Andrzej Duda est intégré à l’un des gouvernements considérés universellement comme les plus pro-étasuniens et anti-russes de toute l’histoire, si bien qu’on ne pourrait pas l’accuser de “propager la propagande du Kremlin” sur ce sujet à scandale.
L’Oakland Institute a publié en février 2023 un rapport détaillé sous le titre : “Guerre et spoliation : la prise de contrôle des terres agricoles ukrainiennes“,
qui expliquait comment des sociétés étrangères ont clandestinement pris
le contrôle d’une part significative des exploitations agricoles
ukrainiennes en exploitant une loi libérale en connivence avec des
oligarques locaux. Ces découvertes ont fait des vagues à l’époque de la
publication du rapport, mais l’attention du grand public en a été
détourné après que des organes de communication occidentaux comme USA Today l’ont prétendument “debunké”.
Ces organes de communication occidentaux ont exploité la confusion dans l’esprit des visiteurs des médias sociaux entre contrôle direct et prises d’intérêts indirectes pour jeter le discrédit sur le rapport de l’Oakland Institute, si bien que l’opinion publique s’en est détournée. Qui aurait pu deviner que ce serait rien moins que la personne du président polonais, Andrzej Duda, qui allait lui insuffler une nouvelle vie au travers d’une interview menée par la radio et télévision nationale lituanienne ? Il était en train d’exposer les problèmes que connaît la Pologne en raison des importations agricoles ukrainiennes au moment où il a lâché cette bombe :
J’aimerais attirer particulièrement votre attention sur l’industrie agricole, qui n’est pas vraiment exploitée par des Ukrainiens : elle est contrôlée par de grandes entreprises d’Europe occidentale et des États-Unis. Si nous examinons aujourd’hui qui possède la majorité de ces terres, il ne s’agit pas d’entreprises ukrainiennes. Cette situation est paradoxale, et il ne faut pas s’étonner de voir les agriculteurs [polonais, NdT] se défendre par leurs propres moyens, car ils ont investi dans leurs exploitations en Pologne […] et les productions agricoles bon marché en provenance d’Ukraine se révèle particulièrement néfaste pour eux.
Chacun sait que Duda représente l’un des gouvernements les plus pro-étasuniens et les plus anti-russes de toute l’histoire, si bien qu’on ne saurait l’accuser de “propager la propagande du Kremlin”. Il n’aurait donc jamais confirmé cette affirmation spectaculaire — que la plus grande partie des terres agricoles ukrainiennes sont détenues par des sociétés étrangères, cette propriété étant formalisée sous forme de prises de participations dans des entreprises nationales, en exploitation d’une loi libérale votée en connivence avec des oligarques locaux — s’il ne disposait pas de faits établis par des experts polonais pour soutenir ce discours.
Ce développement devrait provoquer un regain d’intérêt envers les rapports déjà établis sur le sujet, comme celui de l’USAID : “le secteur privé, à la pointe de la réforme agraire, sur le point de débloquer le potentiel d’investissement de l’Ukraine“. Le rapport détaillé établi par Thomas Fazi pour Unheard en juillet 2023 : “Les capitalistes encerclent l’Ukraine : la guerre est en train de créer des opportunités de bénéfices colossaux“ est également digne d’intérêt. Mais le plus intéressant reste ce que Zelensky a déclaré lors du Forum Économique de Davos au mois de mai 2022. Selon ses propres mots :
Nous proposons un modèle de reconstruction spécial — d’une importance historique. Lorsque chacun des pays, villes ou entreprises partenaires disposeront de l’opportunité — une opportunité historique — de parrainer une région, une ville, une communauté ou une industrie particulière en Ukraine. La Grande-Bretagne, le Danemark, l’Union européenne et d’autres acteurs internationaux de premier plan ont déjà opté pour une direction spécifique de parrainage dans la reconstruction.
Un an plus tard, il a accueilli les dirigeants de BlackRock à Kiev, pour discuter de la création d’un fonds d’investissement et de reconstruction. Selon Zelensky, “Ce jour est historique car, depuis les tous premiers jours de l’indépendance, nous n’avions pas eu d’opportunités d’investissements aussi colossaux en Ukraine. Nous sommes fiers de pouvoir démarrer un tel processus… Nous serons en mesure de proposer des projets intéressants pour investir dans l’énergie, la sécurité, l’agriculture, la logistique, les infrastructures, la santé, les technologies de l’information, et de nombreux autres domaines.”
En résumé, le dirigeant ukrainien a bien proposé au mois de mai 2022 à Davos d’offrir aux entreprises un “parrainage” du complexe agricole ukrainien, parrainage qui était déjà en développement avant cela, mais a été fortement accéléré par la rencontre au mois de mai dernier avec les dirigeants de BlackRock. Ce parrainage s’est cristallisé en développant ces exploitations agricoles contrôlées de manière indirecte par des étrangers, entrant en concurrence frontale avec les exploitations polonaises, ce qui amène les exploitants agricoles polonais à manifester dans tout le pays et a débouché sur les derniers problèmes que l’on a pu constater dans les liens bilatéraux entre les deux pays.
La séquence d’événements détaillée jusqu’ici positionne un contexte autour du rapport émis à la mi-février sur les projets supposés du G7 pour désigner un émissaire en Ukraine, qui aurait d’évidence pour tâche de mettre en œuvre l’agenda de Davos si cela se produit, pérennisant ainsi particulièrement le contrôle étranger sur les terres agricoles ukrainiennes. Le rapport suggère également que le focus informel de l’Ukraine sur l’accroissement des exportations agricoles à destination de l’UE n’est pas simplement opportuniste, mais est en partie poussé par la préférence des entreprises étrangères pour des bénéfices rapides et fiables.
Jusqu’ici, l’Ukraine avait constitué une locomotive agricole pour le Grand Sud, mais elle a cédé ses parts de marché à la Russie sous le faux prétexte que Moscou appliquait un blocus sur la Mer Noire, ce qui a ensuite amené l’UE à supprimer temporairement les barrières commerciales dans l’objectif affiché de faciliter les exportations transitant par les territoires de ses États membres. En réalité, la Russie n’a jamais appliqué de blocus en Mer Noire, et presque toutes les céréales ukrainiennes qui sont entrées en UE sont restées, et n’ont pas transité vers les marchés traditionnels ukrainiens situés dans le Grand Sud.
Il est bien plus rapide pour l’Ukraine de vendre ses produits agricoles à l’UE voisine que de subir les durées qu’impliquent des exportations jusqu’en Afrique, sans compter que ces économies développées pratiquent forcément des paiements bien plus fiables que des pays en développement. Ces calculs évidents fonctionnent en opposition des intérêts polonais, et il va être très difficile pour ce pays de défendre son marché intérieur de ces importations au vu de la puissance des forces en jeu.
Il n’y a pas que le lobby agricole ukrainien qui veut disposer d’accès sans barrières douanières vers les marchés de l’UE, mais également les lobbies des sociétés étrangères qui contrôlent de manière indirecte le complexe agricole ukrainien. Ces derniers vont probablement se battre bec et ongles pour empêcher qu’un compromis sur l’adhésion espérée de l’Ukraine à l’UE puisse voir le secteur agricole de l’ancienne république soviétique exclu de tout accord. La Pologne a donc toutes les raisons de continuer d’attirer l’attention du monde sur ces relations troubles.
La seule chance de la Pologne de voir un tel compromis mis en œuvre est de continuer à éveiller au maximum les consciences sur le fait que “la plupart des terres” du secteur agricole ukrainien “sont détenues par de grandes sociétés en Europe occidentale et aux États-Unis”. La Pologne va se faire des ennemis très puissants, en mesure de s’ingérer dans les affaires intérieures polonaises pour se venger, mais la dernière interview en date de Duda suggère qu’il s’est préparé à faire face à leur colère pour protéger les intérêts nationaux objectifs de son pays.
Andrew Korybko
Traduit par José Martí, relu par Wayan, pour le Saker Francophone
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