Si l’on se réfère à ce que j’ai écrit en 2012, au milieu de ce que l’on a appelé le printemps arabe et de ses conséquences, il est frappant de constater à quel point la région a changé. Elle est aujourd’hui réorientée à près de 180°. À l’époque, j’affirmais :
Le “réveil” du printemps arabe prend une tournure très différente de l’excitation et de la promesse qu’il suscitait initialement. Issu d’un vaste élan populaire, il est de plus en plus compris, et craint, comme une “révolution culturelle” contre-révolutionnaire naissante – une re-culturation de la région en direction d’un canon normatif qui vide de leur substance les grandes espérances initiales…
Cet élan populaire associé au “réveil” a maintenant été subsumé et absorbé dans trois projets politiques majeurs associés à cette poussée pour réaffirmer [la primauté sunnite] : un projet des Frères musulmans, un projet saoudo-qatari-salafiste et un projet [djihadiste radical].
Personne ne connaît vraiment la nature du [premier projet], celui de la confrérie – s’il s’agit d’une secte ou d’un courant dominant … Ce qui est clair, cependant, c’est que le ton de la confrérie, partout, est de plus en plus celui d’une revendication sectaire militante. Le projet conjoint saoudo-salafiste a été conçu pour contrer directement le projet des Frères – et [le troisième] est le radicalisme sunnite intransigeant [wahhabisme], financé et armé par l’Arabie saoudite et le Qatar, qui vise non pas à contenir, mais plutôt à remplacer le sunnisme traditionnel par la culture du salafisme, c’est-à-dire qu’il cherche la “salafisation” de l’islam sunnite traditionnel.
Tous ces projets, même s’ils se recoupent en partie, sont fondamentalement concurrents les uns des autres. Et [ils] ont été attisés au Yémen, en Irak, en Syrie, au Liban, en Égypte, en Afrique du Nord, au Sahel, au Nigeria et dans la corne de l’Afrique.
Les Iraniens interprètent de plus en plus l’humeur de l’Arabie saoudite comme une soif de guerre, et les déclarations du Golfe ont souvent ce côté hystérique et agressif . Un récent éditorial du journal saoudien al-Hayat déclarait ainsi : “Le climat au sein du CCG [Conseil de coopération du Golfe] indique que l’on se dirige vers une confrontation CCG-Irano-Russe sur le sol syrien, semblable à ce qui s’est passé en Afghanistan pendant la guerre froide. Bien entendu, la décision a été prise de renverser le régime syrien, car il est vital pour l’influence régionale et l’hégémonie de la République islamique d’Iran” .
C’était à l’époque. Le paysage est bien différent aujourd’hui : les Frères musulmans ne sont plus qu’un “roseau brisé” ; l’Arabie saoudite a effectivement “éteint les lumières” du djihad salafiste et se concentre davantage sur le tourisme, et le Royaume a désormais conclu un accord de paix avec l’Iran (négocié par la Chine).
Comme je l’ai écrit en 2012, “le changement culturel visant à réimaginer une politique musulmane sunnite plus large” a toujours été un rêve américain, remontant au document politique “Clean Break” de Richard Perle en 1996 (un rapport qui avait été commandé par le Premier ministre israélien de l’époque, Netanyahou). Il trouve ses racines dans la politique britannique de l’après-seconde guerre mondiale, qui consistait à transplanter les solides familles notables de l’ère ottomane dans le Golfe pour en faire une strate dirigeante anglophile au service des intérêts pétroliers occidentaux.
Mais regardez ce qui s’est passé…
Une mini-révolution : entre-temps, on a eu le “retour d’exil” de l’Iran qui s’est fermement ancré en tant que “puissance régionale” . Il est désormais le partenaire stratégique de la Russie et de la Chine. Et les États du Golfe sont aujourd’hui plus préoccupés par les “affaires” et la technologie que par la jurisprudence islamique. La Syrie, cible de l’Occident et paria de la région, a été accueillie en grande pompe au sein de la sphère arabe de la Ligue arabe, et la Syrie est en passe de retrouver son ancienne place au Moyen-Orient.
Ce qui est intéressant, c’est que même à l’époque, des indices du conflit à venir entre Israël et les Palestiniens étaient apparents ; comme je l’ai écrit en 2012 :
Ces dernières années, nous avons entendu les Israéliens insister sur leur demande de reconnaissance d’un État-nation spécifiquement juif, plutôt que d’un État israélien en tant que tel. Un État juif qui, en principe, resterait ouvert à tout Juif cherchant à revenir : la création d’une “oumma juive” , en quelque sorte.
Aujourd’hui, il semble que nous ayons, au moins dans la moitié occidentale du Moyen-Orient, une tendance miroir, demandant le rétablissement d’une nation sunnite élargie – représentant la “destruction” des derniers vestiges de l’ère coloniale. Verrons-nous la lutte s’incarner de plus en plus dans une lutte primordiale entre les symboles religieux juifs et islamiques – entre al-Aqsa et le Mont du Temple ?
Il semble qu’Israël et les territoires qui l’entourent s’orientent vers un langage qui les éloigne des concepts sous-jacents, largement laïques, par lesquels ce conflit a traditionnellement été conceptualisé. Quelle en sera la conséquence lorsque le conflit, par sa propre logique, deviendra un affrontement de pôles religieux ?
Qu’est-ce qui a motivé ce virage à 180° ? L’un des facteurs a certainement été l’intervention limitée de la Russie en Syrie pour empêcher une poussée djihadiste. Le deuxième facteur a été l’apparition de la Chine sur la scène en tant que partenaire commercial véritablement gargantuesque – et médiateur potentiel – précisément au moment où les États-Unis ont commencé à se retirer de la région (au moins en termes d’attention qu’ils lui accordent, si cela ne se traduit pas (encore) par un départ physique substantiel).
Le dernier point – le retrait militaire des États-Unis (Irak et Syrie) – semble toutefois être assuré, reste à en connaître la date. Tout le monde s’y attend.
En clair, nous avons vécu un “pivot de l’histoire” à la Mackinder : la Russie et la Chine – ainsi que l’Iran – prennent lentement le contrôle du Heartland (tant sur le plan institutionnel qu’économique), tandis que l’influence de l’Occident s’amenuise.
Le monde sunnite, inéluctablement et avec méfiance, se rapproche des BRICS. En effet, les pays du Golfe se sont retrouvés dans l’embarras à cause des “accords d’Abraham” qui les liaient à la technologie israélienne (qui, à son tour, canalisait vers eux une quantité considérable d’“argent gratuit” provenant de Wall Street). Le “présumé génocide” (d’après les termes de la CIJ) d’Israël à Gaza enfonce lentement un pieu dans le cœur du “business model” des pays du Golfe.
Mais un autre facteur clé a été la diplomatie intelligente menée par l’Iran. Il est facile pour les faucons occidentaux contre l’Iran de décrier la politique et l’influence de l’Iran dans la région – après tout, la République islamique est impénitente et “non conforme” aux objectifs des États-Unis et aux ambitions pro-israéliennes dans la région. À quoi d’autre pouvait-on s’attendre, si ce n’est à une riposte, lorsque tous les “tirs” occidentaux étaient concentrés sur la République islamique et l’encerclaient ?
Pourtant, l’Iran a suivi une voie astucieuse. Il n’est PAS entré en guerre contre les États arabes sunnites en Syrie, comme cela avait été envisagé en 2012. Au contraire, il a tranquillement poursuivi une stratégie de diplomatie, de sécurité et de commerce avec les États du Golfe. L’Iran a également réussi à se libérer en partie des effets des sanctions occidentales. Il a rejoint les BRICS et l’OCS et a acquis une nouvelle “profondeur spatiale” économique et politique.
Que les États-Unis et l’Europe le veuillent ou non, l’Iran est un acteur politique régional majeur et il se trouve au sommet, avec d’autres, de la coalition des mouvements et des fronts de résistance qui ont été tissés grâce à une diplomatie astucieuse pour travailler en étroite collaboration les uns avec les autres.
Cette évolution est devenue un “projet” stratégique essentiel : les sunnites (Hamas) et les chiites (Hezbollah) sont associés à d’autres “fronts” dans une lutte anticoloniale pour la libération sous le symbole non sectaire d’Al-Aqsa (qui n’est ni sunnite, ni chiite, ni Frères musulmans, ni salafiste, ni wahhabite). Elle représente plutôt l’histoire de la civilisation islamique. Oui, ceci est aussi, à sa manière, eschatologique.
Cette dernière réalisation a largement contribué à limiter la menace d’une guerre totale dans la région (mais je croise les doigts…). L’intérêt de l’axe iranien et de la Résistance est double : premièrement, conserver le pouvoir de calibrer soigneusement l’intensité du conflit – en l’augmentant ou en le diminuant en fonction des besoins ; et deuxièmement, conserver autant que possible entre leurs mains la domination de l’escalade.
Le deuxième aspect englobe la patience stratégique. Les mouvements de résistance comprennent bien la psyché israélienne – par conséquent, AUCUN réflexe pavlovien aux provocations israéliennes n’est accepté. Il s’agit plutôt d’attendre et de compter sur Israël pour fournir le prétexte à toute nouvelle escalade. Israël doit être perçu comme l’instigateur de l’escalade – et la résistance comme une simple réponse. L’œil doit être fixé sur la psyché politique de Washington.
Troisièmement, l’Iran tire sa confiance pour poursuivre son “avancée” d’une innovation majeure dans la guerre asymétrique et dans la dissuasion contre Israël et l’Occident. Les États-Unis peuvent bien souffler, mais l’Iran a eu l’assurance, tout au long de cette période, que les États-Unis connaissaient parfaitement les risques associés à la tentative de “faire sauter la maison” .
Les réalistes occidentaux ont tendance à croire que la “puissance” est une simple fonction de la taille de la population nationale et du PIB. Ainsi, compte tenu de la disparité de la puissance aérienne et de la puissance de feu, le Hezbollah ne peut en aucun cas s’attendre à “sortir vainqueur” face à Israël, une entité beaucoup plus riche et plus peuplée.
Cet angle mort est l’“allié” silencieux de la Résistance. Il empêche l’Occident (pour l’essentiel) de comprendre ce pivot de la pensée militaire.
L’Iran et ses alliés ont un point de vue différent. Ils considèrent que la puissance d’un État repose sur des éléments intangibles plutôt que sur des éléments tangibles : la patience stratégique, l’idéologie, la discipline, l’innovation et le concept de leadership militaire défini comme la capacité à jeter un sort “magique” sur les hommes afin qu’ils suivent leur commandant, y compris jusqu’à la mort.
L’Occident dispose (ou disposait) de la puissance aérienne et d’une supériorité aérienne incontestée, mais les fronts de résistance ont leur solution en deux étapes. Ils fabriquent leurs propres drones en essaim assistés par l’IA et leurs missiles intelligents qui volent au ras du sol. C’est leur force aérienne.
La deuxième étape consisterait naturellement à mettre au point un système de défense aérienne à plusieurs niveaux (à la russe). La Résistance en dispose-t-elle ? Comme Bibi Lapin, elle garde le silence.
La stratégie sous-jacente de la Résistance est claire : l’Occident est trop investi dans sa domination aérienne et dans sa puissance de feu écrasante. Il privilégie les attaques rapides de type choc et d’effroi, mais s’épuise généralement très vite au début de la rencontre. Il est rarement en mesure de soutenir un assaut d’une telle intensité pendant une longue période.
Au Liban, en 2006, le Hezbollah est resté profondément enfoui dans le sol tandis que l’aviation israélienne le survolait. Les dégâts physiques en surface ont été considérables, mais les forces du Hezbollah n’ont pas été affectées et n’ont émergé qu’après coup. Ensuite, il y a eu les 33 jours de barrage de missiles du Hezbollah, jusqu’à ce qu’Israël annonce la fin de l’opération. Cette patience représente le premier pilier de la stratégie.
Le second est donc que, alors que l’Occident a une endurance de courte durée, l’opposition est entraînée et préparée à un conflit d’usure de longue durée – barrage de missiles et de roquettes jusqu’au point où la société civile ne peut plus en supporter l’impact. Le but de la guerre n’est pas nécessairement de tuer les soldats ennemis, mais plutôt de les épuiser et de leur insuffler un sentiment de défaite.
Qu’en est-il du projet opposé ?
En 2012, j’écrivais :
Il semble qu’Israël et [le monde islamique] marchent au pas vers [des récits eschatologiques], ce qui les éloigne des concepts sous-jacents, largement laïques, par lesquels ce conflit a traditionnellement été conceptualisé. Que se passera-t-il lorsque le conflit, par sa propre logique, deviendra un affrontement de pôles religieux ? [- Al-Aqsa contre le Mont du Temple].
Eh bien, l’Occident reste coincé à essayer de gérer et de contenir le conflit, en utilisant précisément ces “concepts largement séculiers” par lesquels ce conflit a été conceptualisé et géré (ou non géré, dirais-je). Ce faisant, et par le soutien de l’Occident (séculier) à une vision eschatologique particulière (qui se trouve chevaucher la sienne) plutôt qu’à une autre, il alimente involontairement le conflit.
Il est trop tard pour revenir à des modes de gestion séculiers ; le génie est sorti.
Alastair Crooke
Traduit par Zineb, relu par Wayan, pour le Saker Francophone
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