Un grand débat s’est ouvert à l’occasion de la mise en cause de Netanyahou et de son ministre de la défense par la Cour Pénale Internationale (CPI, Criminel Court [ICC] en anglais). Ce grand débat porte sur la question de la souveraineté des États face aux affirmations supranationales, sinon globalistes (et même “hyper-globalistes”) de la CCI en tant qu’organe qui se juge investi du droit d’enquêter sur toute personnalité qu’il estime susceptible d’avoir commis des crimes punis par la législation supranationale.
On peut observer la réaction la plus violente encore plus aux États-Unis qu’en Israël, par exemple sous la forme de cette remarque lapidaire du sénateur Lindsay Graham, à destination de ses collègues du Congrès avec lesquels il entend bien faire voter des textes décisifs et prendre des mesures (de sanction, bien entendu), notamment contre le procureur Khan :
« Nous devons, –tous ensemble, je l’espère, – marquer notre désaccord avec la ICC sinon, après Israël ce sera notre tour. »
Cette agitation n’est pas le fait du seul Graham. Quasiment toute la classe politique US est sur le point d’exploser, à commencer par l’inimitable président qualifiant d’« outrageante » la décision de monsieur le procureur Khan, qui a mis en place l’action contre Netanyahou.
La réaction russe est, elle, “intéressante”, dans la mesure où les Russes ont déjà eu à subir récemment les foudres de la Cour, en la personne de leur président alors que la Russie, – tout comme les USA, – ne reconnaît pas les décisions de la ICC puisqu’elle n’a pas adhéré à l’organisation. L’intérêt russe est plutôt du type ironique, par la voix du porte-parole de Poutine Dimitri Pechkov :
« “La situation est plus que curieuse avec l'attitude des États-Unis et leur volonté d'utiliser des méthodes de sanctions même en relation avec la CPI... Très intéressant”, a déclaré Pechkov aux journalistes mardi.
» Le porte-parole a précisé que la Russie ne reconnaissait pas les décisions de la CPI, mais qu'elle “observait attentivement” l'évolution de la situation. »
Le débat est extrêmement large et d’une grande profondeur. Pour l’instant, on notera chez les Russes et chez les américanistes deux attitudes très différentes :
• Les Russes considèrent cette affaire du ICC/CPI d’un point de vue très relatif, selon les pays concernés et leurs intérêts. Ils n’y voient pas de principe essentiel mis en cause. Leur réaction est celle d’un pays qui a l’habitude de subir des pressions et des attaques de la part d’ingérences étrangères et de manœuvres d’isolement.
• Les américanistes trépignent d’horreur en croyant voir les principes les plus sacrés engagés, bien qu’ils ne fassent pas partie de ces organisations. ? Quels principes ? Par exemple, Karine Bechet-Golovko, en citant le ‘Speaker’ Mike Johnson qui ne cesse de nous étonner, nous explique dans RT-France que le principe essentiel mis en cause du point de vue US n’est rien d’autre, c’est-à-dire rien de moins, que la Pax Americana :
« Le président de la Chambre, Mike Johnson, a parfaitement formulé le risque existentiel pour la Pax Americana en général et les États-Unis en particulier si la CPI va jusqu’au bout :
» “Il est désolant que la Cour pénale internationale soit, semble-t-il, en train de planifier l’émission de mandats d’arrêt sans fondement et illégitimes contre le Premier ministre Netanyahou et contre d’autres hauts-responsables israéliens [...]. Une telle initiative sans foi ni loi viendrait saper directement les intérêts des États-Unis en matière de sécurité nationale. Si elle devait ne pas être défiée par l’administration Biden, la CPI se doterait d’un pouvoir sans précédent concernant l’émission de mandats d’arrestation contre les leaders politiques américains, contre les diplomates américains, contre les personnels militaires américains, mettant donc ainsi en péril l’autorité souveraine de notre pays.” »
La ‘Pax Americana’ décrit comme un “principe” ? L’idée est, comme dirait Pechkov, « intéressante ».
Le Frankenstein “hyper-globaliste”
Justement, l’article de Bechet-Golovko, commentatrice conservatrice et souverainiste résidant à Moscou et soutenant Poutine qu’elle ne trouve pourtant pas assez dur, est un excellent exercice pour notre propos. Juriste de formation et de profession, elle s’exclame d’horreur devant cette prétention du ICC/CPI et sa prétention “hyper-globaliste” de légiférer et de juger au-dessus des peuples, dans les affaires intérieures des peuples. Ce “monstre” fut pourtant voulu par les USA, sans d’ailleurs leur adhésion et donc leur soumission à son autorité, et décrit d’une façon originale :
« Dès le départ, la CPI a été conçue comme un instrument permettant de garantir un certain ordre, servant les intérêts atlantistes et la vision globaliste. Comme le révèle le procureur Khan à CNN, un responsable américain lui aurait dit, je cite, que “ce tribunal est fait pour juger l’Afrique et les voyous comme Poutine”. Autrement dit, il doit agir sur injonction, afin de préserver les intérêts américains, puisque ce sont eux qui dirigent ce monde globaliste, atlantico-centré. »
C’est là que se situe une contradiction du type qu’on a désormais l’habitude de rencontrer, et qui démontre à chaque occasion l’extraordinaire originalité de la GrandeCrise. Cet événement incommensurable rebat systématiquement toutes les anciennes connexions et les antagonismes, sans présenter pour l’instant aucun modèle stable.
Bechet-Golovko est évidemment d’une façon constante et appuyée contre l’ ‘Empire’ et toutes ses œuvres américanistes. En attaquant le ICC/CPI comme sa logique juridique et idéologique l’y pousse, elle se retrouve pourtant au côté de l’ ‘Empire’. Cela nous vaut un dernier paragraphe de conclusion qui éclaire sans nul doute le poids énorme de cette contradiction :
« Le monde est face à un danger d’une ampleur encore inconnue et dans ce combat, les États-Unis et la Russie se trouvent dans le même camp : celui des États, qui entendent défendre leur souveraineté. Si les responsables américains finissent par comprendre que la guerre qu’ils mènent en Ukraine est une erreur stratégique, voire existentielle pour eux, puisqu’elle légitime la fin des États (dont ils font partie) et le transfert du pouvoir vers des institutions non démocratiques supra-étatiques, alors qu’ils ne sont plus en mesure de les contrôler, une alliance sacrée avec la Russie pourrait permettre de sortir de cette crise et de refonder les relations entre les pays sur des bases plus équitables ... et plus pacifiques. Mais y a-t-il encore aux États-Unis des élites politiques et gouvernantes suffisamment fortes pour sortir de cette matrice ultra-globaliste ? »
Pour notre compte, nous nous écartons complètement de cette logique, mais aussi de cette contradiction qui ne nous concerne pas. Avec les USA, la notion de “souveraineté” est faussée, brisée, charcutée, comme tout ce qui caractérise la notion d’État-nation sur le modèle westphalien de 1648. On sait d’ailleurs que nous nous opposons complètement à l’appréciation selon laquelle les USA est un pays figurant dans l’histoire et, de ce fait, fondé à se définir comme un État-nation. Encore récemment (le 18 mai), nous rappelions ce fait en citant Constantin von Hoffmeister écrivant à propos de l’Amérique :
« Contrairement à l’Europe, qui est passée à la modernité à partir d’une riche histoire prémoderne, l’Amérique est née directement dans la modernité, incarnant une société purement conceptuelle basée sur l’individualisme. Ce fondement individualiste a donné naissance à une culture hautement libérale, dans laquelle l’individu évolue comme un Dasein isolé. L’anthropologie et les sciences sociales modernes, qui assimilent “l’humanité” à l’individu, sont restées figées sur ce concept. La fixation de l’Amérique sur l’individu a conduit à un mode d’existence superficiel, dépourvu de la profondeur de l’être historique qui caractérise les sociétés européennes. »
La difficuté d’être au côté des USA
Dès lors que les USA considère comme le dit Johnson, comme un principe du susdit État-nation la Pax Americana, – et l’on sait bien ce que cela signifie : la mise en asservissement de tous les États-nations, – nous sortons de la possibilité de toute discussion logique sur ce sujet. Cela n’est qu’un exemple parmi d’autres conceptions selon lesquelles les USA ne sont pas un État-nation selon la définition classique du terme, même s’ils ont des ambitions et des intérêts “nationaux”, – et quelles ambitions, et quels intérêts d’ailleurs !
Au contraire pour le cas qui nous occupe, les craintes des USA sont une assez bonne affaire pour la Russie, qui respecte le Droit comme moyen de faire respecter un certain ordre, mais n’en fait certainement pas le Deux ex machina de toutes choses. (L’invasion de l’Ukraine est justement un exemple de la relativité de l’intervention du Droit dans la définition de l’État-nation.) Selon les circonstances, les Russes font référence d’abord au rapport de force et aux constantes historiques, qui permettent d’assurer les relations, et éventuellement aux démarches qui font appel à des inspirations spirituelles et religieuses.
De ce point de vue complètement essentiel, la proposition de Bechet-Golovko nous paraît irréaliste. D’ailleurs, elle se place dans la catégorie où les Russes ont dénoncé depuis au moins le début 2022 toute possibilité d’entente avec les USA qui comprendrait un élément de confiance que seule l’appartenance à la même catégorie structurelle et historique pourrait garantir... Il s’agit du constat souvent fait qu’on ne peut être l’allié des USA : on est leur vassal ou bien leur adversaire, effectif ou potentiel. Cela signifie simplement qu’une proximité extrême des USA implique une perte totale d’identité, c’est-à-dire un renoncement à prétendre être un État-nation.
La globalisation, de la Modernité au nihilisme
Dans tous les cas, ces divers aspects de la situation s’inscrivent dans le constat général d’une crise profonde du concept d’État-nation, comme il y a une crise du souverainisme par conséquent. En effet, se référer aux définitions classiques conduit la plupart des souverainistes (en France notamment) à se trouver au côté de Zelenski contre les Russes, alors que Zelenski, si on le considère comme autre chose qu’un bandit corrompu et égaré dans les grands chemins de la politique, représente le porte-drapeau de la Modernité contre les valeurs de la Tradition ; donc, justement, un agent de la globalisation du même type qui est dénoncé dans le cas du procureur Khan et de la CPI.
Notre conception est clairement et avant toutes choses que s’il reste de très nombreux “globalistes”, ils sont devenus de complets nihilistes, simplement acharnés à détruire et à déconstructurer parce qu’ils n’ont plus rien à défendre ni à proposer. Il y a déjà quelques années que la globalisation a complètement échoué et n’est plus qu’un mot servant à désigner les rescapés de la Modernité contraints au nihilisme absolu. De même, la CCI, qui était une créature des USA, n’est pas devenue un monstre hyper-globaliste mais une structure errante, un Frankenstein qui serait presque sympathique parce qu’il a échappé à ceux qui l’avaient fabriqué. Il s’agit d’en faire bon usage et, en ce moment, les adversaires de la Modernité ne devraient pas être trop mécontents.
On sait et l’on sent qu’il y a déjà quelques décennies que le concept d’État-nation est en crise terminale. Diverses voies nouvelles sont envisagées, explorées, interrogées, comme par exemple celle de l’État-civilisation :
« L'État-civilisation (‘civilization state’) est un concept apparu au cours des années 1990 et décrivant au départ la situation de la Chine et de la Russie. Il vise des États pouvant, en s'appuyant sur leur culture et leur histoire de longue durée, constituer une sphère d'influence allant au-delà de leur territoire national ou de leur groupe ethnolinguistique. L’État-civilisation est présenté comme étant appelé à prendre le dessus sur le modèle occidental de l’État-nation qui serait périmé. Cette notion peut également s'appliquer à l’Inde, à la Turquie et à l'Iran. »
Mais le plus sûr, finalement est qu’au plus on se rapproche du nœud gordien de notre GrandeCrise, au plus on découvre que l’on ne sait rien et que l’on ne peut rien savoir de l’’avenir le plus proche. Douguine, le philosophe-clef qui développe la métaphysique géopolitique, le reconnaissait sans ambages il y a six semaines :
« La Russie s'est soudain trouvée en guerre contre tout cela. Sans le vouloir, sans le comprendre, sans s'y préparer, sans le calculer. Une main invisible a mis la Russie dans la position où elle se trouve aujourd'hui. Et maintenant, contre toute attente, nous allons devoir, – institutionnellement ! – répondre à tous les défis de la civilisation de l'Antéchrist... »
C’est dans cette mer déchaînée, entre les “rugissants” et les “hurlants” que se trouve notre destin. C’est dans cet enfer indompté dans se débat la CCI/CPI :
« entre les “Quarantièmes rugissants” et les “Cinquantièmes hurlants” des latitudes correspondantes vers le Sud extrême des étendues glacées où jamais le vent ne s’arrête de souffler et la mer de déferler, où les marins disent qu’au-delà vers l’au-delà du Sud Dieu n’est plus.[...]
» ...un vieux dicton des vieux marins des Temps Anciens disait de ces terribles latitudes d’un Sud ressemblant à l’Enfer glacé : “Sous les 40 degrés, il n’y a plus de loi, mais sous les 50 degrés, il n’y a plus de Dieu”. »
A nous d’en retrouver, – loi et Dieu, – ceux qu’on voudra bien mettre à notre portée...
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