Il est parfois bon de faire preuve de rigidité. Bernard Cazeneuve a toujours rejeté les alliances avec l’extrême gauche et il n’était pas question pour ces législatives inédites de faire une exception. Il a donc dit non, haut et fort, au Nouveau Front populaire, incarnant, un peu seul, une gauche républicaine refusant de fermer les yeux sur les outrances, l’antisémitisme et les discours communautaristes d’une partie de La France insoumise, notamment.
Son intransigeance, l’ancien Premier ministre ne s’en défait pas non plus quand il s’agit d’examiner les comportements de nos responsables politiques, tous bords confondus. Selon lui, c’est à eux et à eux seuls que revient la responsabilité du malaise éprouvé par certains citoyens à l’encontre de nos institutions. Cazeneuve n’oublie personne, pas même nos présidents : "Lorsque les présidents de la République deviennent ministres de tout et de ce fait, ne sont plus président de rien, c’est leur comportement, leur relâchement qui sont critiquables et non les institutions qui furent jadis capables d’engendrer, à leur tête, d’autres comportements." Un scepticisme qui, au fond, est aussi un optimisme : point de grands chantiers institutionnels nécessaires pour sauver la République, il suffit que les élus, ministres, présidents, renouent avec des pratiques et une conduite tournées vers l’intérêt collectif.
L'Express : Les institutions nous protègent-elles encore contre le réel ?
Bernard Cazeneuve : Sincèrement, je le crois et d’ailleurs nos institutions voulues par le général de Gaulle sont bien réelles. Même si certains aspects du réel, par leurs formes sournoises ou leur extrême violence contribuent à les mettre à mal.
Au cours des quinze dernières années, la France a dû faire face à un enchaînement de crises graves qui ont éprouvé, comme rarement dans son histoire, sa capacité de résilience. La crise bancaire et financière de la fin des années 2000, par sa dimension tellurique et mondiale, a sondé la capacité des Etats à réguler la finance internationale et à demeurer souverains face à ses dérèglements. La crise terroriste, dès 2012, a mis à l’épreuve l’unité et l’indivisibilité de la nation, en tentant de fracturer, en France et ailleurs, les sociétés démocratiques, après y avoir semé les ferments de la discorde. La pandémie qui a frappé la planète, au début des années 2020, a constitué un saut dans l’inconnu, face auquel la science et les institutions publiques ont montré leur réactivité pour sauver des vies, garantir l’accès aux soins et aux vaccins et épargner l’économie des conséquences des perturbations graves engendrées par le virus, sur la vie des entreprises.
“Il est arrivé parfois que des acteurs politiques, pris au piège de leur entre-soi et déconnectés du monde réel, malmènent les institutions”
L’Etat a donc tenu, en dépit de la violence des chocs du réel, et les institutions ont fonctionné régulièrement, en permettant à ceux qui se trouvaient à leur tête de remplir normalement leur mission. En prenant davantage de recul historique, nul ne peut nier que les institutions de la Ve République ont donné à la France, pendant près de soixante-dix années, une stabilité politique dont le régime des partis, sous la IVe République, ou le parlementarisme convulsif et parfois turbulent de la IIIe l’avaient privée. Par la stabilité institutionnelle, la France a pu surmonter le défi de la décolonisation, lancer les grands programmes d’industrialisation du pays, assurer son indépendance par la mise en œuvre de la dissuasion. Tout cela s’est fait sans rendre impossible l’alternance, ni sans compromettre le bon fonctionnement des pouvoirs publics en période de cohabitation.
En revanche, il est arrivé parfois que des acteurs politiques, pris au piège de leur entre-soi et déconnectés du monde réel, malmènent les institutions. Lorsque le Parlement devient un théâtre d’ombres parce que les comportements politiques s’y abaissent, que l’irrespect puis la violence s’y installent, que les citoyens s’en désolent, ce n’est pas la Ve République qui est en cause, mais ce qu’il est advenu d’elle sous l’effet de la numérisation de la vie publique et d’une perte du sens de la Nation ou de l’Etat. Lorsque le gouvernement se transforme en une camarilla de valets technocratisés et dociles, ce ne sont pas les pouvoirs qui lui sont dévolus depuis 1958 qui posent problème, mais une dérive progressive des pratiques au sommet de l’Etat, pour partie sous l’effet du quinquennat. Lorsque les présidents de la République deviennent ministres de tout et de ce fait, ne sont plus président de rien, c’est leur pratique, leur comportement, leur relâchement qui sont critiquables et non les institutions qui furent jadis capables d’engendrer, à leur tête, d’autres comportements. Bref, en France, lorsque la médiocrité domine on explique que les institutions sont à bout de souffle et que le temps est venu d’en changer. Ce qui dispense ceux qui les ont le plus abîmées d’avoir à rendre des comptes.
A contrario, une partie de la population ne perçoit plus les institutions dans leur vie quotidienne (justice, services publics, police, écoles…). Elles sont devenues pour eux presque invisibles. Comment convaincre qu’elles existent et que leur vote aura des conséquences sur ces institutions ?
Il faut distinguer les institutions politiques – c’est-à-dire les pouvoirs constitués centraux et les collectivités locales, à la tête desquelles se trouvent des élus investis de la légitimité du scrutin – des services publics qui procèdent de l’action de ses élus, mais s’en distinguent par le fait qu’ils sont perçus par les citoyens comme indispensables à leur protection. Beaucoup de ceux qui s’affranchissent du devoir de voter, en se réfugiant dans l’abstention, ne concevraient pas de faire l’impasse sur le combat pour le maintien de l’hôpital ou de l’école maternelle, là où ils résident. Dans un pays où l’Etat a préexisté à la nation et où la nation s’est incarnée dans l’Etat, l’affaiblissement des services publics signifie la perte de sens et de puissance de l’Etat, dont la responsabilité est imputée à ceux qui le dirigent. Or les services publics sont invisibilisés par les effets de la mondialisation, par une lente désindustrialisation et un processus de relégation territoriale dont les populations les plus vulnérables s’estiment être les victimes. Le sentiment d’abandon éloigne des urnes et rapproche de la colère. L’abstention et les votes pour les extrêmes en résultent. La crise du politique vient pour partie de là, renforçant, il est vrai, le sentiment que les institutions et l’exercice du pouvoir isolent et rendent les élites indifférentes à la souffrance du peuple.
Quels doivent être les garde-fous de la République ?
La République ne fonctionne bien et ne dure que si trois conditions sont réunies. Il faut d’abord que le pouvoir s’assume et s’exerce et que ceux qui sont investis de sa responsabilité aient conscience que leur autorité dépend autant de leur comportement face au peuple et du respect dans lequel ils le tiennent, que des pouvoirs dont ils sont investis par la Constitution. Il faut ensuite que par la disposition des choses, le pouvoir arrête le pouvoir et que la délibération collective, la recherche des compromis utiles – autrement dit la sagesse – tempèrent l’égotisme. Il faut enfin un sens profond des valeurs républicaines, qui sont au fondement de notre vivre-ensemble et une capacité à rassembler le peuple autour de leur défense.
Pour redonner aux institutions le souffle qui leur fait défaut, il faut que le président de la République retrouve sa posture arbitrale et sorte de la verticalité et de la solitude extrêmes dans lesquelles sa pratique du pouvoir l’a enfermé, pour redevenir le garant de l’essentiel, c’est-à-dire l’unité de la nation et la sauvegarde de ses intérêts supérieurs. De son côté, le Parlement doit quant à lui pouvoir légiférer plus efficacement de sorte à dégager plus de temps et de moyens pour l’exercice de ses prérogatives de contrôle. Enfin, le rôle des corps intermédiaires doit être consacré, dans un pays où le passage en force a le plus souvent prévalu sur la délibération collective, la recherche du compromis utile à la conduite de grandes réformes permettant d’engranger des progrès, notamment sociaux.
Quelles différences de dangers représentent l’extrême droite et l’extrême gauche pour les institutions ?
La France est le produit de cette construction politique singulière qui, encore une fois, a vu l’Etat préexister à la nation et la nation s’incarner dans l’Etat. Plus tard la République a donné à l’un et à l’autre un creuset de valeurs qui a permis de garantir l’autorité de l’Etat d’une part, mais aussi l’unité et l’indivisibilité de la nation d’autre part, dans un respect absolu des principes de l’Etat de droit – dont l’indépendance de la justice et le pluralisme conjugué à la liberté d’expression –, sans lequel il n’est pas de démocratie qui dure. Voilà ce que nous devons chérir et préserver à tout prix. Le Rassemblement national feint de vouloir préserver cet ensemble, et pour nous en convaincre, se pare de toutes les apparences de la respectabilité. Dans une opération de dissimulation intelligemment orchestrée, il veut nous persuader de la réalité d’une mue : ainsi une organisation dont les fondateurs ont été sevrés du lait de la collaboration et de l’OAS, dans un racisme et un antisémitisme revendiqués, aurait tout oublié de ses origines, au point d’avoir changé de nature. Qui peut y croire ? Et qui peut oublier que les dirigeants du RN fréquentèrent, au cours des dernières années, tous les leaders des formations de l’extrême droite européenne, de l’AFD allemande au parti de Viktor Orban, qui ont en partage leur hostilité au projet européen, à la démocratie et à l’Etat de droit.
Quant à l’extrême gauche, la jubilation affichée du NPA face à l’attaque d’un commissariat à La Courneuve en mars 2024, la théorisation de la consubstantialité de la violence à la police par les leaders de LFI, la mansuétude de ces partis à l’égard de dictateurs qu’il s’agisse de Poutine ou de Maduro, leurs ambiguïtés maintes fois pointées sur la question de l’antisémitisme ou du communautarisme témoignent qu’il ne faut rien attendre, non plus, de cette mouvance pour protéger l’Etat de droit, la liberté et les valeurs que nous avons en partage. Voilà pourquoi la défense des valeurs doit présider aux alliances et non l’inverse. Ce n’est pas là affaire de morale seulement, c’est surtout un gage d’efficacité politique si on veut toutefois protéger la France de l’avènement du pire.
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