2 juin, l’armée opère malgré tout sa première
tentative d’évacuation de la place Tian’anmen, sans user de violence et
en discutant avec les manifestants. C’est à ce moment qu’en remontant
vers l’ouest par l’avenue Chang’an, les troupes sont attaquées par la
foule. Certains soldats sont désarmés, d’autres molestés par les
émeutiers. Les militaires finissent tout de même par se frayer un chemin
jusqu’à la place Tian’anmen, où des soldats non armés persuadent les
étudiants de quitter les lieux. C’est dans la nuit du 2 au 3 juin, en
revanche, que tout dérape. Les violences éclatent dans les ruelles
avoisinantes et le long de l’avenue Chang’an : les émeutiers qui ont
confisqué leurs armes aux soldats passent à l’attaque. Des dizaines de
véhicules blindés sont incendiés avec des cocktails Molotov, et de
nombreux militaires désarmés sont capturés. Selon Nury Vittachi, «la
violence a finalement commencé quand un groupe mystérieux de voyous a
démarré une altercation à Muxidi, cinq kilomètres plus loin, en
attaquant des bus de l’armée avec des cocktails Molotov, en y mettant le
feu, provoquant la mort des occupants».
«C’était inattendu parce que le pétrole était
rationné et difficile à obtenir pour les gens ordinaires. Les soldats
qui ont réussi à s’enfuir des bus enflammés ont été battus à mort. Le
mot massacre pourrait être utilisé pour cette atrocité – bien qu’elle ne
rentre pas dans le narratif occidental, puisque ce sont des soldats qui
sont morts. D’autres militaires sont arrivés à Muxidi et, outragés par
la vue de leurs collègues massacrés, ils ont tiré sur les manifestants :
il y eut davantage de morts, cette fois parmi les civils».6 Les affrontements se multiplient aussitôt. Selon le Washington Post du 5 juin 1989, «les
combattants antigouvernementaux sont organisés en formations de 100 à
150 personnes. Ils sont armés de cocktails Molotov et de matraques en
fer, pour affronter l’APL qui n’était toujours pas armée les jours
précédant le 4 juin». Les soldats capturés dans les transports de
troupes sont lynchés ou brûlés vifs. Le 3 juin, le bilan s’élève déjà à
quinze militaires et quatre manifestants tués. Plusieurs dizaines de
véhicules militaires sont à nouveau incendiés par les émeutiers. C’est
le chaos. Le gouvernement ordonne alors à l’armée de reprendre le
contrôle des ruelles. Dans la nuit du 3 au 4 juin, les militaires
entrent massivement dans la ville et répriment l’émeute. Mais il n’y a
aucun combat sur la place Tian’anmen, et aucun char n’écrase de
manifestant. Après les événements du 4 juin, le gouvernement estime le
nombre de victimes à 300 personnes, soldats et émeutiers confondus. Un
bilan que le monde occidental qualifie aussitôt de mensonger, et ses
médias parlent de 1 000 à 3 000, puis finalement de «10 000 victimes».
Tous ceux qui dénonceront avec indignation le «massacre de la place Tian’anmen»
ont un point commun : ils n’y étaient pas. Auteur d’un ouvrage pour
lequel il a réalisé sur place deux cents entretiens avec les auteurs du
drame, Alain Peyrefitte confie ses interrogations : «J’arrivai à
Pékin, au mois d’août, persuadé, d’après les récits de la presse
occidentale et d’après ce que j’avais vu de mes yeux parmi les images
des télévisions, que les chars chinois, débouchant sur Tian’anmen,
avaient massacré la foule des étudiants pris au piège : à coups de
canons et de mitrailleuses lourdes, ou sous les chenilles des blindés,
l’armée y avait fait un affreux carnage. Or, à ma grande surprise, les
observateurs occidentaux demeurés à Pékin – diplomates ou journalistes –
ainsi qu’Amnesty international ne démentaient pas la version officielle
: l’armée n’aurait pas tiré sur la place, si ce n’est en l’air ; le
quadrilatère occupé depuis sept semaines aurait été évacué
pacifiquement. Certains disaient qu’ils ne pouvaient rien affirmer, les
témoignages qu’ils avaient recueillis étant trop divergents. Depuis
lors, j’ai retrouvé la trace de précieux témoins qui se trouvaient sur
Tian’anmen pendant la nuit. Plusieurs s’estimaient obligés de confirmer
la version officielle des autorités chinoises».7
En fait, il n’y a eu aucune violence sur la place. «Il
y a bien eu quelques coups de feu, mais qui avaient pour cible les
haut-parleurs juchés sur les pylônes. Qui a parlé de morts à Tian’anmen ?
Ceux qui n’y étaient pas». La nature de l’effusion de sang a été faussée par la narration occidentale : «Sur
la place Tian’anmen, des centaines de chars tirent au canon sur la
foule des manifestants aux mains nues ou les broient sous chenilles».
C’est ce récit totalement fantaisiste que la presse occidentale va
colporter inlassablement, accréditant cette fiction pour occulter la
réalité d’une émeute antigouvernementale. «On n’a pas rectifié cette
première information pour préciser qu’à l’aide de barricades, dressées
sur les seize kilomètres de l’avenue Chang’an, depuis les faubourgs de
l’est et de l’ouest jusqu’à Tian’anmen, des insurgés ont essayé
d’empêcher la progression des colonnes ; que des combats de guérilla
urbaine ont eu lieu toute la nuit ; que des véhicules militaires ont été
enflammés à coups de projectiles incendiaires et au moins quelques-uns
de leurs occupants brûlés vifs ; que l’armée a dû passer en force ;
qu’aucun combat n’a eu lieu sur Tian’anmen ; que les étudiants qui y
étaient encore restés ont pu évacuer la place, leurs drapeaux en tête». Ces précisions ne sont pas anodines. «Une
chose eût été d’assassiner des étudiants paisibles et sans armes,
manifestant pour réclamer davantage de liberté et moins de corruption –
et enfermés dans le périmètre sacré comme dans une nasse. Autre chose,
d’ouvrir le feu sur des manifestants qui dressent des barricades,
résistent par la force à l’autorité légale, essaient avec acharnement
d’interdire à l’armée, qui en a reçu publiquement mission, de dégager le
centre de la capitale», conclut Alain Peyrefitte.
Mais peu importe la réalité : elle passera sous les
radars des médias occidentaux. En revanche, la photo de l’homme qui
arrête la colonne de chars sur la place Tian’anmen va faire le tour du
monde. Elle est censée illustrer la bravoure d’un homme seul, se
dressant héroïquement devant des blindés qui symbolisent la brutalité de
la répression. Mais sur la vidéo complète, on voit la colonne s’arrêter
pour ne pas lui passer sur le corps. L’homme grimpe alors sur le
premier char. Ses sacs de courses à la main, il s’entretient avec
l’équipage pendant quelques secondes. Puis il redescend tranquillement
du blindé et il est emmené par ses amis. Les chars continuent ensuite
vers Chang’an, retournant à leur base. C’est tout. Le génie
propagandiste a fabriqué un symbole planétaire avec un non événement. «Si
nous devons croire qu’une colonne de chars s’arrête pour un seul homme
après en avoir assassiné 10 000, alors quels mensonges encore plus
ridicules l’Occident va-t-il écrire sur la Chine ? Sur la place
Tian’anmen, le 4 juin 1989, il n’y a eu aucun massacre. Il y a eu de
violents combats dans les rues latérales entre les éléments armés
contre-révolutionnaires, la police et l’armée. Le nombre de morts pour
l’ensemble de l’événement fut de 241 au total, soldats, policiers et
émeutiers confondus. À la suite des violences, il n’y a pas eu
d’exécutions. Wang Dan, leader de la protestation et incitateur à la
violence, qui n’a pas réussi à fuir vers l’Ouest, a été arrêté. Il a été
condamné à quatre ans de prison, plus deux ans de détention dans
l’attente de son procès pour incitation à la violence
contre-révolutionnaire. L’homme n’a écopé que de six ans de prison. Il
vit désormais librement dans le monde merveilleux de l’Occident
capitaliste», conclut l’enquête de Mango Press.8
Au terme de ce récit, on peut toujours se demander si
les choses pouvaient tourner autrement. C’est peu probable. La
détermination du parti communiste condamnait d’autant plus à l’échec ce
mouvement protestataire qu’il a dégénéré en tentative de subversion.
Immolé sur l’autel d’une démocratie imaginaire, il n’avait aucun avenir.
Les étudiants ne pouvaient guère entraîner les masses paysannes et
ouvrières. Ils représentaient 2% d’une tranche d’âge et passaient pour
des privilégiés aux yeux des classes populaires. Pour obtenir gain de
cause, il eût fallu rallier une fraction conséquente de l’opinion. Mais
il est impossible de sortir vainqueur d’un rapport de forces lorsqu’on
est tragiquement minoritaire. Le hiatus entre la protestation étudiante
et la masse du peuple était d’abord de nature sociologique. Tout aussi
décisive, la deuxième faiblesse du mouvement est précisément ce qui lui a
valu sa popularité à l’Ouest. En donnant l’impression de vouloir
importer le modèle occidental, il s’est coupé de ses racines chinoises.
Son langage et ses symboles trahissaient un désir d’imitation qui
comblait d’extase la presse occidentale tout en exaspérant les patriotes
chinois : «Ces étudiants ont emprunté leur gestuelle à l’Occident :
comme si c’était le principal bienfait retiré de leur séjour dans les
universités d’outre-mer. Sit-in, happening, grève de la faim, calicots
sont des bizarreries importées ; les slogans sont rédigés en anglais. Le
geste illustre de Churchill, deux doigts levés en forme de V, n’a aucun
sens en Chine et ne correspond même pas à un caractère chinois. Le soir
venu, les jeunes allument simultanément un briquet, symbole de lumière :
geste imité des fans dans les concerts-pop d’Occident. Autant de
circonstances aggravantes : elles offensent l’orgueil national dont le
pouvoir est dépositaire».9
Bruno Guigne
Notes
- Alain Peyrefitte, La Tragédie Chinoise, in De la Chine, Omnibus, 1997, p. 1073.
- Gilles Guiheux, La République populaire de Chine, Belles Lettres, 2018, p. 118.
- Nury Vittachi, «How psy-ops warriors fooled me about Tiananmen Square : a warning», Friday, 4 juin 2022.
- «The Tian’amen Square Massacre, The West most persuasive, most pervasive Lie», Mango Press, 4 juin 2021.
- Nury Vittachi, op. cit.
- Ibidem.
- Alain Peyrefitte, op. cit., p. 1104.
- «The Tian’amen Square Massacre, The West most persuasive, most pervasive Lie», Mango Press, 4 juin 2021.
- Alain Peyrefitte, op. cit., p. 1088
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