Les simples contrôles routiers sans aucun motif de suspicion sont-ils une atteinte à la vie privée et au droit de circuler librement, voire de vagabonder ?
Ceux qui ne reconnaissent aucun suzerain
Les
vagabonds sont gens sans aveu. S'il y a eu toutes sortes de vagabonds
et de vagabondages, si l'errance, solitaire ou en bande, a eu toutes
sortes de fonctions sociales, s'il y a eu toutes sortes de
répressions ou de récupérations de la fugue, il n'y a guère
qu'une définition du vagabondage, à travers les temps et les lieux
:
Les vagabonds sont gens sans aveu. Au sens du droit féodal,
celui qui n'avoue pas, celui qui ne rend pas l'hommage, c'est celui
qui ne se reconnaît aucun suzerain, ou qu'aucun suzerain ne réclame,
ne se fixe donc nulle part, ne demande aucune protection et ne peut
prétendre à aucune. Son plaisir est de ne dépendre de personne,
son risque de n'être défendu, réclamé par personne. Il prend de
la vie sociale ce qu'il peut ou ce qui lui plaît, jusqu'à ce qu'il
se range, ou qu'on le range.
C'est
pour distendre le lien de l'aveu et ses rigueurs que des serfs se
regroupent et vagabondent, après la croisade de 1146. Leurs rangs se
grossissent de ceux que l'expédition a ruinés, de vagabonds isolés,
de voleurs de tous acabits. Un grand déplacement de paysans-esclaves
répond au grand mouvement vers Jérusalem, pour tenter de secouer le
joug. Ils seront matés. A la fin du siècle, vers 1180, des bandes
de « routiers » se constituent, qui se mettent au service d'un
seigneur ou d'un autre, et souvent contre leur ancien employeur, pour
organiser la conquête et le pillage d'une région. Un charpentier du
nom de Durand lève contre eux une sorte d'armée populaire, la
Confrérie de la Paix, et les extermine en 1183, à Dun-le-Roy. Mais
ces vagabonds-justiciers se retournent bientôt contre les seigneurs
et veulent châtier les féodaux : à son tour, la Confrérie de la
Paix est décimée.
Plus
tard, quand la conquête turque dévaste l'Empire byzantin, des
bandes de Bohémiens, d'Égyptiens et de Tziganes sillonnent les
routes de l'Europe avec plus ou moins de bonheur. A chaque famine, la
misère lance à l'aventure des hordes de toute espèce, tels ces «
coquillards », faux pèlerins de Saint-Jacques, organisés
hiérarchiquement pour le pillage et le vol. Les universités
attirent les groupes d'étudiants gyrovagues, qui pensent y trouver
leurs titres à meilleur marché, et courent de Dole à Caen, de
Nantes à Bordeaux, de Bourges à Valence. La misère aussi a ses
facultés, où l'on apprend l'un des trente-six métiers de mendiants
répertoriés par les historiens de la cour des miracles. Des
professions plus « avouables », mais non moins vagabondes,
charbonniers ou bûcherons, par exemple, entraînent des migrations
perpétuelles, parfois violemment réprimées.
Au
fur et à mesure de l'unification nationale, avec chaque guerre puis
avec chaque entreprise coloniale, l'armée absorbe par n'importe quel
moyen ceux qui sont sans feu ni lieu. En 1656, l'Hôpital général
devient le premier lieu de détention-protection des vagabonds. On
tente d'en diminuer le nombre en interdisant successivement la
mendicité et l'aumône. Une ordonnance royale de 1700 frappe d'une
amende de cinquante livres toute personne surprise à donner à un
mendiant. Puis, une fois de plus, on applique à l'errance sans but
un traitement homéopathique : l'errance finalisée. Après ou avec
l'expédition militaire, l'expédition coloniale. Le 12 mai 1719, la
Compagnie d'Occident est autorisée à « prendre les jeunes gens des
deux sexes que l'on élève à la Pitié, à la Salpêtrière et aux
Enfants Trouvés, et à les transporter dans l'Amérique française
». Déportation des valides, enfermement des inutiles.
En
réalité, la politique lareynienne d'édification de la ville en un
continuum administrable
suppose une élimination permanente des indomiciliés, en même temps
que, par la destruction de certains quartiers et le nouveau modelage
de la ville, elle déracine une énorme quantité de citadins et en
fait des sans feu ni lieu, des mendiants, des personnes déplacées.
C'est dans la mesure où l'intervention étatique sur la ville est
d'abord un désordre considérable que s'ouvre la période
d'intervention permanente contre le vagabondage, que se rétrécit la
définition de l'aveu, que l'identité sociale doit, pour être
avouable, comporter de plus en plus d'éléments. La police, qui
devient la science de l'urbain, fait l'objet d'un traité monumental
en trois volumes, rédigé par l'adjoint de La Reynie, de La Mare, et
publié avec un succès européen. [...]
L'Empire
offre l'armée ou la prison. Un décret du 5 juillet 1808 « sur
l'extirpation de la mendicité» punit les mendiants d'une peine de
trois à six mois d'emprisonnement, à l'issue de laquelle ils seront
conduits dans un dépôt de mendicité où on leur donnera du
travail. Le code pénal de 1810 va plus loin, qui range la mendicité
et le vagabondage dans son chapitre III « Crimes et délits
contre la paix publique. » La résorption du vagabondage est
confirmée comme une tâche et une traque continues ; le vagabondage
est un délit, une infraction permanente, punissable en tout temps :
« Les vagabonds, ou gens sans aveu, sont ceux qui n'ont ni domicile
certain ni moyens de subsistance et qui n'exercent habituellement ni
métier ni profession. » [...]
En
1810, il fallait, pour être condamné, n'avoir ni métier ni
domicile ; à partir de 1908, dans les textes, mais bien avant dans
la jurisprudence, il fallait que le métier et le logement soient
avouables ; les projets de 1945, qui aboutiront aux textes de 1958 et
1970, font qu'on peut être vagabond en ayant un domicile certain et
un métier avouable. C'est le vagabondage à domicile. Ce vagabond à
domicile, le code civil lui donne un nom : « enfant en danger moral
». Le mouvement de l'intervention de l'appareil judiciaire est un
mouvement constant d'extension tous azimuts : extension des faits que
recouvre la notion de vagabondage, extension des modes de prise en
charge et diversification (la prison, le quartier spécial, la
colonie pénitentiaire, la liberté surveillée, puis, à partir de
1958, l'assistance éducative en milieu ouvert), extension du champ
de la prise en charge (le mineur seul, puis le mineur et sa famille,
puis le mineur, sa famille et son milieu), extension enfin de la
durée de cette prise en charge : durée fixe, puis durée
indéterminée jusqu'à la majorité.
Philippe
Meyer
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire
Remarque : Seul un membre de ce blog est autorisé à enregistrer un commentaire.