La séparation des pouvoirs ne sert pas uniquement à éviter la toute-puissance du politique et sa tyrannie sur la population, elle vise à obtenir l’équilibre de l’ensemble des pouvoirs afin que, de cet équilibre, puisse naître les libertés et l’inventivité, corollaire nécessaire au développement.
Trop souvent on se limite à une vision tripartite des pouvoirs : judiciaire, exécutif et législatif. C’est oublier qu’il existe d’autres pouvoirs, tout aussi importants, notamment le pouvoir de la presse et celui de l’intelligence, qui se manifeste dans l’édition, l’école, la recherche et l’université. Or ces pouvoirs, trop souvent négligés, sont depuis longtemps étouffés.
Simulacre de débat
On voit ainsi cette semaine un simulacre de débat au Parlement. Deux ans après le déclenchement de la guerre en Ukraine et l’aide massive apportée par les Occidentaux et la France, il n’y avait toujours pas eu de débat à l’Assemblée et au Sénat sur ce fait capital. La France s’est rangée du côté de l’Ukraine, a imposé des sanctions économiques à la Russie, se plaçant de fait en état de co-belligérance contre Moscou. Dans une démocratie parlementaire, comme c’est le cas aux États-Unis, ces choix auraient dû être débattus et adoptés par le Parlement. Si le président peut décider seul de l’envoi de troupes, la question doit ensuite être portée devant la représentation nationale. Or ici, prétextant qu’aucune troupe française n’est officiellement envoyée en Ukraine, le débat n’a pas eu lieu. Dans la troisième année, il a enfin été demandé aux parlementaires de voter, mardi à l’Assemblée et mercredi au Sénat. Mais un vote qui ne porte pas sur l’accord d’alliance entre la France et l’Ukraine, adopté, ni sur le montant de l’aide et les modalités de l’effort de guerre, mais sur le discours de Gabriel Attal. On veut faire croire qu’il s’agit d’une prise de position pour ou contre l’Ukraine, alors que le vote porte sur l’acceptation du texte lu par le Premier ministre. Nous sommes très loin d’une démocratie parlementaire. Ce faisant, il ne faut pas s’étonner que les citoyens électeurs ne se déplacent plus aux urnes.
Simulacre de liberté
L’autre simulacre est celui de la liberté intellectuelle, notamment en matière d’éducation. Cela fait longtemps, au moins depuis Jules Ferry, que la république fait la guerre à la liberté scolaire, considérant, comme Danton, que les enfants appartiennent à la république et non pas à leurs parents. La quasi-interdiction de l’école à la maison, les bâtons dans les roues mis pour empêcher l’ouverture d’écoles indépendantes, l’école privée, de plus en plus étouffée et privée surtout de libertés, réduisent les libertés scolaires, au moment où l’éducation nationale accélère sa déliquescence et sa dissolution.
Dans le monde universitaire, le monopole de la collation des grades, qui empêche les établissements privés de se nommer université et de donner des grades universitaires à leurs étudiants nuit au développement de l’intelligence et de la puissance française à l’étranger. On se retrouve ainsi avec des écoles qui, parce qu’elles ne peuvent pas employer les termes licence et master, parlent de bachelor et de mastère. Usage sémantique qui n’a d’autre fin que de contourner une loi ridicule. Les familles plébiscitent de plus en plus l’enseignement supérieur privé (25% des étudiants, un record), le gouvernement multiplie donc les normes pour l’empêcher d’exister, notamment en réduisant les jurys rectoraux. Autant de vexation qui nuit au développement d’une formation de qualité et qui prend beaucoup trop de temps aux équipes pédagogiques, qui passent des heures à comprendre l’interprétation des directives et à tenter d’y répondre, au lieu de se concentrer sur leur cœur de métier, c’est-à-dire former leurs étudiants.
Faillites universitaires
Résultat, les meilleurs lycéens sont de plus en plus nombreux à partir à l’étranger pour leurs études, et beaucoup ne reviennent pas. Quant aux étudiants étrangers qui viennent en France c’est un secret de Polichinelle que de savoir que ce sont loin d’être les meilleurs. Leur taux d’échec est plus important que celui des étudiants français, pourtant élevé. Mais, pour beaucoup d’université en mal d’étudiants et donc de financement, faire venir des étudiants étrangers est une planche de salut, qui leur permet de maintenir ouverte des formations dont très peu de Français veulent. Le résultat est une dégradation du système français, une perte de compétitivité et d’attrait international, un affaiblissement de la pensée.
Gavés de subventions, mais incapables d’innover, les centres de recherche, comme le CNRS, proposent de plus en plus des thèses indigentes et creuses. Les publications ne sont pas à la hauteur des enjeux d’aujourd’hui, l’entre soi règne ainsi que la médiocrité et la rancœur. Cette faillite du monde intellectuel, qui a besoin de moins de subventions et de plus d’air frais, engendre un obscurcissement de la pensée. On a ainsi des chercheurs incapables de comprendre le Moyen-Orient ou l’Afrique, incapables de comprendre les enjeux d’aujourd’hui et les réalités du monde actuel. Les défaites politiques et militaires sont toujours les conséquences des défaites intellectuelles antérieures. Une université d’État n’est pas une université, puisque le propre du monde intellectuel est d’être indépendant du pouvoir politique. Pour l’avoir oublié, nos universités sont dans des états de délabrement intellectuels à peu près comparables au délabrement de leurs locaux. C’est miracle s’il y a encore des chercheurs de qualité et des professeurs de grande valeur, qui parviennent à surnager dans l’eau croupie universitaire.
Tout cela se paye, en perte de puissance et d’influence, en perte de croissance et de productivité. Il n’y a qu’à voir les professeurs d’économie qui peuplent les établissements et les plateaux télé pour prendre la mesure du désastre intellectuel donc économique et politique. Rien n’est irrémédiable et rien n’est perdu. Il y a encore des personnes de valeur et des doctorants méritants qui pourront relever les défis de demain. Mais pour cela il faudra d’abord ouvrir en grand les portes et les fenêtres des universités et libérer le pouvoir intellectuel.
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